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    Entre va-et-vient d'un rivage à l'autre, votre barman préféré en oublierait presque de saluer les visiteurs de l'été et de leur servir le café. Je profite donc d'un transit à Grenoble pour programmer pour les semaines à venir un méli-mélo de petits noirs à déguster sur le zinc...  

     

    Au cœur des choses

    par Suzanne Alvarez 

     

       

    Après " La Peste " et " L’Etranger ", j’ai dévoré vers 14/15 ans la pièce de théâtre " Les Justes " de Camus et dans laquelle le flic explique : " Je me suis fait policier pour pénétrer au cœur des choses ". Cette réflexion m’a si bien frappé, qu’elle a contribué, en grande partie, à mon orientation professionnelle ultérieure. Je suis donc entré dans la Police. Parmi les (si je dis quelques, vous allez me trouver inconsistant, si je dis nombreuses, vous allez me trouver vaniteux) compétences professionnelles que l’on voulait bien me reconnaître, figurait la manière d’accoucher les malfaiteurs, délinquants ou criminels. Aucun mérite en cela. J’ai toujours eu un faible pour les joutes oratoires et, l’expérience aidant, j’étais devenu assez bon dans le dialogue aboutissant à enfermer l’interlocuteur dans ses contradictions, pour, finalement, obtenir ses aveux. En flic digne de ce nom, je lâchais rarement mon os avant de l’avoir entièrement rongé.

     

    J’étais de permanence de nuit…

    Vers vingt-deux heures trente environ, le PC me signalait un meurtre dans le quartier de la Roquette : un homme, père de deux adolescents, venait de poignarder sa femme et avait pris la fuite.

    Je fonçai immédiatement sur place : un appartement en étage, dans un petit immeuble sans prétention, serré entre deux constructions hideuses. Des curieux encombraient la cage d’escaliers. Je fus contraint de disperser le groupe, et leur ordonnai de rentrer chez eux.

    A mon arrivée, outre les deux malheureux gamins -une fille de quinze ans pratiquement au bord de l’hystérie et un garçon de quatorze-, je trouvai dans l’appartement une équipe de pompiers, une autre du SAMU, et une voisine.

    Au milieu de la salle de séjour n’excédant pas la vingtaine de mètres carrés, le cadavre d’une femme assez corpulente gisait, allongé sur le dos. Elle était vêtue d’une chemise de nuit. Un oreiller était glissé sous sa tête. Une table de repassage était dépliée entre elle et la baie vitrée.

    Tandis que j’observais la victime, je constatai comme tout le monde, que du sang, qui devait provenir de dessous son corps, commençait à se répandre et à s’écouler lentement, mais progressivement, notamment au niveau de la poitrine.

    Sur la table se trouvaient encore quatre couverts et les reliefs du repas du soir. Je commençai par chasser le chat qui lapait le sang dans l’indifférence générale, et que l’inspecteur Plavis qui m’accompagnait enferma sur le balcon. Je bloquai l’équipe de pompiers qui s’apprêtait à quitter les lieux, et je demandai au médecin du SAMU de me seconder dans l’examen du cadavre. A ma demande, il le retourna sur le côté. Et là, je découvris, planté entre les deux omoplates, un couteau " Opinel " dont le manche était rabattu contre le dos. Je constatai alors que la lame était si profondément enfoncée, que la virole avait pénétré en partie dans la chair.

    Les premières explications recueillies verbalement par l’ensemble des gens présents, confirmèrent l’hypothèse que je commençais à entrevoir.

    Après le repas du soir, la victime avait commencé du repassage, tout en reprochant à son mari son intempérance habituelle. Placée face à la baie vitrée, elle lui tournait le dos. Les deux enfants étaient dans leur chambre respective, lorsque, après des éclats de voix, ils entendirent un bruit de chute. Sortant simultanément, ils s’étaient alors pratiquement heurtés à leur père, qui, affolé et décomposé, les avait repoussés et leur avait dit en bredouillant : " J’ai fait une connerie ". Puis il a ouvert la porte et il a eu cette fuite précipitée pour se cacher, aller n’importe où, disparaître…

    Dans les escaliers, il a croisé la voisine du dessous en répétant : " J’ai fait une connerie ", puis il a continué sa course désespérée. Cette voisine, une infirmière, qui avait entendu crier les deux enfants, était sortie de chez elle. A peine remise de son émotion, et n’écoutant que son courage, elle s’était précipitée chez eux, un étage plus haut. Lorsqu’elle a vu leur mère à terre, elle a pensé à une syncope et a réclamé un oreiller pour lui surélever la tête. Puis, s’étant assurée que le cœur de la malheureuse battait encore, elle leur a demandé d’appeler les pompiers.

    Voyant que le pouls faiblissait, elle a commencé un énergique massage cardiaque, jusqu’à l’arrivée des pompiers, qui parvinrent rapidement sur les lieux. Sans perdre un instant, ceux-ci prirent le relais avec la vigueur qui les caractérise. Malgré tous leurs efforts, et bien que, par la suite, relayés par le SAMU, ils n’ont pu empêcher le décès de la victime. Comme je les interrogeais, à propos de la tache de sang qui s’élargissait de plus en plus, ils me signalèrent qu’elle n’était pas visible avant mon arrivée. En effet, il n’y avait aucune trace suspecte lors de l’intervention de l’infirmière, puis des pompiers et du SAMU. Ce qui expliquerait la façon dont ils avaient procédé pour tenter de réanimer la victime. Le meurtrier qui s’était réfugié au poste de garde de l’hôpital Croix Saint-Simon tout proche se rendit de lui-même, et je pus prendre immédiatement ses aveux.

    Je fis, comme à mon habitude, preuve de diplomatie : je le mis en confiance et je réussis à trouver les arguments convaincants pour l’amener à des aveux ou plutôt à une confession, véritable soulagement pour ce quinquagénaire, visiblement au bout du rouleau. Et comme je lui demandais pourquoi il avait commis ce geste irréparable, il m’expliqua qu’il avait cédé à un mouvement d’humeur parce que sa femme passait son temps à le mépriser. Alors il buvait parce que tout ça le dégoûtait.

    Mais il m’a fallu dans la même nuit, entendre l’infirmière, les pompiers et l’équipe du SAMU, tous bien ennuyés d’avoir commis cette navrante boulette. Car tout ce beau monde ignorait l’existence du couteau.

    Et l’on ne saura jamais avec quelle violence, le mari a poignardé sa femme : peut-être aurait–elle pu être sauvée sans tous ces massages cardiaques … fatals. Qui sait ?


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    La période estivale serait-elle hors du temps ? une incontournable variation saisonnière ? un intervalle paisible pour les sédentaires ? L'été est propice à toutes les audaces. Figurez-vous que c'est durant cette période que se pensent et se font les grandes choses de la vie. Oui, assurément. D'ailleurs il n'y a pas que le barman pour imaginer que l'on puisse réfléchir sous le soleil. Il y a Yvonne Oter. Vous la connaissez Yvonne, elle n'est pas du genre à s'absenter du monde et faire une croix sur l'essentiel,. L'été était déjà à l'œuvre qu'elle pianotait encore sur son clavier. Même quand elle n'est pas dans son assiette, elle garde le lien. Encore et toujours. Au risque d'oublier de passer la serpillière et quitte à avoir les nerfs en pelote Yvonne ne rate jamais un rendez-vous.

    Nous voilà au cœur de l'été et force est de constater que La Femme Popote veille sur notre confort...

     

     

    7. Le clavier.

    " Je suis sale, puant, maculé de partout. S’il n’y avait qu’un peu de poussière pour m’enlaidir, je serais ravi. Mais des taches d’origines diverses me défigurent hideusement. C’est la faute à tout ce que mon utilisatrice utilise en même temps qu’elle me tape dessus. C’est facile, pour elle, elle ne tape qu’à un doigt, le majeur de la main droite. Alors, les neuf autres sont disponibles pour le reste. Mon U garde les traces de ketchup d’un sandwich au poulet. Mon S est tout collé du soda qui a débordé d’une canette trop agitée. La queue de mon Q est irrémédiablement polluée par une goutte de vernis à ongles rouge vif. Ma touche " majuscule " est brûlée par une cendre de cigarette mal éteinte. Je n’ai plus aucun genre, je ne suis plus présentable, j’ai honte de me voir aussi moche. C’est pour quand, le grand nettoyage de printemps ? "

    En tirant la langue, je commence à écrire la grande lettre qui va décider ou non de la réconciliation. " mon cher jac ue , … ".

