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    Jacques HENNEBERT se raconte des histoires quand il roule à vélo ou quand il se balade en montagne puis, une fois rentré chez lui, il décide de ne pas ouvrir tout de suite son courrier, il prie le chat de bien vouloir lui rendre son siège et, si le téléphone ne sonne pas, il commence à écrire.

    " Insomnie " a été publié par calipso dans le recueil " Portes et fenêtres "

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    La fenêtre est ouverte, la porte aussi, mais l’air ne circule pas.

    C’est l’été. Tout le monde s’en réjouit. Pas moi.

    A l’heure qu’il est, c’est à dire trois heures du matin, la seule chose qui pourrait me réjouir et qui adviendra malgré tout, sans que je puisse en jouir véritablement, c’est que j’arrive à m’endormir.

    La fenêtre donne sur une cour minable, mais de là où je me trouve, je vois un coin de ciel. Pour occuper mon temps, car je dois occuper le terrain si je veux tenir à distance mes peurs, mes obsessions ou mon emploi du temps de demain, j’attends les trois Belles de l’été. Une seule à la fois, je sais, je ne suis pas exigeant, j’aurais voulu Véga la bleue, la plus belle, au zénith, mais je dois me contenter d’Altaïr, plus basse dans le ciel, d’un éclat vif qui tire sur le jaune.

    Je suis insomniaque, mais je ne suis pas malade. Je suis un accidenté. J’en fais une question de principe.

    J’aurais préféré laisser la porte fermée.

    Par la fenêtre, entrent les parfums, les rumeurs, les oiseaux, les rayons de lune et les fées.

    Par la porte, les hommes entrent, avec des voix fortes et des airs arrogants, ou des femmes qui ne restent pas.

    C’est l’été, mais le solstice est loin derrière nous. Les nuits s’allongent et le soleil va devoir réviser ses prétentions à la baisse.

    Quand je fais la liste de mes accidents de parcours et de mes blessures, je me dis que j’aurais mieux fait de ne rien parcourir et de rester dans le néant, où, de toutes façons, je vais me retrouver bientôt.

    Lisa est partie sans emporter la clef.

    Les femmes ne restent pas, c’est un chagrin, une blessure.

    Ni Lisa, ni Pauline, ni les autres. Je donnerais toutes les femmes que j’ai aimées, car je les ai toutes aimées, pour n’en garder qu’une seule, ce que j’ai été incapable de faire.

    Altaïr est en retard ou c’est moi qui suis en avance. Ou, c’est encore cette brume qui vient de la rivière et qui s’accroche aux toits. Je préfère l’hiver parce que c’est la saison des planètes. Elles sont aussi hautes dans le ciel que le soleil en été. Je peux expliquer, l’inclinaison de la terre et tout ça. Tu avais l’air d’y prendre goût, Lisa.

    Je peux partir de n’importe quoi, j’arrive toujours à parler de femmes. Les histoires que je raconte vont vers les femmes comme les eaux de pluie vont à la mer.

    La porte est entre-ouverte. Pas n’importe comment. Elle fait un angle de quarante cinq degrés. Cette situation me convient, car je suis indécis, distrait et paresseux, et pour le courant d’air, c’est suffisant.

    Ma vie aussi est à quarante cinq degrés. Ni plaisante, ni détestable. Confuse. A l’heure qu’il est, c’est à dire trois heures et quinze minutes, une porte se ferme.

    Quand il fait jour, je croise des femmes dans la rue qui sont tellement belles que je deviens fou.

    A la fin de la nuit, on peut espérer que la brume finira par se dissiper. Elle fait des façons quand elle s’en va. Elle recule sans se retourner, salue et disparaît dans les coulisses.

    Mon chat vient d’entrer. Il avance lentement jusqu’au milieu de la pièce et s’arrête. Il a les paupières lourdes.

    Attendre, espérer et prier sont des verbes sans action qui ont besoin d’un complément d’objet direct. Faute de savoir qui ou quoi, on peut foutre sa vie en l’air.

    La fatigue est une vieille maîtresse qui insiste avec des manières de faux-cul.

    Le chat se dirige vers son bol, le renifle et se détourne. Les Frisquies en promotion ne lui inspirent aucune confiance. Il prend le temps de la réflexion et finit par s’éloigner.

    Le rideau de la fenêtre se gonfle comme une voile qui répond au vent, et retombe.

    J’entends le ronronnement d’un diesel au ralenti, entrecoupé de quelques coups et de longs chuintements, puis le bruit lancinant des poubelles qui roulent sur le trottoir.

    Le silence revient.

    Le chat a changé d’avis. Il s’attaque un peu aux croquettes en inclinant la tête sur le côté et en grimaçant. Puis, il saute sur le fauteuil et ferme les yeux.

    Un rideau bouge. Il se soulève et se prend dans la crémone.

    Un air frais circule dans la pièce. La porte hésite, puis elle se met en route et, en bout de course, elle frappe le pêne de la serrure qui claque comme un fouet en s’engageant dans la gâche.

    Le chat a levé la tête. Il baille, s’étire un peu et reprend sa position.

    L’air n’est plus le même. Un peu de bonheur passe.

    Il y a autant de distance entre le peu et le rien qu’entre la vie et la mort.

    Le ciel s’éclaircit petit à petit.

    Je me sens mieux. Comme si j’allais m’endormir.


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  • Qui n’a pas un jour levé les yeux de son livre avec l’idée de se retrouver soi-même la plume à la main ? Qui, ayant éprouvé le plaisir d’écrire, ne s’est pas senti rempli du désir de donner à lire ? Lecteurs et écrivains réinventent sans cesse le partage ; nos souvenirs les plus tumultueux se lisent parfois au détour d’une page et quand nous nous voyons au beau milieu d’une scène, quand nous entendons les mots d’un autre résonner à l’intérieur de notre être, quand nous revenons sur un passage déjà cent fois lu, il arrive que nous cédions à la tentation de prolonger le ravissement en explorant pour notre propre compte les mystérieux territoires de l’écriture.