     

    8. Les cinq assiettes.

    C’est reparti ! Les assiettes commencent à s’empiler les unes sur les autres au sortir de l’évier où elles se prélassaient dans une chaude savonnée. Cette manie de toujours faire des pyramides avec la vaisselle, comme s’il n’aurait pas été plus simple de l’essuyer au fur et à mesure. Mais non. Les assiettes sont déposées sur un plat à gratin qui surmonte lui-même un grand saladier qui recouvre les couverts mêlés à divers raviers.

    Aie ! Ce n’est vraiment pas une bonne idée de mettre par-dessus le couvercle de la grosse marmite en fonte ! Les assiettes frémissent d’angoisse, elles le sentent mal, ce coup-là. On ne le leur avait jamais fait. Le couvercle pèse, incommode la dernière de la pile qui cherche à s’en décharger en glissant légèrement de travers, qui déséquilibre celle qui la précède, qui cherche à se rattraper où elle peut, mais qui, compromettant définitivement l’entassement, fait s’écrouler l’ensemble de la vaisselle. Les plats sont sauvés par un réflexe inouï mais les cinq assiettes s’écrasent au sol dans un ultime hurlement de panique. Avec le couvercle…

    D’un autre côté, ce n’est pas une mauvaise chose ! Dès demain, je pourrai aller m’acheter ces merveilleuses assiettes rectangulaires, en verre légèrement bleuté, que j’avais trouvé tellement belles la semaine dernière.

     

    9. Le lien.

    Le lien fixé sous le sac poubelle gémit sous les manipulations de plus en plus fébriles qui le triturent. Il se tord, se plie en quatre, se dénoue, se serre, enserre, glisse, collette, ripe, ondule, se tend, se détend, gémit, roule, lace, délace, rien à faire ! Le sac poubelle résiste et ne se laisse pas prendre à toutes ses ruses.

    Pourtant, son contenu a été bien tassé, écrasé, pilé. Son volume reste trop important pour accepter de subir un emprisonnement par le lien. Celui-ci va connaître la plus grande humiliation de toute sa carrière : être arraché et jeté parmi les détritus. Comme si c’était sa faute !

    Puisque ça ne marche pas avec ce bête lien de plastique, je vais fermer le sac avec le large rouleau adhésif que j’ai utilisé pour sceller mes caisses lors du déménagement. Tant pis si c’est moins facile à transporter, mon mari n’aura qu’à se débrouiller…

     

    10. Les moutons.

    Le peuple des moutons est un peuple sage. Il croît et se multiplie avec lenteur, en prenant son temps, en laissant le temps au temps. Le peuple des moutons n’est pas nomade. Là où il naît, il vit, bien au chaud, en sécurité, sans esprit vain d’aventures hasardeuses. Le peuple des moutons forme une tribu où la vie est calme, harmonieuse, sereine.

    Une fois par an, se prépare l’Aïd El Kebir. Alors, le peuple des moutons est rassemblé à grands coups de balai, énergiquement, mais sans brutalité excessive. Quand tous les individus sont réunis, apparaît le long tunnel scintillant chargé de les transporter vers le lieu du sacrifice. En grande pompe, avec musique ronronnante et souffle divin qui les aspire vers leur destin. Tous ensemble, sans exception. Et tout est bien, ainsi que le prévoit la fatalité prévue par les prophètes.

    Ouf ! Je range l’aspirateur dans le placard avec un grand soupir de soulagement. Encore une chambre dont j’ai terminé le grand nettoyage. Mon dos est douloureux mais je suis satisfaite du résultat : plus rien ne traîne sous le lit.

     

    11. La serpillière.

    Les coins se sont mis en grève et leur mouvement de résistance prend de l’ampleur au fil des jours. Non mais ! Pourquoi faudrait-il toujours qu’on s’en prenne à eux, systématiquement, sans répit ? Les coins en ont tout simplement assez de se faire pourchasser par la serpillière.

    Au début de leur contestation, ils semblent obtenir des résultats et leur ennemie jurée, maniée par une main masculine, les laisse désormais en paix. La serpillière lave à grande eau le centre de la pièce, mais ne vient plus les harceler de manière agressive. Alors, les coins en profitent, se vautrent dans les noirceurs qui les envahissent et en oublient peu à peu les affres du frottage et du récurage réguliers.

    Après trois semaines de tranquillité béate, il leur faudra bien déchanter. La maniaque est de retour et la serpillière, reprise en main avec fermeté, les traque de plus belle.

    Si c’est pas malheureux ! Trois semaines de maladie, et il fait tout de suite dégoûtant, ici ! Je ne peux compter que sur moi-même pour que le ménage soit propre et net !

     

    12. La pelote.

    La pelote jaune paille de laine layette, à tricoter avec des aiguilles 2½, est une petite chose fragile, délicate, à manier avec douceur et respect. Elle ne supporte pas les gestes brusques ou incompétents. Elle a en horreur les maladresses et les brutalités.

    Dès les débuts de sa carrière de fil à tricoter, elle a été fortement traumatisée par l’intrusion dans les profondeurs de son intimité, d’un doigt nu qui la fouaillait sans pudeur pour trouver le bout d’entame du travail. Personne ne l’avait avertie d’une telle infamie à subir après son long sommeil dans un rayon bien protégé de sa mercerie natale. Et ce n’était que le début d’un véritable calvaire.

    Son fil, au lieu de se dérouler lentement, avec componction, est tiré par brusques à-coups, lorsque l’avancement de l’ouvrage le nécessite. Sans prévenir, sans précaution. Alors, face à une telle ignominie, son sang ne fait qu’un tour et son fil aussi. Il se noue, s’emmêle et se tord en un nœud inextricable.

    Ce n’est pas vrai ! Vite, mes ciseaux ! Voilà de nouveau cette s… de laine qui me joue des tours ! Maintenant, je ne chipote plus à essayer de la démêler. Cela me prendrait plus de temps que le tricot en lui-même ! J’en ai assez, je coupe !

     


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    C’est à une pittoresque ballade dans le métro parisien que nous convie aujourd’hui Jean-Pierre Michel. Et comme il y est question de musique voici pour l’accompagner :

     " Le poinçonneur des Lilas "

     

     

     Dans les petits matins mouillés par l’haleine de brume, où venaient mourir les dernières ombres de la nuit sur les façades d’ocre jaune délavée par les ans, se profilaient les ombres furtives, sortant des gigantesques tours. Elles longeaient les barres d’immeubles sur les chemins de bitume menant à la gare pour former une longue file de silhouettes silencieuses aux visages blêmes, courbées sous le poids des jours.

    Sur le quai de la gare, s’affichait une gaîté un peu forcée pour donner l’illusion d’heureuses retrouvailles à la vue de compagnons de trajet.

    A l’approche du train dont on voyait au loin surgir la masse sombre, les conversations s’arrêtaient, dans l’attente fébrile de s’y engouffrer en jouant des coudes pour avoir une place assise.

    Sitôt celui-ci à quai, faisant abstraction de civilités sous des dehors affables, se préparait l’assaut qui vous prend, vous soulève et vous porte aux instants d’un voyage sans rêve.

    Déjà, l’élan du sourire avait perdu son entrain !

    Hissé dans le wagon sous la poussée brutale, c’est à qui, parmi les sièges tagués, trouverait le premier une place libre, afin d’y finir sa nuit jusqu’à l’ultime escale.

    Heureux, étaient ceux qui avaient le plaisir de poser leur séant sur un siège souillé de graffitis ou lacéré au couteau par d’obscurs vandales.

    Les autres devaient faire bonne figure en se disant que ce qui n’avait pas été aujourd’hui, sera demain

    C’est ainsi que le train démarrait sur cette sereine philosophie de ceux qui n’avaient pas eu d’autre choix que de rester debout.

    Chaque matin, lorsque que le train s’était délesté en cours de route d’une partie de sa cargaison humaine, pour être remplacée par une autre, on voyait monter un homme bien vêtu, portant les cheveux longs et la barbe. Ce christ endimanché faisait toujours grande impression, car il s’annonçait à la ronde par un - Laisser passer l’artiste – d’un ton enjoué.

    Et pour donner du crédit à ces bonnes paroles, il brandissait un étui à violon qu’il mettait bien en évidence au dessus de sa tête en s’engageant dans le wagon Il était accueilli par un chaleureux - Salut l’artiste – sur le même ton que le sien à son arrivée.

    Il en était ainsi chaque jour quand il montait dans la rame et quand il en partait pour un éventuel récital, du moins, chacun le croyait-il.

    Dans la masse compacte des voyageurs se dessinait toujours un petit espace, ici et là, pour goûter sa présence où fleurait bon un parfum de bohème.

    Mis en place, il se montrait peu disert. Sans doute pour garder quelque mystère sur sa personne. Cela renforçait les égards que l’on avait pour lui.

    Il semblait même que quelques dames lui faisaient les yeux doux, tant il était bien de sa personne.

    Il répondait par un sourire bienveillant à leur endroit.

    Il était un bouquet de soleil dans cette grisaille quotidienne, l’image d’un rêve cher à chacun.

    Et puis un jour, ce fut la fausse note qui marqua la fin de cette admiration sans borne à son égard.

    C’était l’été. La chaleur était accablante et pesait sur l’humeur des voyageurs. Ils leur tardaient de sortir de cet antre étouffant pour fuir cette atmosphère irrespirable

    A la station " Châtelet ", quand les portes s’ouvrirent, ce fut la ruée d’une marée humaine aux corps entremêlés qui jaillit de la rame en poussant des cris de bêtes sauvages Devant cette furie, Il n’était pas conseillé à ce moment là de se trouver sur son passage. Certains tombèrent à terre en proférant des injures envers ceux qui les avaient poussés sans ménagement.

    Notre artiste n’était pas à la fête. Désarçonné il se vit propulser telle une fusée hors de la rame. Son seul souci dans la mêlée confuse était de garder son précieux chargement près de lui.

    Malheureusement, mal lui en prit, il agrippa le bras d’un voyageur, dont la masse musculaire aurait du le dissuader de faire cette bévue dans cette situation scabreuse, et l’entraîna dans sa chute.

    La boîte à violon lui échappa des mains pour tomber sur le sol. Son compagnon de chute, se relevant, hors de lui, envoya un coup de pied rageur sur le flanc de l’instrument, l’envoyant dinguer sur l’angle d’un mur pour laisser entendre comme un bruit d’os brisés.

    Grande fut la stupeur de ceux qui se remettaient péniblement de cette sortie mouvementée. L’étui, en trois morceaux, gisait sur le quai, sans violon à l’intérieur. Mais, s’y trouvait une gamelle dont le couvercle malmené par le choc, laissait déverser sur le sol une coulée de flageolets agrémentés de pommes de terre baignant dans leur sauce. Quelques rondelles de saucisson s’échappant d’un emballage fait à la va vite, roulèrent sur le quai du métro pour épouser les semelles des passants pressés. Pour ne pas être en reste, une bouteille de vin brisée répandait son contenu sur les aliments, dégageant ainsi une forte odeur de vinasse, qui à cette heure matinale, était du plus mauvais effet pour les estomacs n’ayant ingurgité qu’une tasse de café sous les volutes de fumée de la cigarette.

    Un morceau de pain, ayant fugué, lui aussi, s’était pris entre les pieds d’un voyageur, qui, du bout de sa chaussure, l’envoya se faire pendre ailleurs. Il atterrit en déséquilibre sur un rail puis chut près de canettes vides, que d’incorrigibles soiffards avaient jetées sur la voie.

    Grande était la désillusion de certains, d’avoir été abusés de si longues années, par celui qui voulait se faire prendre pour ce qu’il n’était pas.

    Notre musicien de pacotille, paralysé par cet incident imprévu, n’en baillait pas une, rouge comme une tomate en pleine canicule. Sous les quolibets, fusant de toutes parts, Il prit les jambes à son cou sans demander son reste. Loin de l’appellation habituelle, il n’entendit dans sa fuite que - Salut connard –

    Depuis ce jour peu mémorable pour lui, on ne l’a jamais revu !


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     Personne ne vit hors du monde et chacun tente à sa manière de se débrouiller dans son rapport à autrui. Il n’existe pas de bonne façon d’être ou de faire qui nous libérerait du poids de la responsabilité individuelle. Nous sommes sans cesse confronté à cette question de la reconnaissance de soi par l’autre en oubliant la plupart du temps que nous ne voulons rien savoir de cet autre. Une chose est sûre cependant : plus nous fermons les portes, plus nous sommes prêts à tout pour être aimés.

     Claude Romashov nous propose une nouvelle admirable sur cet autre qui ne répond pas à l’attente et qui peu à peu devient le lieu de la seule colère et du châtiment…

     

     

    Il est trois heures moins dix. La radio beugle une rengaine qui l’énerve. Il tend l’oreille. C’est l’autre le grand benêt qui entreprend sa " Paulette à bicyclette ". Il se balade tout au long de la chanson avec une bande de copains aussi nigauds que lui. Comme s’il n’y avait que ça à faire avec un vélo. Le sien est appuyé contre un arbre à une cinquantaine de mètres et il aimerait bien profiter de ce calme après midi pour piquer un roupillon dans un sous-bois qu’il pense être le seul à connaître. Le soleil darde ses rayons assassins et l’air vibre de mouches. Des grosses bleues, celles qu’il déteste. Le transistor, un vieux modèle très costaud, lui vrille les tympans. Si on ne peut plus dormir tranquille à la campagne ! Déjà, il a fui le village. Trop de moqueries, trop de quolibets sur sa taille, son allure d’épouvantail, sa grosse tête et les postillons qui s’échappent d’entre ses dents. Le godillot qu’il envoie à la tête du rital chantant n’atteint pas sa cible et pour son malheur, le Bécaud et sa voix d’outre cave prend la relève. " La solitude, ça n’existe pas " Alors celui-là, quel faux cul ! Toujours entouré de femmes pour lui arracher sa cravate à pois et le reste !

    Il en pleurerait presque de désespoir. Il sait bien que c’est le temps des vacances et de l’arrivée des petites pépées de la ville qui viennent s’encanailler avec les garçons de ferme. Mais lui, il doit se contenter de saliver et fort car elles ne le regardent même pas et si elles lui adressent la parole, c’est pour se moquer de sa gaucherie et de sa tête trop lourde. Les femmes lui ont tellement fait de mal que son pauvre cœur ressemble à un champ en jachère. La première ce fut sa mère. Une paysanne frustre et grossière. Toute meurtrie (Jésus, Marie, Joseph) d’avoir pondu un idiot comme lui. Tout juste bon à ramasser les éteules après la moisson. Mais de moisson, il n’y en a plus avec ce ciel dur et le temps sec.

    Tant pis pour la sieste, ce n’est pas pour aujourd’hui encore ! Les mouches bourdonnent jusque dans sa tête et s’il a réussi à écrabouiller le transistor avec une grosse pierre, il n’est pas fier et regarde avec étonnement ses doigts rougis.

    Un énorme sentiment de perte lui serre le cœur. Ce cœur dont les gens ne reconnaissent pas la chaleur. Seul le travail de ses mains les intéresse. Des mains larges comme des battoirs. Des mains trop épaisses. Des mains qui ne sont pas faites pour la caresse.

    Des nuages approchent, s’agglutinent, s’accumulent. De blancs, ils sont devenus noirs. L’orage approche. Il va devoir " plier bagage ". C’est une expression nouvelle qu’il a noté de sa grosse écriture malhabile sur le carnet de moleskine rouge, aux pages parfumées qu’il a volé. Il a noté aussi l’heure du rendez-vous qui allait changer sa vie.

    Il se lève péniblement, laisse Montand et Bécaud à leurs voix écrabouillées et revient vers le champ désert pour reprendre son vélo. Le temps est devenu sombre. Des gouttes de pluie s’écrasent sur ses joues. Enfin l’orage pour laver la terre et y faire germer de tendres pousses. Ses pieds raclent la poussière. Il laisse des empreintes mais qu’importe personne ne le retrouvera. Il n’entend plus les mouches. Chacun sait qu’elles n’aiment pas les pluies violentes de l’orage. De toute façon, il va enfourcher son vélo et rentrer au village. On va encore rire de lui, le renvoyer chez sa mère s’il s’approche trop des jolies vacancières mais il est sûr que personne ne retrouvera la bicyclette de la jeune Paulette. Elle, qui a eu l’impudence de se moquer cruellement de lui quand ils se sont enfoncés dans le sous-bois pour y cueillir des mûres. Elle désirait tant goûter les mûres sauvages au sang noir qui barbouille à présent ses lèvres.


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    Yvonne Oter tient salon au café. C’est avec des yeux rêveurs et un goût certain pour les couleurs éclatantes des petites choses de la vie qu’elle vient barbouiller de son talent les grandes étendues de la grisaille.  

     

    La Femme Popote

     

    La confiture.