    Le texte ci-dessous a été publiée par calipso dans le recueil " Portes et fenêtres "

     

     

    Marie Noëlle TOUZERY PEURIERE " Salle des Pas Perdus "

     

     

    Elle sait il faudrait pousser cette porte

    Mais le cocon du rêve

    Un pion du jeu de l’oie le doigt pointé la renvoie à la case enfance pour en sortir il faut le bon vouloir des dés alors elle piétine en réalité elle a une trouille bleue de la réalité elle se berce de désirs de regrets elle n’a jamais pu franchir le pas elle répète machinalement je n’ai pas de chance

    Dedans ça va elle avec elle et personne d’autre entre la matière et elle dehors c’est la chute dans le vide

    Dedans quand elle dit ça va ça ne va pas tellement en fait à y regarder de plus près elle peint toute la journée puis elle lacère ses toiles

    Mais vomissures vertiges du dehors qui guette derrière la porte crabes marquises pachydermes visages derrière écrans mains glacées paroles

    Dedans elle fait comme si ça allait quand ça crie trop elle ferme les yeux elle détache sa capsule et elle gicle dans l’infini du rêve

    Dehors une timidité inavouée l’étouffe elle se sent tellement démunie elle s’est mise officiellement du côté des pauvres

    Les riches construisent achètent amassent

    Elle elle amasse des rêves qui ne servent à rien qu’elle jette au bout d’un moment en disant j’étais folle du vent elle amasse du vent

    Elle regarde les étoiles les nuits d’été elle est minuscule et très vieille comme elle ses secrets gardés par la voie lactée voguent vers d’autres univers où les rêves prennent forme

    Quelquefois elle pense à ça à ses rêves pétrifiés en stalactites comme les amants d’Antinéa momifiés dans une drôle d’exposition

    Il suffirait pourtant

    Pousser la porte

    Et les rêves auraient une chance de devenir réalité mais pour cela il faudrait se vendre elle en frémit d’horreur

    Un jour un concours convocation à l’oral c’est bien tout le monde l’encourage et elle

    Promenade le long des quais de la Seine est grise les bouquinistes hésitent scrutent le ciel tombera pas l’automne les feuilles dorées rouges et les marrons qui roulent rentrée des classes cette impression d’être différente

    Nulle le mot est lâché

    Pas lu les livres pas compris la règle de trois pas aimé la prof qui plante ses yeux dans les siens exige son adhésion

    Elle ne joue pas le jeu

    Un autre jour l’amant pousser la porte scénario probable des caresses la nudité les nuages seraient apprivoisés elle rêve le creux de son épaule peut-être le cadeau de quelques mots ma chérie ma douce ma colombe ma porte au fond du jardin elle les entend comme si elle y était contre sa peau sa peau comme si elle y était et son odeur d’homme aussi qui la capture et elle

    Non il y a toujours un trottoir sale et gras quelque part et après la porte une autre chose qui ne vient pas il l’aura attendue en vain elle se sent soulagée ce bonheur-là n’aura pas lieu aucun oiseau ne s’envole plus vite qu’elle

    Et puis l’hôpital l’odeur de propre qui prend à la gorge acheter des fleurs pour se rassurer la première porte toute en verre elle manque s’y cogner et le vaste hall dans lequel elle se perd elle aime elle adore cette expression la salle des pas perdus mais c’est pour les gares les départs le soleil les vacances faire les cent pas l’idée étrange de perdre ses pas

    Cardiologie traumatologie gériatrie la porte de l’ascenseur qui s’ouvre lentement si lentement pas assez lentement elles sont là les petites vieilles tassées dans leur fauteuil elles branlent et bavent certaines suivent vaguement des yeux une ou deux sourit aux anges

    Elle est arrivée

    Les matonnes blanches bavardent l’une tricote l’autre soutient une bienheureuse qui réapprend à marcher le chef commente l’état de santé

    Et ça hurle en elle ne touchez pas aux images c’est tout ce qui me reste au temps des cerises elle s’en faisait des pendants d’oreille au retour des manifs elle avait la voix cassée à force d’avoir chanté

    La porte il n’y a pas à la pousser elle reste ouverte toute la journée

    Et toute la nuit

    Plus d’intimité

    Fini le cocon

    Ses parois de nacre veloutée sa profondeur moelleuse élastique

    Elle reste sur le seuil debout la chef arrange les fleurs ce sont des tulipes

    Quelque chose s’écroule et se fend en elle se déchire pitoyablement

    Pauvre pauvre pauvre pauvre

    Pas de larmes

    Mais un sourire un sourire de bonté un sourire avec les yeux

    Une patience et leurs mains qui se tiennent qui se nouent

    Mensonge pas mensonge songe pas songe tendresse douceur du rêve

    Tiens, dit-il, un bon whisky, ça te remettra.

     


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    21 extraits de nouvelles issues des concours calipso ont été publiées ici même. Il y en aura d’autres. Entre temps, et pour ne pas lasser le lecteur d’histoires sans fin, en voici une, courte mais intégrale, publiée par calipso dans le recueil " Portes et fenêtres ".

     

     

     

    Patrick ESSEL " Trop de beauté "

     

     

     

    Dans le taxi qui le conduit au centre, Fab ne dit pas un mot. Il pense à sa chienne qu’il a laissée dans l’appartement en feu. Ses lèvres sont boursouflées. Ses mains sont rouges de sang. Son ventre est aux quatre cent coups. Il pense à cette pauvre infirmière qui va l'accueillir avec une mine compassée. Il se dit que ses paupières violacées la mettront dans l’embarras et qu'il lui faudra la rassurer. Elle ne cherchera pas à connaître le fond de l'affaire. Elle n'est pas comme le psychologue qui boit ses paroles et qui gobe tout ce qu'il raconte. Elle, lui proposera un café et peut-être même une cigarette si elle est vraiment en soucis, puis elle attendra les premiers mots. Lui, il fumera goulûment jusqu’à en perdre la respiration. Il ne dira pas qu’il ne savait pas ce qu’il faisait, il dira seulement qu’il ne l’a pas fait. Ses lèvres trembleront à cause des tuméfactions.

    Puis ce sera la visite du docteur. Avec son sourire et ses mots tordus, elle le priera de venir à son bureau. Un bureau minable tagué de tous les côtés. Il se figure déjà la rage qui le prendra si elle s’avise de le questionner un peu trop ou si elle lui demande de préciser, de faire le tri entre ce qui est et ce qui n’est pas. Un jour, il lui avait dit que tout ce qu’elle désirait c’était de le voir crever, qu’elle n’aimait rien d'autre que les cerveaux meurtris et de faire endurer aux jeunes la mort pendant des heures et des heures. Ce jour-là, il s'était levé brusquement et avait tout renversé dans la pièce. Puis, il s'en était pris aux bacs à fleurs, arrachant les plantes une à une et les jetant par la fenêtre en hurlant qu’il y avait trop de beauté dans cet établissement. Elle était restée à se tortiller sur sa chaise branlante, sans rien savoir de ce qu’il fallait qu’elle dise ou qu’elle fasse.

    De toutes façons elle pourra bien dire tout ce qu’elle voudra que cela ne changera rien. Il ne tombera pas dans ses traquenards. Elle pourra lui faire arracher la langue qu'il ne dira rien. Rien ! Il jure à voix basse et la traite de chienne. Aussitôt, il pense à ses jambes, au galbe exquis de ses cuisses et à la chaleur qui s'en dégage quand il la traite de chienne. Elle fait tout pour proscrire les obscénités à l’intérieur du centre, sauf que tout le monde a bien vu que certaines expressions la font drôlement rougir.

    Avec elle, le meilleur moyen sera de prendre un air vaguement hébété en regardant le ciel par la fenêtre. Le ciel aura certainement été blanchi à la chaux mais il y cherchera quand même des traces de jaune et puis peut-être qu’à force de scruter, il y trouvera du rouge, un rouge capable de toutes les outrances.

    Pendant qu’il tergiversera, elle observera son visage grimé de bleus et ses mains suantes de poisse. Il ne dira rien de ce qu’il y a dessous tout ça. Il continuera de ne rien dire à personne, il n'évoquera même pas les choses les plus simples qu’il a faites pendant le week-end, il fera mine d'avoir oublié ça et ça et encore ça et ça le fera rire, rire, rire… Si cela se trouve, elle croira que l’idée lui sera enfin venue d’être un peu joyeux dans cette maison d’estropiés.

    Quand elle en aura assez de le toiser elle fera venir l’assistante sociale. Une fois de plus, il entendra dire qu’il peut, qu’il faut, qu’il doit, et puis la minute suivante qu’il ne peut pas, qu’il ne faut pas, qu’il ne doit pas, on lui dira encore qu’il y arrivera puis que non, il n’y arrivera pas. A la fin, l’envie de flamber le prendra comme jamais.

    Ils téléphoneront à droite et à gauche en faisant semblant de l’ignorer. Ensuite, un éducateur le prendra en charge et celui-là aussi tentera de lui frictionner les méninges. Il l’invitera à reprendre des forces à la cuisine où une vieille chienne zippée jusqu’à l’os lui servira des morceaux de viande noyés dans du jus et des bouts de gâteaux secs à tremper dans un pot de compote. Il déteste la cuisine. En passant la porte, il fait toujours une espèce de grimace douloureuse, peut-être à cause du mélange de javel, de pisse et de friture qui s’en dégage, peut-être aussi parce que c’est le seul lieu qu’il connaisse où l’on peut pleurer indéfiniment. De toutes façons il ne mangera rien et pendant le repas il restera muet. Les autres le traiteront de fou mais quand il se lèvera d’un bond, ils se mettront tous à gigoter et à battre des mains et des pieds dans tous les sens. Et si cela ne suffit pas, dans la poche de son pantalon, il a de quoi leur foutre la trouille à tous.

    Dans l’après-midi, une ambulance viendra le reprendre. On le conduira à l’hôpital, en chambre d’isolement. Le chauffeur jugera préférable de se la boucler. Son œil ira d’un rétroviseur à l’autre. Extérieur gauche. Intérieur. Extérieur droit. Pour donner le change, il mettra une foutue radio de vieux où l’on parlera de violence, de cette violence des jeunes de plus en plus ravagés par le désir de se brûler les ailes.


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    Retour aux extraits de nouvelles primées lors des dernières éditions du concours calipso. Il est toujours possible de commander les recueils auprès de l'association. ( assocalipso@free.fr ).

     

    - Extraits -

     

     

    Désirée BOILLOT " Papino "

     

    Hou hou… Vous m'entendez ? Seigneur, si vous êtes là, écoutez-moi. Je vous le demande. C'est pour un service. Matthieu est sur le devant de la scène… Il est en train de passer son bac ! Faites qu'il l'ait. Faites l’impossible. Il a bossé des mois, il le mérite. Et puis faites que la paix revienne à la maison…

    Parce que les Grandes Révisions, c'est pas de la tarte, croyez-moi. Plus jamais ça ! L'ambiance était tendue comme du fil barbelé. Ton fils par-ci, ton fils par-là… Ton fils est un cancre ! Pas du tout sur la même longueur d'onde, les parents. Papa est prof de philo. Il veut la mention, sinon il devient bouddhiste. Maman, elle s'en fiche complètement, de la mention. Si Matthieu a son bac, elle débouchera le champagne. Elle l’a promis. Même au rattrapage.

    Seigneur. Ecoutez-moi. Deux mois que mon frère dort pas. Deux mois qu'il vide du Coca jusqu'à deux heures du matin ! Pour tenir ! J'entends encore sa voix monter derrière la porte… L'autre jour, c'était la politique agricole de la Chine. On nageait dans les rizières. Du riz, du riz, et encore du riz. Notez, il en faut, pour nourrir tout ce monde. Un milliard de Chinois, et autant de bouches… Soyez cool. Il faut qu'il tombe sur la Chine. Faites ça. Un bon mouvement. Pékin et les Pékinois. Au pif. Ou alors les exportations du Japon. Il les sait sur le bout du doigt. Et puis pas trop de géométrie s'il vous plaît. Des problèmes simples, pas de théorie de la relativité. Pas de logarithmes, pas de polygones compliqués. Ni de para… paraléllé… parallélébipèdes. Quatre côtés égaux, c'est amplement suffisant.

    Question latin, allez-y mollo. Je vous le demande. Pendant les Grandes Révisions, Papa s'est fâché. Matthieu avait traduit : "Escalope est une belle rose." Au lieu de : "La rose d’Esculape est belle." Et rebelote, avec Matribus. Cette fois-ci, il a vraiment cru que c'était un prénom féminin ! Ça donnait : "Matribus dit à ses fils qu'ils sont courageux." Maman a gloussé. Elle a dit qu'il avait beaucoup d’imagination. Papa riait pas, lui. Pas du tout. Il grinçait des dents. Il est devenu mauve. Il a obligé Matthieu à recopier : "Les fils disent à leurs mères qu’ils sont courageux." Cent fois. Pas de quoi se mettre dans un état pareil.

     

     

    Dominique LE GALL " A Nancy déjà "

     

     