    Les bulles bouillonnent en provoquant le tumulte sur toute la surface de la large marmite de cuivre. Frémissements, gémissements, jaillissements. La rage gronde au sein du liquide en fusion où l’éparpillement des morceaux de fruits le dispute à la dissolution des carrés de sucre. Tout se mélange avec colère, avec obstination, dans un grand désordre apparent. Et les bulles " bluppent " par-dessus la bataille qui se déroule dans les profondeurs infernales du chaudron. La fumée dégagée par le conflit souterrain monte droit, incolore encore, mais déjà parfumée par les derniers instants vécus par les premières victimes. La lutte s’amplifie, attisée par les flammes qui la cernent. Une écume rosâtre naît sur la surface agitée, fruit des fruits sacrifiés par l’holocauste.

    Placide, je touille.

     

    La chemise.

    La vapeur éructée s’attaque agressivement aux poignets innocents de la chemise. Sous le choc de la chaleur et du liquide pulvérisé, les pauvres se froncent, se recroquevillent, mais ne peuvent échapper à la semelle bouillante du fer qui les discipline définitivement, sans recours.

    Le col, maintenant, subit l’assaut implacable de l’acier. A plusieurs reprises, car il peut se montrer assez rétif et désobéissant. Il faut y passer et repasser pour réussir à le mater.

    Le fer s’attaquera ensuite aux manches, puis aux épaules, puis au dos, puis aux deux devants, sans relâche, ni pitié, ni miséricorde : le moindre faux pli doit être éradiqué.

    Et j’écoute le troisième acte de " Lucia de Lamermoor " avec ravissement.

     

    L’ombre.

    La fenêtre brille de mille feux sous les rayons lumineux qui peuvent maintenant la traverser sans retenue. L’eau, le détergent et le savoir faire ont parfaitement rempli leur rôle. La vitre luit au soleil du matin.

    La vitre scintille du bonheur de se voir aussi belle et propre lorsque, soudain, elle fronce le nez. Quoi ? Qu’est-ce ? Dans le coin supérieur droit, une ombre s’est formée. Signe d’un lavage négligent ? D’un passage désinvolte de la raclette ? D’un oubli coupable de la peau de chamois ? L’ombre est discrète, peu apparente, presque invisible, mais sa présence à peine devinée suffit à gâcher toute la joie de la fenêtre. Le soleil file vite se réfugier derrière un gros nuage qui passait opportunément.

    Moi, je suis plongée dans ma rêverie en retirant mes gants de plastique rose.

     

    La chaussette.

    Elle ne fut pas appariée à la sortie du séchoir. Elle fut mise soigneusement à l’écart, dans un endroit qu’elle n’avait pas l’habitude de fréquenter. Puis elle fut saisie sans ménagements, retournée et installée le talon vers le haut. La position lui parut indécente, mais elle n’eut pas le temps de s’en préoccuper car, sans prévenir, un œuf fut introduit brutalement par son ouverture. Un œuf de bois. Rouge. Obscène.

    Elle put à peine faire " ouf !" qu’elle ressentit la première piqûre qui lui transperçait le corps. Suivie d’une deuxième, puis de tellement d’autres qu’elle dut en arrêter le compte. Chacune des pénétrations de l’aiguille était suivie du long défilement crissant d’un fil de laine interminable qui la faisait frissonner, de honte, de dégoût, de rejet. Elle était maintenue solidement, et toutes ses tentatives pour échapper au supplice furent vaines malgré ses tortillements et les secousses de son corps torturé. Elle dut endurer le martyre jusqu’au bout sans qu’aucune possibilité d’y échapper ne lui fût laissée.

    J’étais plongée dans l’intégrale de Brel et je " Rosa, rosa, rosam-ais " devant ma porte ouverte sur l’été finissant.

     

    Le plumeau.

    Les grains de poussière dansent et virevoltent, crûment éclairés par les rayons du soleil qui traverse la porte vitrée. Petits rats occasionnels, ils multiplient les mouvements d’ensemble du ballet, avec un ensemble parfait qui les sépare puis les regroupe au gré de la chorégraphie. Sans que la musique change, apparaît le danseur étoile, sensé accorder ses pas aux leurs et participer à leur danse en mettant leur grâce en valeur.

    Que nenni ! Le livret ne le prévoit pas ainsi ! Le plumeau entré en lice avec une certaine brutalité, a pour but de pourchasser les jeunes filles jusqu’aux moindres recoins de la scène et de les faire disparaître l’une après l’autre, jusqu’à l’extinction finale de leur danse maintenant affolée. Elles ont beau multiplier les entrechats, les sauts, les esquives, rien n’y fait. Le plumeau joue le rôle de l’ogre dans cette fable impitoyable et n’arrêtera son ballet qu’une fois tous les grains disparus. Puis il viendra saluer le public, seul sur le devant de la scène, pour bien montrer qui est la vedette du spectacle.

    Le portable collé à l’oreille, j’échange les dernières nouvelles du jour avec ma meilleure amie.

     

    L’oignon.

    L’oignon pleure de honte et de rage sous la pointe du couteau qui le dénude peu à peu des derniers lambeaux masquant sa pudeur. Mis à nu, il ne peut que subir ce lent dévoilement de ses parties intimes, blanches, pures, vierges. Puis il rejoint ses congénères déjà exposés sur une planche de plastique, prêts pour l’ultime outrage. L’un d’eux, dans un vain souci d’y échapper, roule sur lui-même et se réfugie au fond de la cuvette de l’évier. Peine perdue ! Il est repris et replacé sur la planchette.

    Le fil aiguisé du couteau luit sous le néon de la cuisine alors qu’il s’approche pour le sacrifice. Il siffle en découpant en larges tranches l’oignon qui laisse échapper de nouvelles larmes. Pas de pitié ! Le couteau tranche dans le vif sans états d’âme. Les rondelles suppliciées s’entassent, mêlées les unes aux autres. Puis s’en vont rejoindre des moignons de céleri au fond d’une haute marmite où, bientôt, le long cri silencieux des moules à l’agonie fera frémir le couvercle impuissant.

    Je pleure de rire en écoutant pour la centième fois " J’suis pas un imbécile puisque j’suis douanier ".

                                                                                      Yvonne Oter, mars - avril 2010


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    Si, à l’approche des vacances d’été, vous vous préparez à migrer dans nos belles campagnes, cette nouvelle de Jean-Pierre Michel ne manquera pas de vous interpeller et contribuera de la plus belle façon à la préparation de votre immersion dans le terroir.

     

    La suite serait délectable

    Malheureusement, je ne peux

    Pas la dire, et c’est regrettable

    Ça nous aurait fait rire un peu ".

    Brassens – " Le gorille "

     

    Un parfum d’aventure

     

    A la fin des vacances, nous emportons notre lot d’anecdotes, faites de rencontres imprévues, de situations cocasses que nous partageons à notre retour avec la famille, les amis et collègues de travail.

    C’est l’une d’elles qui m’est revenue en mémoire, presque trente ans après et qui me fait encore sourire, car elle me semble assez exceptionnelle.

    Ne voulant pas heurter les âmes sensibles, il m’a semblé préférable de ne la raconter que partiellement, afin de laisser à chacun le soin d’imaginer la suite devant une situation inattendue.

    C’était dans les années soixante dix. Après avoir répondu à une petite annonce concernant une location à la ferme, nous sommes partis, mes enfants et moi à St N…

    La propriétaire des lieux, qui était en train de retourner du fumier dans la cour à notre arrivée, se dirigea vers nous pour nous accueillir. Elle était accompagnée d’un gros chien à longs poils, ce dernier nous fit la fête en posant ses grosses pattes sur nous. En quelques instants, nos vêtements commencèrent à se marbrer de taches malodorantes, dont il était aisé de deviner l’origine, après l’avoir vu se rouler à l’endroit où travaillait sa maîtresse…

    Après avoir été conduits dans les chambres que nous avions réservées, le bleu du ciel se montrant engageant, nous partîmes à pied pour la plage qui était à quelques kilomètres afin de prendre un bol d’air marin.

    A notre retour, je laissai mes deux fils dans leur chambre et m’allongeai en travers du lit dans la mienne, après avoir posé à terre le journal de la région pour y lire les dernières nouvelles, cette pose décontractée étant dans mes habitudes.

    Etait-ce la fatigue ou une hallucination? Mais il me sembla voir les lettres sauter allègrement sur le journal. N’en croyant pas mes yeux, j’ôtai mes lunettes pour m’assurer que les verres ne me jouaient pas un mauvais tour, puis je posai mes doigts sur le quotidien et ne pus que constater que des milliers de puces venaient d’y élire domicile pour faire la fête. En quelques secondes mes bras furent recouverts de ces minuscules bêtes.