    La tête me serre comme un étau. J’ai mal dormi. Marcher. Plus vite, plus vite. Suis pas loin. Oui, ça devrait être bon, j’arriverai juste à l’heure… Hier, dès la sortie du cinéma, j’aurais dû rentrer directement. C’est ce que j’avais prévu d’ailleurs. Je n’y suis pour rien. Rue de France, je pensais juste à ça, au film et au travail que j’avais à faire pour le lendemain. Oui, juste à ça, et j’allais rentrer chez moi tranquillement. Je n’y suis pour rien. C’est elle ! Je la sens encore me bousculer en me dépassant. Sans s’arrêter de marcher, elle s’est retournée. Elle s’est excusée. Elle a souri. Oui, je suis sûr qu’elle m’a souri. Puis elle a poursuivi son chemin comme si de rien n’était. Elle était jolie, élancée, provocante. Aguichante même, avec son jean qui lui moulait les fesses. Je l’ai vue s’arrêter à l’arrêt du 62. Ça a été plus fort que moi. J’ai attendu, en retrait, et quand le bus est arrivé, je suis monté derrière elle. Elle a enlevé son sac à dos, elle l’a pris à la main. Il y avait du monde, beaucoup de monde, on était serré les uns contre les autres. J’ai pensé qu’il fallait que je fasse attention, que ce n’était pas bien, que ça commençait toujours comme ça et qu’après… En baissant la tête, je pouvais sentir l’odeur de ses cheveux. Ça sentait la vanille. À chaque accélération, son corps chaud et impudique se collait au mien. Son portable a sonné. Elles en ont déjà toutes à cet âge-là, c’est lamentable. Elles sortent à peine de l’enfance qu’elles se prennent déjà pour des femmes… Ce sont les parents aussi, à céder à tous leurs caprices. Je l’ai entendu rire. Elle a parlé d’un certain Thomas qui l’avait invitée au cinéma, que c’était trop cool et qu’elle avait bien vu qu’il la matait vegra depuis des semaines. Le langage… Ça m’a agacé. J’avais envie de lui dire qu’elle ne gagnait rien à parler comme ça. Dès qu’elles sont dans la rue, elles parlent comme des charretiers ! Parce que, la vérité, la voilà, elle est simple : elles ne pensent qu’aux garçons !… Elle disait qu’il la faisait craquer, c’est ça, craquer, et qu’aller voir Iznogoud, c’était trop d’la balle. Tu parles, si ça se trouve, elle ne connaissait même pas Villeret… Tout ça en s’appuyant sur moi à chaque secousse, sans s’excuser cette fois, sans regarder qui était derrière elle. Elle devait bien sentir que ça me faisait quelque chose pourtant, à treize ans, dégourdie comme elle était, elle devait bien savoir !

     

     

    Cécile PRILI " Maria Dolorès "

     

     

    Cette fois, c’est décidé. C’est en Espagne que nous partirons, mon mari et moi, pour fêter nos trente ans de vie commune. L’Espagne si proche et qui pourtant me reste encore inconnue. Des voyages, j’en ai fait pas mal, mais ma préférence est toujours allée à l’Italie ou à des destinations plus exotiques. Je feuillette distraitement le catalogue d’une agence. Images de soleil, de couleurs, modernité et tradition. Des gens qui nous ressemblent occupent le décor, une belle fille brune regarde l’objectif avec gravité devant la devanture d’un magasin…

    C’est alors que tu ressurgis de ma mémoire, Maria Dolorès. De très loin. Ton prénom seul m’est resté. Ton nom a disparu. Des Maria ou des Marie, j’en ai croisé dans ma vie, mais jamais plus de Dolorès. Ce prénom évoquait pour moi toute la passion flamboyante et sombre de l’Espagne. Et il t’allait si bien…

    Je faisais la queue au bureau de la poste centrale. C’était le début de l’été, il faisait chaud. Un peu comme aujourd’hui. Je promenais un regard flou sur le lieu et les gens en attendant mon tour. Une voix claire et forte, pimentée d’un accent prononcé m’a tirée de ma torpeur. Je n’ai vu d’abord qu’une longue chevelure brune répandue sur des épaules dorées. C’était toi, Maria Dolorès. Tu t’escrimais à te faire comprendre de l’employé avec vivacité. Un instant plus tard nos histoires allaient se croiser pour un court intermède.

    D’un élan spontané, j’ai quitté ma place et me suis avancée pour te proposer mon aide. Tu as tourné vers moi un regard étonné et aussitôt tu m’as souri sans retenue. Tu avais à peu près mon âge, une vingtaine d’années. Ton teint mat, tes grands yeux noirs, tes traits réguliers et un peu sévères faisaient de toi un spécimen de la beauté espagnole. Quelques minutes ont suffi à nouer notre sympathie réciproque. Tu achevais un stage en France et je compris que tu essayais de différer ton départ. Moi, j’étudiais ici, dans ma ville natale, et cette fin d’année universitaire me laissait assez disponible. Je ne te quittai pas sans t’avoir laissé mes coordonnées, en vue d’un moment à partager autour d’un verre, très bientôt.

    Deux jours plus tard, tu débarquais chez moi, encombrée de tes valises.


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  • Retour aux concours de nouvelles de Calipso avec les " Coup de cœur ", prix à part entière pour certains ou mention spéciale pour d’autres, décernés par un ou deux membres du jury pour récompenser une nouvelle méritoire mais ne faisant pas l’unanimité.

    Précision utile : les membres du jury de calipso (composés d’auteurs et de lecteurs) ne se prononcent pas sur un registre de genre – bon, mauvais, passable – mais pour une appréciation en fonction de l’intérêt suscité et du plaisir pris à la lecture de la nouvelle.

     

     

    Extraits

     

     

    Geneviève STEINLING " A la claire rivière "

     

    Elle avait peut-être mille ans. Il était impossible de donner un âge à celle qui semblait échappée d’un livre d’images. Comme un funambule, elle marchait sur un cordon tressé  dans la brillance des étoiles entre le ciel et la terre, sans filet, sans trucages, sans attaches dans les coulisses de l’imaginaire à des années lumière de l’estrade du monde, là où les hommes, acteurs involontaires, jouent la pièce de leur vie.

    Fillette à peine plus haute que trois pommes, elle avait déjà compris que si le soleil illumine le jour, il se cache la nuit. Elle aurait voulu qu’il brille sans cesse. Comme il se doit, elle grandit, se laissa guider par son destin, découvrit l’amour, se maria et elle eut des enfants. Garçon ou fille ? Un, deux, quatre, six ? Là n’est pas la question. Elle enfanta. Un point c’est tout. On ne retiendra de son passé que le fait d’avoir été une bonne mère et une épouse appréciée.

    Comme il se doit, elle vieillit et les rides patinèrent son visage sans pour autant effacer de ses yeux l’amour universel, celui dont on oublie l’existence quand on devient adulte. Et un jour au lieu d’avancer, elle recula, elle s’en alla à petits pas, les talons en arrière en visionnant le théâtre de sa vie, celui dont elle avait été l’actrice jusqu’alors. La scène était terminée, elle baissa le rideau puis le leva sur une autre scène, sur une autre vie. Elle parcourut sans relâche des kilomètres et des kilomètres avec sur son dos, une sacoche. Une simple besace en tout point ordinaire. Elle allait par monts et par vaux remplissant ce sac devenu si gros qu’elle avait grand peine à le fermer. Les gens du village où elle avait décidé de terminer son voyage, la prenaient pour une folle. Une folle ? Et pour quelle raison ? Elle levait ou tendait les bras, ouvrait ses mains, touchait, prenait, empoignait, harponnait des choses invisibles dont elle remplissait sa sacoche. Sa musette était pleine d’un tas de riens impalpables. Les villageois se posaient des questions mais elle les ignorait et continuait à bourrer son sac. Tant et si bien qu’un jour elle fut obligée d’admettre qu’elle ne pouvait plus fermer sa sacoche et la laissa ouverte. Ce qui eut l’effet suivant : du rien s’envolait, du rien tombait, du rien s’échappait et toujours avec la même patience elle rattrapait, ramassait et remplissait son sac sous les moqueries des braves gens qui, avec beaucoup d’affection, l’appelaient  la folle du village.

     

    Christian BERGZOLL " Faits d’hiver "

     

    Il l’a chassé. C’était une obsession, depuis trois mois, il attendait le prétexte.

    Chaque lundi, depuis qu’ils étaient commissionnés, - donc, cheminots à perpétuité avec garantie d’emploi inamovible jusqu’à l’usure du corps- Jonathan, Cédric et Dimitri, les recrues de la ville, arrivaient en retard. Quelques minutes, seulement. Avec des arguments : " le verglas, tu comprends (…), les bouchons (…), la batterie(…) ". C’était souvent la vieille guimbarde qui servait d’alibi au trio. Inévitablement, ils détaillaient : le free ride, dans les vallons de la Meije, l’escalade des parois des Calanques, le vol libre au-dessus du Lubéron, le ski nautique sur la Truyère. Ça prenait, d’un coup, un quart d’heure, une demi-heure. Le camion n’était pas chargé, les outils ne grimpaient pas dans la remorque. On arrivait en retard le long de la voie. Le régulateur, depuis la capitale régionale, n’autorisait plus l’intervention au milieu des rails. On attendait, le menton, appuyé sur les manches de pioches, et les anecdotes continuaient : le nombre de canettes, le bivouac à la belle étoile, et les filles, les girondes, le tableau de chasse.

    Bernard ne supportait pas.

    Il s’était résigné à l’érosion permanente de son équipe. Il s’était habitué à distribuer ses ordres aux vieux. Quinze ans, déjà, dans ce recoin de montagne à remplacer des tire-fonds rouillés, des rails fissurés, des traverses réduites en copeaux. Quinze ans de travail sans budget, les mains dans la graisse, le dos brisé quand on se penche pour mesurer le dévers, avec des hommes qui soignent du bétail, le matin, le soir, et qui, le jour, viennent en chemin de fer pour assurer une retraite.

    Il le savait, Bernard, dès le départ : cette brigade n’était pas constituée d’agents motivés, au sens que l’on donne dans les cours de management. Sur cette cinquantaine de kilomètres de voie unique, sautant d’un viaduc à un tunnel, dix autorails quotidiens, presque toujours vides, ça n’incite guère à penser aux clients.

    L’érosion, ça permet de diviser simplement : un parcours de cinquante mille mètres, pour cinq individus, un compte rond…

    On parle peu, essentiellement de football. On tait le chômage des enfants qui n’ont pas supporté l’internat. Ils ont raté leurs études, comme cela se pratique, de génération en génération, parce que la montagne vous bouche les oreilles et vous lie la langue et vous interdit de voir et d’aimer ce qui est derrière l’horizon.

    On boit, beaucoup, sous prétexte de transpirer mieux le vin que l’eau. La dépression nerveuse n’existe pas, officiellement, puisque, après chopine, on rit gras, en titubant sur les aiguillages immobilisés, dans des gares sans arrêt.

     

     

    Sandra COCHAIS " Course-poursuite "

     

     

    Le premier était un adorable chat tigré, de petite taille et assez jeune. Le second, un peu plus gros, avait un pelage gris anthracite. Ils se regardaient avec défiance, face à face. Ils se déplaçaient lentement sans cesser de s'observer quand l'un d'eux mit la patte sur un tuyau d'arrosage qui traînait là, laissé ouvert pour arroser la grande pelouse de la place. En raison de la pression exercée, le tuyau se retourna instantanément, aspergeant soudain le plus petit des deux chats…

    Cet incident agit comme un déclic. En un instant, le pelage tigré fut trempé et l'animal commença à s'agiter comme un beau diable. Comme il se débattait et se secouait, son poids ouvrit involontairement la porte située derrière lui. Son alter ego bondit vers lui à ce moment précis, et le chat tigré n'eut d'autre choix que de se faufiler par la porte désormais entrouverte…

    Ce réflexe l'avait momentanément sauvé mais le plus dur restait à venir. Le chat gris l'avait suivi dans cette arrière-cuisine, et c'est là que la course-poursuite s'engagea vraiment. Au milieu de la vaisselle, les deux félins filaient à toute allure, se mouvant avec cette grâce et cette adresse typiques aux animaux de leur espèce. Ils sautaient, couraient, se carapataient, sans jamais tomber ni se rejoindre. Ils avaient évité chacun nombre d'obstacles lorsque le plus imposant, le gris, effleura le manche d'une casserole laisser posée sur une gazinière. Il était déjà loin lorsque celle-ci finit par tomber, répandant son contenu sur le sol. Une large mare blanche se forma rapidement et les chats s'arrêtèrent brutalement. C'était du lait, leur odorat ne pouvait pas les tromper...

    Il y eut comme une hésitation, puis l'un des deux, le plus jeune cette fois, tenta de prendre l'avantage en démarrant avant son adversaire. Tant pis pour le lait... La réaction du chat gris fut immédiate. Il s'élança vers une porte ouverte au fond de la pièce, atteignant très rapidement une vitesse très élevée. L'autre accéléra également, mais il ne pénétra dans la salle voisine que quelques secondes après sa proie.

    Cette nouvelle pièce était beaucoup plus grande que la précédente et offrait un formidable terrain de jeux aux deux adorables créatures. Les plantes qui se trouvaient sur leur chemin, des ficus et autres yuccas, vacillèrent et manquèrent de se renverser à plusieurs reprises. Les chats se poursuivaient dans une course infernale, rivalisant d'acrobaties pour esquiver l’autre. La décoration qui ornait la salle en fit d'ailleurs les frais, les félins s'accrochant à tout ce qu'ils trouvaient sur leur passage. Chacun eut bientôt les pattes entremêlées de cotillons de toutes les couleurs, et essayait en vain de les enlever. La scène aurait fait sourire n'importe qui les aurait surpris à cet instant.

     

     

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  • Les concours Calipso sont ouverts à tous, sans distinction d'âge, de nationalité ou de résidence.

    Devant le nombre croissant de textes en provenance du monde entier, le jury a décidé d’octroyer un prix spécifique pour leurs auteurs : le prix calipso étranger. Ce prix n’est en aucune manière exclusif et toutes les nouvelles reçues de l’étranger participent également au concours général.