    Cette arrivée massive de colocataires, cela va de soi, n’était pas de mon goût. J’appelai la propriétaire des lieux pour lui faire part de mon mécontentement. Cette dernière ne se montra pas trop surprise. Elle me dit que c’était des puces de parquet comme il y en a beaucoup dans les vielles maisons. Et se penchant, elle me montra ces dernières qui circulaient nombreuses sur le journal, comme en pays conquis. Ce n’était pas la place de la Concorde aux heures de pointe, mais on n’en était pas loin !

    Les chambres n’étaient équipées que d’un lavabo. La fermière me proposa une bonne douche en m’invitant à la suivre. Je descendis en short dans la cour où je fus accueilli par un jet de forte puissance qui me balaya le corps. Il me sembla voir un sourire amusé sur le visage de la fermière qui devait penser que ces parisiens étaient bien délicats. J’ai cru pendant un instant qu’elle n’arrêterait jamais de m’arroser.

    Quelques claques vigoureuses accompagnèrent ce traitement de choc pour chasser les bêtes récalcitrantes. C’est ainsi que je me suis fait secouer les puces….

    Elle me proposa une autre chambre en me voyant peu disposé à subir durant un mois cette colonie envahissante, susceptible de me labourer les chairs au fil des nuits. Je ne manquai pas, hypocrite éhonté, lors de ce transfert, de lui dire que j’avais apprécié le jet de cette onde salvatrice dirigé par la main d’une maîtresse femme. J’eus ainsi droit à un sourire qui nous invitait à passer les vacances dans la bonne humeur.

    Bien plus tard, j’appris que cette première chambre qui m’avait été destinée, était le refuge de son gros chien quand il n’y avait pas de locataires. Peut-être y avait-il là un lien de cause à effet…

    Nouvellement installé, je pus en toute tranquillité, lire mon journal dans ma position favorite sans être gagné par l’angoisse d’y voir s’établir de nouveaux arrivants. En effet, cette chambre avait été miraculeusement épargnée par ces satanées bestioles.

    Le soir de notre arrivée, déambulant dans la cour, j’entendis le meuglement des vaches dans l’étable, je crus bon d’aller y jeter un œil, pour y surprendre la fermière à l’heure de la traite.

    La tête ceinturée d’un foulard, assise sur un petit tabouret, elle œuvrait tranquille sur les mamelles de l’une des bêtes.

    Devant cette multitude de pis, s’agitant au rythme de ses mains, je crus de circonstance de me laisser aller à une plaisanterie de mauvais goût, pour tester son effet. Alors, saisissant un gant de caoutchouc trônant sur une bâche, je me tournai vers elle et lui demandai :- Ce bel ornement, madame, est-il le soutien-gorge de la vache ?-

    A cet humour plus que douteux, elle me regarda incrédule, puis ne pouvant se contenir devant mon air sérieux, elle éclata de rire, le corps plié en deux.

    Le rire, chacun sait, est un don du ciel. Encore faut-il présumer de l’extension de la mâchoire quand se manifeste celui-ci, surtout quand une prothèse dentaire se montre un peu plus lâche avec l’usure des ans et de ce fait n’adhère que partiellement aux marches du palais…

    Je vis son dentier s’animer, claquer comme un drapeau en s’entrechoquant, puis projeté en avant, il s’arrêta sur l’ourlet de la lèvre inférieure. Quelques secondes interminables dues à l’hésitation du râtelier en porte à faux, qui vacilla un instant, et bascula dans le vide pour se laisser choir vers le sol sous la poussée d’un dernier éclat de rire. L’instant était tragique, il pouvait engendrer le pire ou le meilleur. Ce fut le pire !

    Dans sa chute, il ricocha sur un seau, ébréchant au passage une canine qui n’en demandait pas tant. Sur le sol, point de moquette ni de pelouse. Je dois le dire, car c’est moche, il s’écrasa sur une bouse…

     

    Ce n’était que ma première journée de vacances dans ce petit coin apparemment tranquille, aussi étais-je en droit de me poser cette question : – de quel évènement, demain, serai-je le témoin ?-

     


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    Il pleut, il fait froid et un vent mauvais souffle sur la terre. N’empêche, et si nous allions nous promener dans la nature profonde des choses en compagnie d’Yvonne Oter ?

       

    Le petit vent printanier se glisse jusqu’au fond de ma combe encaissée pour ébouriffer mes rameaux. Il sent bon, ce vent qui vient du sud. Il apporte avec lui des arômes exotiques oubliés pendant les rigueurs hivernales. Il parle de pays qui ne connaissent pas les gelées, ni la neige, ni la pluie. Il me revivifie en léchant mes branches encore engourdies et en les secouant malicieusement au gré de ses caprices. Avril est là qui vient, en courant d’air, se rappeler à mon souvenir. Je sens les bourgeons qui commencent à se gonfler d’aise sur ma ramure dépouillée et les radicelles de mes racines se pousser voluptueusement dans le sol réchauffé par les rayons du premier soleil. Je suis bien.

    De nature essentiellement solitaire, j’ai choisi cette combe isolée pour me fixer et me développer avec sérénité. De tout temps, depuis un très long temps, d’autres végétaux ambitieux ont essayé de me disputer le territoire. Mal leur en a pris. Soit ils ne possédaient pas la force nécessaire pour implanter leurs racines chétives dans un sol cachant plus de pierres que de terre sous une surface d’apparence accueillante. Soit ils n’étaient pas suffisamment armés pour résister au vent d’autan qui parfois s’engouffre jusqu’à moi et tente de me malmener par de brusques assauts, pour tester ma capacité à lui tenir tête. Soit encore, pour ceux qui persistaient, je leur ai fait de l’ombre et les ai laissé s’étioler par manque de lumière. J’aime ma vie d’ermite au fond de mon ravin et n’entends pas la partager avec qui que ce soit. Je tolère les fougères et autres espèces rampantes, parce qu’elles ne font pas partie du même monde que moi. Je les ignore, tout simplement. Elles maintiennent un peu d’humidité en été, je leur garantis une protection contre le soleil lorsqu’il est trop ardent, c’est tout ; un échange de bons procédés, en quelque sorte.

    Les insectes sont revenus. Toujours par deux, le mâle et la femelle, comme chaque année. Ils restent à mes pieds, parfois s’asseyent sur une de mes racines dont une boucle saille hors de terre pour éviter un rocher têtu qui ne s’est pas laissé entamer lors de mon expansion. Ils ne me gênent pas. Ils parlent bas, ne remuent pas beaucoup. Je suppose qu’ils choisissent de venir là parce que l’endroit est calme et à l’abri des regards indiscrets. Lorsqu’ils entament leur parade amoureuse, ponctuée de caresses, d’échanges de mots doux dans leur langage incompréhensible, de rires et de soupirs, je sais qu’ils sont venus se réfugier sous ma protection pour se reproduire. C’est pareil tous les printemps, mais les couples d’insectes ne sont pas toujours les mêmes. Pour moi, physiquement, ils ne sont pas différents. Deux troncs pour se tenir debout. Deux troncs qu’ils agitent et parfois emmêlent. Et un tronc central auquel se rattachent les quatre premiers. Les insectes sont des bêtes bizarres.

    Je sais que ce ne sont pas les mêmes chaque année, du fait que ces animaux-là ne vivent pas longtemps. Soixante, soixante-dix ans, à tout casser. Ou alors, ils deviennent trop vieux pour pouvoir accéder à la combe par les chemins abrupts et caillassés. Ils ne se reproduisent plus à cet âge-là.

    Il y a quelques dizaines de printemps, un couple d’insectes a voulu s’attaquer à mon intégrité. C’était sûrement un couple de mutants qui avaient acquis des idées farfelues en cours de mutation. Après la parade nuptiale, après l’accouplement, après le repos qui suit celui-ci, le jeune mâle a sorti un morceau d’acier de ce qui leur sert de parure et a commencé à taillader mon tronc. Oh, la brûlure ! Oh, la douleur ! " Jean et Lucie, pour la vie ", a-t-il écrit dans un cœur gravé dans ma chair.