     

     

     

     

     

     Extraits de nouvelles catégorie prix étranger

     

     

    Gabrielle DURANA (Etats Unis) " Départ en week end "

     

    "Tu vas devoir trier tes jouets." Ma grand-mère avait mis son air sérieux. "Tu veux dire que je dois ranger ma chambre ?" Je venais de rentrer de l´école. " Non, non. Choisis seulement ceux que tu veux emporter. " Je suivais les aventures de Calculin en goûtant son riz au lait. " Emporter où ? " Je le trouvais rigolo avec son livre de maths ouvert sur sa tête. Ma grand-mère me laissa regarder la fin des dessins animés. " Tu as déjà oublié ? " On sonna à la porte, j´allai me cacher. " C´était le facteur. Allez, on s´y met ensemble. " Je la regardais du haut de mes quatre ans et demi. " J´ai envie de faire de la peinture. " Elle m´embrassa. " Après. De toute manière on n´en a pas pour longtemps. " Je fis un rapide examen : " Mis à part le lapin rouge, je veux tous les emporter. " Elle me caressa la joue. " Non. Tu peux en choisir deux ou trois. " Pour une fois, je n´ai pas demandé pourquoi. J´ai pris Martin, mon chien bleu et rose, les aventures de Calculin, que ma grand-mère m´avait achetées le jour où l´ascenseur était en panne et que les Rois Mages étaient venus le réparer et un long chewing-gum de la marque " Girafe ".

     

    Ce soir là, mon père alla discuter chez le voisin. Ma mère se mit à déchirer des livres. " Je croyais que c´était interdit. " Mon père revint avec une valise de billets. " Pas celui-là, s´il te plait. Tu m´as raconté l´histoire. " Ma mère pleurait. " Ils ne doivent rien trouver. " On s´embrassa tous les trois et on continua l´équarrissage. Des livres en piles de papier et les piles de papier en sacs poubelle. J´ouvrais le vide-ordure, mon père vidait les sacs dans l´incinérateur.

    Depuis longtemps, la nuit était tombée. On frappa à la porte. De derrière le rideau, je reconnus la voix du gardien. " Pour l´amour de Dieu, ouvrez ! " Il chuchotait. Ma mère fit non avec la tête. Mon père souleva légèrement son pull et je vis une arme. Il fit tourner la clef dans le verrou. Alfonso entra, livide. "  Je suis venu vous prévenir. Vous ne pouvez pas continuer à faire ça. " Je restai dans ma cachette. " Continuer à faire quoi ? " Il murmura : " Je ne vais pas vous dénoncer mais vous devez arrêter. A cause de la pollution, il n´y a plus d´incinérateur. En bas, tout tombe dans une grande poubelle. "

    Il fallut aller tout rechercher. Mon père amoncela le papier dans la baignoire bleue où quand j´avais trop joué, l´eau devenait froide et grise. " Ça ne brûle pas bien le papier. " commenta ma mère. Je me faufilai comme un petite souris. " Toi, vas dans ta chambre. " Je contemplai les flammes qui se reflétaient sur le carrelage.

    Le lendemain, ma mère me mit ma plus belle robe et tous les trois, on alla à la police. Ma mère sortit une trousse de maquillage. Elle en vida le contenu sur la table. La dame, d´un geste du bras rangea tous les bijoux dans le tiroir. Un uniforme m´ordonna de le suivre. Je jetai vers mes parents un regard de noyée. Ma mère me dit qu´on allait me prendre en photo. Comme je détestais les flashs, je me mis à pleurer. Elle me cajola. Je retrouvai mes parents avec soulagement. La dame sortit une boite, l´ouvrit et me mit le doigt dedans. Le bout en devint tout noir. Avec, elle appuya très fort sur une page. Puis elle remit à ma mère le livre avec la photo de mon visage et de mon doigt.

     

    Maude MIHAMI (Allemagne) "Complainte d'un coeur gros"

     

    Une goutte, deux gouttes, trois gouttes... d´eau et puis un flot.

    Tombent sur le haut du crâne, le long du nez sans s´arrêter, glissent et rebondissent et soudain ra-len-ti-ssent. Atterrissent sur l´énorme ventre, n´en finissent pas de le parcourir, il n´y a pas de quoi en rire, s´écrasent plus bas, on ne le sait pas. Car on ne voit pas ses pieds à cause de lui. Embonpoint, surplus, bouchent la vue. Masse graisseuse qu´on a sur le devant qui nous précède poliment, en annonçant gentiment : „Nous voilà !".

    Car „Nous" sommes deux: On et ce gros bidon, On et cette peau en trop. De toute façon, on n´y peut rien. Pas notre faute, on est né comme ça. Gros, lard de préférence, yeux longtemps cachés car bébé à visage potelé. Puis médicaments et traitements, énumération des tares et faces hilares. „O-bé-si-té" le mot est lâché, surcharge pondérale c´est plus médical.

    On est bambin dodu, gamin joufflu, écolier grassouillet, rondouillard sur le tard. Ado n´en parlons pas, on n´existe même pas.

    Et maintenant? Maintenant on a trente ans. On se regarde sous la douche, on fait une moue avec la bouche, on essaie de suivre les gouttes, sans qu´elles ne s´en doutent, mine de rien, observant leur chemin. On se sent bêta, cela va de soi. Gros et idiot. Mais on voudrait que ça change. On voudrait perdre tout ça, jeter ce fatras. Quitter ce déguisement, grotesque vêtement. Alors, Nous avons décidé, enfin On tout seul, de bouger le tas, le tout. On s´est regardé dans le miroir. Tout nu. On a bien vu, faudrait pas croire. Obésité n´annihile pas lucidité : visage vultueux, ventre volumineux, corps adipeux.

    On se souvient de la nudité subie, de la timidité ressentie, pendant les cours de natation, une éternelle perversion. Ne sait pas nager, risquerait de se noyer. Baigneur en plastique qui coule à pic. Supporte idées malveillantes et moqueries méchantes. Graisse flottante, vision repoussante.

    Fange fleurissante qui s´étale et contamine tous les gens dans la piscine.

    Le rampant nénuphar envahit la mare, vilain petit canard au visage poupard.

    De toute façon, on déteste les maillots de bain, ça tombe très bien.

    On s´est habillé, enfin, on a essayé. Cou serré et cuisses saucissonnées. Un tantinet boudiné. Résultat ? Grossier paquet cadeau, du genre ballot.

    Et puis on est sorti. Dans un bar branché, faut forcer le déhanché. On a respiré, pour s´encourager, on a traversé la salle, on devait être pâle. On s´est assis au comptoir, on a fait mine de ne pas voir, les regards de côté, les oeillades échangées. On n´a pas pu s´empêcher d´imaginer la serveuse : dans une position lascive, du genre expressive. Sexy dans son deux pièces, posé sur ses deux fesses. C´est amusant : les fantasmes d´un gros sont toujours répugnants, ceux d´un Don Juan deviennent valorisants.