    Ce sacrilège ne leur a pas porté chance car j’ai invoqué toutes les puissances de la nature en criant vengeance. Un jour d’août, il faisait une chaleur lourde et menaçante. Jean et Lucie, ce sont les seuls dont j’ai connu les noms, se reproduisaient dans ma combe lorsqu’un bref orage d’été a éclaté. Un orage sec, sans pluie, violent, comme ceux que je déteste car ils ne rafraîchissent pas l’atmosphère. Apeurés par la violence des éclairs et du tonnerre, les insectes se sont rhabillés et sont venus se réfugier au plus près de mon tronc martyrisé. C’est là que le dernier des éclairs les a foudroyés, troncs mêlés et serrés l’un contre l’autre. Ils n’ont même pas eu le temps de crier, qu’ils s’embrasaient comme du bois mort. Le feu s’est communiqué aux fougères assoiffées, puis, horreur, a entrepris de me lécher. Ce jour-là, j’ai eu très peur, croyant ma fin venue. Mais d’autres insectes sont accourus en grand nombre, bottés, casqués, ont déversé des trombes d’eau sur la combe, sur les fougères, sur mes branches, sur mon tronc, jusqu’à ce que le feu du ciel s’éteigne, noyé. Ils ont emporté ce qui restait des deux insectes qui avaient brûlé en premier, sur de petits brancards dérisoires. Mais les fougères qui avaient péri en grand nombre, ils les ont laissées sur place après les avoir sauvagement battues et piétinées. J’ai gardé une cicatrice le long de mon tronc qui, heureusement, cache maintenant l’inscription ignominieuse des deux malappris. Mais elle me démange lorsque le temps reste humide trop longtemps.

    Depuis quelques jours, une de mes plus anciennes racines me fait mal. Elle tente de se frayer un passage vers un coin de terre encore inexploré. Elle a devant elle un gros bloc de pierre hostile, bien dense, bien dure, qu’il va lui falloir franchir si elle veut s’implanter plus loin. Depuis quelques jours, elle explore, elle tâte, ses radicelles raclent la masse rugueuse sans craindre de s’y blesser. Elle cherche la faille, le moindre interstice minuscule par où attaquer le calcaire. Car il y a toujours un point faible, parfois soigneusement dissimulé, provoqué dans la chair du géant par des millénaires d’usure, de gelées, de pluies, de canicules. C’est là qu’il faudra qu’elle porte tous ses efforts quand elle l’aura enfin déniché. Elle en a vu d’autres, ma bonne vieille racine ; elle en a fait éclater plus d’un sous la force de sa détermination ; elle en viendra à bout, je lui fais confiance. Et je souffre avec elle.

    Mes bourgeons ont enfin éclos. Je peux respirer maintenant et me tourner fièrement vers le ciel adouci par le soleil victorieux. Je vais pouvoir prendre un peu de repos après ces longs efforts pour puiser la sève nécessaire à les alimenter. Je sens bien que je commence à me faire vieux car, d’année en année, ce travail me paraît de plus en plus dur. Il est vrai que, vu ma taille, la distance que le liquide nourricier doit parcourir devient énorme et je dois y consacrer toutes mes forces pendant la période de gestation. Les pluies erratiques du printemps viendront bientôt m’aider à reconstituer mon énergie. Et puis, j’aurai tout l’été pour me reposer béatement sous la chaleur revenue. Et m’étendre, m’étirer, m’épanouir, sous le dôme triomphant de mon feuillage. Il est encore là, l’ermite de la combe. Pour quelques centaines d’années. Je l’espère.


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    Dernier épisode de la nouvelle de Patrick Denys

     

    Seul avec ma plaie, ils m’ont débarqué dans ce désert " ( Sophocle – Philoctète)

     

     

    Lettre de Pierre Lévêque à sa femme

    Cette lettre, trouvée dans la chambre de Pierre Lévêque, était sous enveloppe cachetée portant la mention : " pour Sandra "

     

    Comme je t’ai aimée, ma Kallista. Te souviens-tu que je t’appelais " ma Kallista " ? Parce que tu as toujours été ma plus belle. Mais nous avons été assez fous pour nous séparer ; nous étions un peu saltimbanques, tous les deux, peut-être avons-nous joué trop serré sur le fil… Près de toi, j’avais appris toutes sortes de jongleries. J’aimais ça, les jeux de balle. Tous les jeux d’adresse ou de maladresse. Parfois jusqu’au vertige. Il y eut nos premières fois et nous avons joué d’insouciance. Notre rencontre était singulière, une sorte d’avance prise sur l’éternité. Notre balle, c’était du cristal, et nous n’en n’avions qu’une. On ne joue pas avec l’éternité ! Les routines du temps m’ont fait découvrir des jongleries plus ordinaires. Je ne me suis jamais pris pour un héros, surtout ne crois pas ça, ma Kallista, mais j’avoue avoir pris goût aux jeux de pouvoir et de conquête. C’était l’époque de mes départs au petit matin, des aéroports, des longues semaines loin de toi. Je faisais carrière et j’étais fier de mes exploits. Cela n’étant encore que de la jonglerie, mais de la petite jonglerie de second ordre et je sais maintenant que je me faisais illusion, ces jeux brillants n’étant que chimères, une certaine idée de la réussite, les jeux absurdes du guerrier sur le champ de bataille, si comparables aux exploits pathétiques du hamster dans sa cage. Jeux d’adresse sans grands risques, les balles retombant pour rebondir plus loin, des objets ordinaires, somme toute. Un contrat perdu, une mauvaise affaire, qu’importait, il suffisait de reprendre la jonglerie avec d’autres balles. Le cristal, lui, ne tombe qu’une fois. Et c’est fini.

    Tu m’as quitté, ou je t’ai quittée, je ne sais plus très bien. Parce que nous n’en pouvions plus de nos éloignements. Et j’ai repris mes jeux de hamster. Dans ma cage. Jusqu’à l’épuisement. Je ne réussirai jamais à te dire toutes ces choses qui me viennent à la pensée de toi. C’est trop immense et nous sommes trop petits pour les saisir. De la poussière d’étoiles peut-être, qui resterait à toujours dans le grand univers. J’aimerais bien cette éternité là.

    Tu as su que j’avais été hospitalisé. Ils ont parlé de " burn out ". La roue devait tourner trop vite dans ma cage et j’ai fini par m’entraver. Il paraît que ça a fait du bruit chez PEPLOS. Ça les a inquiétés parce que je n’étais pas le seul à perdre les pédales. Ils ont enquêté auprès du personnel ; ils ont pu identifier ainsi une trentaine de salariés plus " fragiles " que les autres, et cela les a rassurés. Il paraît que la fragilité est une maladie assez fréquente aujourd’hui, qu’on peut prévenir, à condition de s’y prendre à temps. Dans tous les bureaux, ils ont affiché le numéro d’appel de la Médecine du travail. Quel grand progrès !

    Pendant ma convalescence, mon ami Michel est venu me voir. Il voulait me convaincre de revenir. Pour un contrat difficile. On avait besoin de moi et on me promettait une nouvelle promotion. J’ai d’abord refusé. Je préférais mon trou. Ils sont revenus à la charge et j’ai cédé.

    Je vais te faire beaucoup de peine, ma Kallista .Qu’importe les péripéties de cette histoire, on te les racontera peut-être un jour. Sache seulement que ton héros a voulu jouer les braves. Une fois de plus. De la grande jonglerie, tu sais. Comme autrefois. Un beau numéro, une de ces réussites comme on les aime, chez PEPLOS !.

    Et puis la chose est arrivée. Une chose qui n’aurait jamais du arriver, parce que des choses comme ça, ma Kallista, ça ne devrait pas exister... Ca s’est passé hier, à Lyon, à l’hôtel Saint Paul : Toute l’entreprise réunie pour la convention annuelle. Des discours et du champagne, … Avant le déjeuner, notre Directeur Général a annoncé les bons résultats de notre équipe en Région Paca. Il a fait allusion au contrat que je venais de négocier. Mais il n’a pas cité mon nom. Avant de passer à table, il a annoncé la création d’un nouveau poste important et à cette occasion, la promotion d’une de nos consultantes, Jocelyne Bordier. J’ai vu des collègues se retourner dans la salle, et me chercher du regard. Je ne savais pas que la honte pouvait faire tant de mal.

    Je m’en vais, ma Kallista. Ne sois pas triste et surtout n’oublie pas : la poussière d’étoiles !

     

     

    Note de service du 20 mars 2O10

    PEPLOS Direction des ressources humaines

    A l’attention du personnel.

     

    Nous avons eu la grande tristesse d’apprendre la disparition de Pierre LEVEQUE dans les conditions tragiques que nous savons.

    Un service religieux sera célébré à l’Eglise de la Trinité le jeudi 22 mars à 15h.

    Les personnes souhaitant assister à cette cérémonie pourront poser une demi journée de RTT.

    Une collecte est organisée pour l’achat d’une gerbe. L’assistante du Département Grands Comptes tient une enveloppe à la disposition des personnes désirant participer.

     

                                                                                              Patrick DENYS Avril 2010


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    Troisième épisode de la nouvelle de Patrick Denys

    Seul avec ma plaie, ils m’ont débarqué dans ce désert " ( Sophocle – Philoctète)

     

    Visite de Michel Verdier à Pierre Lévêque.

    Michel Verdier a rédigé ces notes personnelles quelques jours après sa visite à Pierre Lévêque. Elles n’ont pas été communiquées à la commission d’enquête.

     

    Je garderai cela pour moi. L’inimaginable. L’insoutenable. Mon arrivée un peu avant treize heures. Le deux pièces donnant sur cour au premier étage d’un immeuble vétuste, près de St. Lazare. Pierre Lévêque. Son nom indiqué sur la boîte débordante de courrier non relevé. L’interminable attente sur le palier et la porte qui s’ouvre. Avant la vision des choses, avant même les premier mots, la puanteur. Pas cette odeur de vieillesse qui traîne parfois dans le couloir des hospices, le remugle de choux et de biscuits abandonnés au fond des armoires, non, plutôt l’odeur sale, écœurante d’un corps qui s’est oublié ; la puanteur de l’air.

    - Bonjour, Michel.

    Il a parlé le premier et j’ai d’abord vu la veste du pyjama à rayures, mon regard stupidement arrêté par une miette de pain accrochée à la boutonnière, une miette retenue par un fil invisible, comme l’insecte pris au piège de la toile, le tremblement de cette chose ; et sa fragilité !

    - Bonjour, Pierre. Comment vas-tu ?

    Le visage est pâle et très amaigri. Pas rasé. Abandonné, semble t-il, au désordre des cheveux et du regard. Peut-être y a-t-il de la fièvre dans ces yeux.

    Un tas de linge dans le couloir. Derrière la porte entrouverte de la chambre, un lit défait.

    - Qu’est-ce qui t’amène, tu passais dans le quartier ?

    Je l’ai suivi dans la cuisine.

    - Comme tu vois, je passais par là et …

    Je ne me rappelle plus l’enchaînement des banalités échangées. Suffoqué par la puanteur, l’écœurante puanteur de cet abandon des choses. La vaisselle sale empilée sur l’évier et sur la table, à côté des boîtes de conserves entrouvertes, certaines à peine entamées et déjà moisies.

    - Il n’y a plus de place pour s’asseoir et je n’ai rien à t’offrir. Mais ça me fait plaisir de te voir.

    - Tu vis seul ?

    - Ça ne se devine pas ? Tu vois une femme dans cette tanière ? La mienne m’a quitté ; ou c’est moi qui l’ai quittée, je ne sais plus très bien. Il y a deux ans.

    - Pierre, il faut que tu reviennes. On a besoin de toi à la boîte. Le nouveau projet CASTEMA …

    - C’est donc ça ? Je croyais que tu venais par amitié. Te fatigue pas, Michel. Ils m’ont fait quitter le navire, c’est pas toi qui vas m’y faire remonter.

    Que s’était-il donc passé ? Je ne reconnaissais plus le compagnon solide des premiers temps. Il disait que je ne pouvais pas comprendre ; il disait que je n’avais pas l’expérience de l’effondrement, je crois qu’il a dit " déréliction ", ça commence par une grande fatigue, tu ne la sens pas venir, mais tu t’épuises ; au début, c’est la fatigue du corps toute simple après l’injonction. : Où vous croyez-vous, vomissaient ces prétendants d’une autre planète, il y a dans votre équipe une bande de tire au cul ; ils ignorent qu’il est normal, dans notre métier, de travailler pendant le week-end. La tension, Lévêque, il faut maintenir la tension ; une réunion ne commence jamais avant dix-neuf heures, voyons, auriez-vous perdu le sens de l’Entreprise ? c’est là qu’on se retrouve entre initiés, des gens élégants, l’élégance du geste, Lévêque, on y boit du champagne avant d’analyser nos chiffres, le plus tard possible, puisque le temps ne compte pas, quand on compte, on n’aime plus, les épouses étant veuves avant l’heure et les maîtresses délaissées, mais l’entreprise n’est-elle pas la plus belle maîtresse, tout le monde le sait, eux en tout cas le savaient bien, ces quadras entreprenants dressés à devenir des " killers " alors qu’ils étaient encore dans l’œuf, tous fiers d’être les produits très jeunes de la prestigieuse E.S.S.P * . Il disait encore qu’il y avait cru quand il s’était embarqué : Un vrai petit soldat ! Ils ont flairé l’héroïsme et ils en ont profité. La productivité avant tout et les objectifs ! On se fout de vos clients, Pierre Lévêque, et cessez de nous emmerder avec votre humanisme à la con. Une marge à deux chiffres, voilà ce qu’on vous demande. Ces imbéciles ont cru pouvoir gagner plus en allant gratter dans notre gamelle. Finie l’autonomie, finis les agendas personnels et l’intelligence dans le travail, une tache, ce n’est que de la matière, ça se découpe. Par fragmentation. Te rappelles-tu, Michel, l’apparition des messages lapidaires sur nos murs ? : "  Ne vous séparez jamais de votre mobile !  l’urgence n’attend jamais ". " Contrôlez vos déplacements aux toilettes … ils sont improductifs ! "

    Rien encore, que tout cela, disait-il, il y eut d’autres épuisements, d’autres destructions. Comme celle de l’amour-propre… L’écroulement des croyances. Tu découvres que plus rien ne t’appartient, pas même l’illusion de tes réussites personnelles. La sincérité de tes engagements, le simple respect d’autrui dans les rapports élémentaires, la cordialité au jour le jour, balayé tout ça ! Pendant des années, tu t’es dépensé sans compter, tu penses avoir été généreux et tu te retrouves seul derrière l’écran de ton P.C : Un flot ininterrompu de réclamations, de remontrances, de tableaux inutiles et de rappels à l’ordre. Répondre, toujours répondre, et sur le champ pour que jamais ne se ferme la boucle ; dans le couloir parfois, un hurlement, le déchaînement soudain de la haine, pour la sauvegarde ultime d’un bout de territoire, pour une miette de fierté, encore le jeu du harcèlement et l’écoute silencieuse ; derrière les portes les clans vont s’organiser pour ou contre le persécuteur, pour ou contre la victime du jour, connais-tu le piège du fourmillon, Michel, cette saloperie de larve qui t’attend au fond de son trou ? Tu aurais du comprendre que tout cela n’était que châteaux de sable mais tu es combatif et tu t’accroches. Malgré tes efforts, le sol se dérobe, encore et encore pendant ta grimpette. Jusqu’à l’avalanche finale. Tu n’as plus le choix. Tu te laisses tomber au fond du trou. Pour te faire bouffer. Et tu te retrouves sur une île déserte. Cela non plus, je ne pouvais pas le comprendre, disait-il. Une terre brûlée, Michel ! Il t’a fallu toute une vie pour construire ta maison et baliser tes repères. Soudain, plus rien. Tu ne te reconnais plus toi-même, des étrangers ont fait le siège de ta maison et t’ont mis dehors… Ce n’est pas faute d’avoir bataillé, disait-il encore. Le contrat " CASTEMA ", tu te rappelles ?

    - Tout le monde a dit que tu avais été formidable, sur ce coup-là.

    - Six mois à l’arraché, qui m’ont aidé à oublier un peu le reste. Au moment de la signature, on m’a enlevé le bébé pour le confier à qui tu sais. Jocelyne Bordier avait des attaches à Grenoble, m’a-t-on dit. Soyez beau joueur, Monsieur Lévêque. J’ai découvert que les attaches en question étaient très particulières. Le Directeur Régional était un ami personnel de Girard et Jocelyne Bordier était la maîtresse de l’ami en question. Ca méritait bien un passe-droit, le Sofitel toutes les semaines, au mépris des règles du jeu et mon humiliation pendant que le coast killer venait gratter quelques euros sur mes notes de frais.

    A l’hôpital, ils m’ont parlé de " burn out ". C’est quelque chose comme " péter les plombs ". Fini pour moi, Michel. Maintenant, je veux qu’on me foute la paix, quitte à rester sur mon île.