     

     

    Cédric BEAL (Suisse) " L’appel du large "

     

     

    Une voix grave posée sur une musique lancinante. Il me semble reconnaître un poème d’Hafez chanté par Shahram Nazeri. Hafez, " celui qui connaît le coran par cœur ", né et mort à Shiraz à la fin du XIVème siècle et à qui les Iraniens vouent un culte particulier. D’ailleurs, j’aperçois le mausolée du poète dressé là-bas, tout proche, au milieu d’un jardin luxuriant. Quatre colonnes en marbre entre lesquelles est posé le tombeau, sobre et par endroits poli comme un miroir. Un homme apporte une rose qu’il pose sur le gisant. Les yeux sont brillants de larmes, les bouches tremblent à moins qu’elles ne murmurent. Les femmes sont vêtues de noir. Elles portent le tchador. Le regard d’une jeune fille que je crois reconnaître.

     

    Ensuite, j’ai un léger moment d’égarement. Devant moi se dressent les ruines imposantes de Persépolis. Un groupe de touristes entoure un guide qui explique qu’il s’agit des vestiges les plus extraordinaires de l’empire Achéménide. Ils observent des guerriers taillés de profils dans le roc, des ethnies apportant des offrandes, des coiffes ornées de plumes. Je m’attarde quant à moi sur le ciel limpide et aveuglant, sur la grande plaine désolée que surplombe le site. Je rêve de batailles en entendant les noms évocateurs de Darius, Xerxès, Cyrius le Grand. Le choc des glaives en bronze contre les cnémides d’airain. Les quadriges des archers fendant l’armée qui souffre. La défaite de l’armée perse. Le premier marathonien apportant la nouvelle de la victoire à Athènes. Les morts sont entassés dans des tours circulaires et deviennent bien vite la proie des vautours. La psalmodie des prêtres, les offrandes offertes à Ahura Mazda. Puis le retour des généraux inquiets à Suze, le début d’une famine.

     

    S’ensuit un gros plan sur un pot fumant en céramique. Je suis à Tabriz, le meilleur endroit d’Iran pour déguster " l’abgusht ", un mélange de soupe et de ragoût à base de bœuf ou de mouton si tendre qu’il fond dans la bouche, accompagné d’un généreux morceau de graisse, de pois chiches, de pommes de terre, de tomate et d’oignons. Je me sers d’un pilon pour malaxer les ingrédients jusqu’à obtenir une pâte épaisse et parfumée. Le pain fait office de cuillère. J’ai à peine fini mon repas que je suis arraché de ma table par des mains invisibles et déplacé manu militari à l’intérieur d’une mosquée. L’architecte responsable des travaux de restauration entame immédiatement un long discours sur l’historique du vénérable édifice. Mes paupières sont lourdes et j’écoute d’une oreille distraite le monologue du maître d’œuvre. Je m’absorbe dans la contemplation de quatre piliers recouverts de mosaïques et surmontés d’une admirable coupole. Les carreaux de faïence bleu cobalt ainsi que les céramiques azurite du portique répètent le nom d’Allah dans les mille et une variations possibles. Je flâne quelque peu, caressant une stèle, m’attardant devant une inscription mystérieuse lorsque je suis soudainement projeté vers l’avant comme dans un travelling et me retrouve, assis sur un tapis, à boire le thé en compagnie de ravissantes étudiantes.

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    Dans le règlement des concours de nouvelles de l'association calipso, les membres du jury sont conviés chaque année à présenter hors concours une œuvre sur le thème choisi. De plus, parmi les nouvelles reçues, il est spécifié que deux ou trois d'entre elles peuvent faire l'objet d'une publication hors concours. Nous vous proposons de retrouver ici quelques extraits de ces nouvelles publiées hors concours.

     

     

    Extraits de nouvelles publiées hors concours

     

     

    Clotilde AUBRIER " Un point c’est tout "

     

    Dimanche soir. Déjà tout noir. Ne sont pas encore rentrés.

    Le père, la mère. Le petit frère aussi. Trop petit pour rester, dit la mère. Dit la mère sans la regarder, la petite à ses côtés. Alors que vous, les grands, hein ?... vous savez bien vous débrouiller ! Depuis toujours ils se débrouillent, la soeur, le frère aîné et elle la petite, toujours appelée la petite. Mais si je suis petite, pourquoi elle m’emmène pas aussi avec elle ? Dis-maman-si-je-suis-encore-petite-pourquoi-j’pars-jamais avec vous ? Pousse-toi, veux-tu ? Tu vois bien que je suis occupée ! Elle prend une robe de soie rouge, la dépose délicatement dans la valise, hésite entre une jupe soleil et un fourreau noir, opte finalement pour un tailleur nacré. Avec mon foulard Hermès, ce sera parfait ! Se demande si elle doit prendre sa petite veste en mohair, on sait jamais le temps qu’il fera, chaud ? Froid ? Au printemps, c’est agaçant, on peut jamais savoir, oh ! C’est agaçant !... Ne t’assieds pas sur la malle, veux-tu? C’est fragile et tu le sais ! Elle ouvre la grande porte miroir de l’armoire. Dis, maman, j’peux regarder tes secrets dans la malle ? Ce n’est pas le moment, elle dit, tu vois bien, tu vois bien que je suis très occupée. Elle dit ça sans la regarder, la petite à ses côtés. Et quelles chaussures emporter ? Les chaussures, c’est toujours un problème ! Tu verras quand tu seras grande... les bottines noires, oui, je les prends, les escarpins lézard aussi, et des mocassins, si jamais il pleut, et mes sandales dorées, ça ! Je ne partirai jamais sans mes petites sandales dorées ! Dis-Maman-pourquoi... A Florence, je les ai mises tous les jours, tu te rends compte ! Pousse-toi, veux-tu ? Et si je prenais aussi les talons aiguilles? ...Maman, dis ! si je suis encore petite, pourquoi... Non! c’est mieux les vernis noirs, c’est plus chic...surtout si on va dans cet hôtel... Oh la la, je suis éreintée...

    Elle s’allonge. Ferme les yeux. Dis-maman, si je suis encore si petite, pourquoi que je ... Ferme la porte, veux-tu? Tu vois bien que je suis fatiguée...Tous ces préparatifs, c’est épuisant...

    Maman, t’es où ?

    C’est la nuit. Elle attend. Attend qu’ils reviennent. Attend qu’ELLE revienne. Les deux mains accrochées à la balustrade du balcon. Elle écoute, penche sa tête du haut du dixième étage pour voir... Rien, silence, moiteur du printemps, personne, toute seule, elle attend, attend qu’ils reviennent, les autres dorment, le frère, la soeur, ils dorment, ne l’ont pas vue se lever. Tout le monde dort, pas une lumière dans la maison d’en face. A côté, dans l’immeuble des Bertin, c’est tout noir aussi, Nadine, tu dors ?... Silence. Des pierres dans le ventre. Blottie sur le balcon. Elle attend. Ne sait même pas où ils sont partis. Disparus, ni vu ni connu, pendant son sommeil. Hier, avant-hier, ne sait plus. Dis, papa, c’est quand avant-hier ?... et avant avant- hier, c’est quand? Tais-toi ! Mange et tais-toi.