     

    * E.S.S.P : Ecole Supérieure des Stratégies Pro-actives (Cette institution Pro-actives n’est qu’une fiction)

                                                                                                 à suivre

     


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    second épisode de la nouvelle de Patrick Denys 

     

    Seul avec ma plaie, ils m’ont débarqué dans ce désert "( Sophocle - Philoctète)

     

     

    Témoignage de Michel Verdier (négociateur " grands comptes " dans l’équipe de Pierre Lévêque) communiqué à la Commission d’Enquête

     

     

    Après les derniers évènements survenus dans notre Entreprise, Olivier DEBORD, représentant de la Commission d’Enquête m’a demandé de témoigner. J’ai refusé la proposition interview enregistrée, m’estimant trop impliqué et trop proche de Pierre Lévêque pour pouvoir garder la distance nécessaire à un exposé objectif des faits. J’ai donc pris le temps de la réflexion avant de relater par écrit les évènements, tels qu’ils se sont déroulés, sous réserve des écarts possibles, dus à mon interprétation

    J’ai connu Pierre Lévêque peu de temps après mon entrée chez PEPLOS. Dès notre première rencontre, nous avons sympathisé. C’était à Lyon, à l’occasion d’une réunion de secteur. Je venais d’intégrer la Direction Régionale. Pierre Lévêque, qui avait plus d’ancienneté, exerçait déjà ses fonctions de Directeur des Opérations " grands comptes ". Ses allures de montagnard et son charisme m’ont tout de suite impressionné. Avant tout, beaucoup de gentillesse ; je vois encore son sourire quand il a interrompu, en fin de matinée, et assez brusquement je dois dire, un exposé du Directeur régional, lançant à la cantonade qu’il était temps de penser aux choses sérieuses, de passer à l’apéro pour accueillir le " nouveau ". Le " nouveau ", c’était moi.

    Je crois pouvoir dire que Pierre faisait l’unanimité dans l’équipe. Il aurait pourtant pu susciter bien des jalousies et réveiller des ambitions cachées (j’ai appris qu’on ne se fait pas de cadeaux dans ce milieu). Il était le meilleur de nous tous, les clients eux-mêmes, pourtant durs en affaires, ayant fait sa réputation dans la région ; il n’y eut jamais la moindre ombre au tableau.

    J’ajouterai que Pierre Lévêque avait un franc-parler hors du commun. Refusant toute compromission, il restait toujours égal à lui-même. Je garde le souvenir d’empoignades épiques au cours de nos réunions, mais personne ne semblait s’en offusquer ; je crois utile de rappeler qu’à cette époque, le droit de débattre était une des valeurs de l’Entreprise, que nos managers ne manquaient pas d’afficher à l’occasion de séminaires aux énoncés provocateurs, comme " Alternatives ", " Feux croisés " ou " Controverses " qui n’avaient d’autre prétexte que d’offrir un espace à la libre expression et à la créativité des salariés.

     

    Jusqu’au jour de  notre rachat par le groupe américain " Serenity ". Le changement fut brutal et sans transition. Un avatar climatique. Suivi d’un processus violent de dégénérescence. Comme une corruption soudaine de l’air qu’on respirait. On vit disparaître nos anciens dirigeants pendant que d’autres investissaient les couloirs d’une autorité clinquante, un vent mauvais d’arrogance gagnait insidieusement les étages, comme une contagion Chacun de se réfugier derrière son écran informatique, on se mit à forwarder, benchmarquer, lowcoster, dispatcher, thinktanker. Avec ce langage venu d’ailleurs, avaient débarqué le nouveau Directeur Général, flanqué de son coast killer*. Ils firent leur apparition lors d’une convention de l’ensemble du personnel dans un Ibis de la banlieue parisienne. Une semaine de kick off* dans un Hilton de Palm Spring avait laissé sur leur peau les stigmates du soleil de Californie. L’incorrigible Pierre Levêque lança à la cantonade quelques allusions narquoises, mais personne n’osa broncher.

    "  Nos partenaires sont très déçus de vos résultats ". Je crois me rappeler ces premiers mots de l’intervention d’Hervé Girard. Sa façon à lui d’établir le contact avec son personnel. S’ensuivirent de fastidieuses présentations de chiffres et des considérations sur le ressaisissement nécessaire de nos énergies. Le " coast killer ", un personnage inquiétant au teint jaune, que nous avions pris l’habitude de croiser dans les couloirs, qui ne reconnaissait jamais personne, annonça un train de mesures nouvelles, toutes ayant rapport au confort de travail de nos vies quotidiennes.

    Calmement, comme à son habitude, Pierre Lévêque s’était levé : " J’ai entendu dire que notre activité Licra Nouvelles Déclinaisons pesait 80% du chiffre d’affaire réalisé par le groupe. Pourriez-vous nous donner quelques informations sur la répartition de la masse salariale ? "

    Un moment de silence. Ce fut Hervé Girard qui s’approcha du micro.

    " Dans les réunions, dit-il, il y a toujours quelqu’un pour poser les questions stupides. Je vous remercie, Monsieur Lévêque, de nous avoir rendu ce service ".

    Pierre Lévêque s’est rassis. Je ne lui avais encore jamais connu ce visage. Celui d’un homme blessé par la morsure d’un serpent venimeux ; et je crois que la plaie ne s’est jamais refermée. Ce fut comme un empoisonnement, comme une enflure de tous les instants. Cela se sentait. Trop, sans doute. Ces gens avaient l’obsession du chiffre et du résultat immédiat, le temps n’existant pour eux que dans la fébrilité de l’instant. L’intelligence  vive, l’art du questionnement, la légèreté et le pétillement de l’esprit, l’impertinence et surtout la générosité, tout cela n’était que purulence et nécrose, celle de la vieille Europe, sans doute. Cela sentait mauvais et il allait falloir éloigner ce membre gangrené.

    Harcèlement, disgrâce, l’embrouille sous toutes ses formes, Pierre Lévêque se vit contester ses notes de frais et ses déplacements en province. La nouvelle organisation le privant de toute autonomie dans la gestion de son agenda, son assistante avait reçu pour consigne de ne lui laisser aucun espace libre, ce qui eut pour conséquence immédiate une surcharge de travail, sans compter les rappels à l’ordre incessants de sa Direction, exigeant la remise à jour des tableaux de bord, car c’était bien cela l’essentiel, qu’importait la qualité du travail accompli et la satisfaction des clients, la ponctualité dans vos reportings*, c’est cela qu’on vous demande, Monsieur Lévêque. Pour les rendez-vous importants et soi-disant pour rassurer le client, on prit l’habitude de le faire accompagner d’un cadre dirigeant, n’ayant la plupart du temps aucune expérience des subtilités de la

    négociation dans ce contexte spécifique, se permettant l’arrogance au prétexte de quelques réussites passées dans la vente d’ascenseurs ou de produits alimentaires, ces incompétents allant jusqu’à brouiller les cartes de la transaction par leurs propositions absurdes. Pierre Lévêque, consterné, était contraint de réparer comme il le pouvait, les dégâts occasionnés.

     

    Ai-je noirci l’exposé des faits ? Ce qui reste incontestable, c’est le changement important que nous avons tous constaté dans les attitudes de Pierre Lévêque. Il avait perdu de son entrain et de sa bonne humeur, de toute évidence il était surmené et commençait à perdre pied.

     

    C’est alors qu’on lui a confié le projet " CASTEMA " ". Un chantier énorme, un dossier complexe, avec beaucoup de concurrents sur le coup. Six mois de travail acharné et au bout, la réussite. Nous avions organisé un pot avec l’équipe pour fêter l’évènement. Pierre est arrivé en retard, agité et très anxieux ; il s’est excusé de ne pas rester.  Hervé Girard, sans le consulter, venait de confier le suivi de l’affaire à Jocelyne Bordier.

     

    De ce jour, on ne l’a plus revu. On a dit qu’il était en arrêt maladie, qu’il aurait été hospitalisé. Un soir, je l’ai appelé chez lui pour prendre de ses nouvelles ; il était distant et évasif. Et le temps a passé ; jusqu’à l’annonce de son retour. Le DRH m’a convoqué. Une démarche exceptionnelle, m’a t- il dit. Votre collègue Pierre Lévêque devait reprendre son travail mais il semble qu’il ait décidé de jouer les prolongations. Nous comptions sur lui pour la reprise des négociations avec CASTEMA et j’ai essayé de le retenir, mais rien à faire. Malheureusement, sans lui, il sera difficile de décrocher le contrat. Hervé Girard m’a demandé de tout faire pour le convaincre et il a pensé à vous. Vous êtes son ami, je crois ? Allez le voir, trouvez les bons arguments, dites lui qu’il est le meilleur, que l’Entreprise a besoin de lui et que nous savons tous qu’il est le seul à pouvoir emporter ce contrat. Dites lui encore que nous pensons à lui pour un poste à responsabilité en région Paca.

     

    *coast killer : cadre financier chargé de réduite les coûts

    * kick off : Sorte de congrès réservé aux cadres de haute direction

    *reporting : Elaboration de tableaux de chiffres à usage de compte-rendu d’activité.

                                                                                                                             à suivre…


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