    Silence... ça tape dans sa tête...non, dans le ventre, ne sais pas, ne sais plus...Quand je serai grande, je partirai !

     

    Isabelle POYAU " 249 $ "

    " Deux cent quarante neuf dollars, c’est rien. Tu pars le vendredi, tu reviens le lundi. Deux cent quarante neuf dollars, tu peux aussi bien dépenser ça en un week-end à Montréal. Là-bas, tu n’auras rien à dépenser. Une ou deux bouteilles de vin, c’est tout. Et tu verras Thierry et Sandrine, et ta filleule qui vient de naître, que t’as jamais vue. Tu devrais y aller. Tu as le droit de le faire. " Et puis Pierre a passé les douanes, sans se retourner, me laissant seule avec ça sur les bras.

    J’ai tourné en rond dans l’aéroport Dorval, comme si le fait de rester dans ce lieu me permettait de m’imprégner de l’idée de mon propre départ. Comme pour me tester. Et si, dans cinq jours, c’était moi qui partait ? Comment me sentirais-je ?

    Je suis rentrée dans cet appartement de Montréal qui n’est pas le mien, où je passerai, peut-être, une semaine en attendant le retour de Pierre de Cuba. À moins qu’à mon tour, je prenne l’avion. Dans cinq jours, pour un week-end à Paris. Pour 249$. Pierre avait déjà tout organisé. Je gare la voiture à l’aéroport. Je laisse un message dans la boîte vocale pour dire où elle est, et la clé de l’appartement de Julie dans la boîte à gants. À son arrivée, il interrogera le répondeur et utilisera son double pour récupérer la voiture. Il viendra me chercher à l’aéroport le lendemain. C’est simple.

    Non, c’est compliqué. Je trouve ça compliqué et difficile. Et je tourne maintenant en rond dans l’appartement de Julie.

    Je m’étais efforcée de voir cette semaine à Montréal comme une bonne occasion de me vider la tête. Par un hasard inexplicable, ils étaient tous partis et j’étais seule. Mon mari, Pierre, en vacances à Cuba avec un copain pour une semaine, ma meilleure amie, Julie, partie depuis deux mois rejoindre son amoureux à Vancouver, mon amant, Martin en voyage d’affaires au Portugal. Je pouvais profiter de l’appartement de Julie… Pourquoi retourner chez nous, à la campagne, à 400 Km de Montréal quand je peux me fondre dans l’effervescence de la ville et y attendre le retour de Pierre ? Une bonne façon de commencer mes deux mois de vacances, en somme. Après, il n’y aurais plus que deux semaines à attendre avant notre départ pour la Thaïlande.

    Je tourne en rond dans l’appartement de Julie. Je ne sais plus si j’ai envie de me soûler (il faut que je sorte acheter de la bière !) ou de m’écraser dans le sofa pour regarder la télé (je ne connais même pas le numéro des chaînes à Montréal!) ou de fumer une clope (non, j’ai arrêté !). Ou d’utiliser la clé de Martin, aller chez lui respirer l’odeur de ses oreillers et parcourir sa bibliothèque du regard en touchant ses livres du bout des doigts. En ouvrir un au hasard, y trouver une vieille carte postale signée d’un ami que je ne connais pas. M’asseoir à son bureau, penser à ce qu’il pense quand il est assis ici. Quand il m’écrit un mot sur Internet que je reçois dans ma campagne, avec la peur vague que Pierre me surprenne à lire son bref message qui en dit long.

     

    Marie Thérèse JACQUET " Allumez le four ! "

     

    Je vous tâte, je vous pétris. J'imagine que vos verres en sont tout farineux et que si vous pouviez parler, émettre plaintes et requêtes, vous réclameriez un traitement à la chiffonnette, une douche au Spray Clearme, un trempage intégral dans une chimie adéquate.

    Le humains sont ingrats, chères lunettes. Les humains sont ingrats mais s'attachent aux objets... à leur façon. J'affirme que je vous ai aimées, mes mies, d'un amour constant et rapproché, allant jusqu'à vous chercher quand je vous avais sur le nez. Soupirons... il en est ainsi : on ne voit pas ceux qui vous servent le mieux.

    Au début de notre relation, je vous ai subies comme on subit les éléments naturels, les aléas de la vie, l'accumulation des années. Aujourd'hui, c'est à peine si je vous vois. Vous ne m'êtes plus d'aucun secours.

    J'ai de la peine, cependant à me séparer de vous, comme lorsque j'allais faire piquer mes chiens chassieux, goitreux ou cancéreux. Sans emploi, vous vous seriez encroûtées.

    Je vous range dans votre étui à ressort, votre sarcophage Stéroflex bien que de chair vous n'ayez miette. Je pose sur vos cercles jumeaux, vos seins glacés, sur vos bras graciles de fillette anorexique, ce suaire synthétique avec lequel je vous astiquais trois fois par jour, vérifiant sur le bleu ou le gris du ciel la perfection de vos transparences.

    Cloîtrées dans cet étui rouge que je vois d'un gris anémique qui tremblote et s'égare tel un nuage entre le plafond et le plancher, bouclées, coffrées, vous l'attendrez longtemps votre prince charmant !

    Dans quel pétrin vous voilà !

    Mes doigts ont vérifié, ces derniers mois les dégradations que vos verres annonçaient sur mon visage. Aujourd'hui, je ne me vois plus...

    Vous ne servirez plus mes passions botaniques, mes illusions d'amateur quand à grands coups de pinceaux, je guérissais sur la toile une nature trop étrange.

    Certes, vous ne me protégerez plus des postillons des infatigables parleurs. Comment leur dire, à ces amis, que je les voudrais muets en compagnie de ma cécité. Mais ils parlent : ils se consolent.

    Je sais, je sais... Le requiem est pompeux. Mais je procède à vos obsèques. Un style à la Virginie Despentes s'accorderait mal aux circonstances. Et puis, déjà petite enfant, j'aurais tant aimé être "curée". Je ne suis qu'aveugle, ce qui revient au même.

    Vous allez reposer sur le manteau de la cheminée, près de l'antique horloge. Il paraît que les veufs déposent en cet endroit les urnes renfermant les cendres et osselets de leurs chairs disparues.

    Mon amour est parti.

    Un homme si généreux. Une canne blanche en cadeau d'adieu. Il m'en apprit le fonctionnement. Un bouton, un déclic et la voila rigide, prête à l'emploi.

    J'aurais préféré un chien, son poil odorant, sa langue râpeuse, ses soupirs apaisants au crépuscule.

    Depuis que je joue avec ma canne dans le dédale de la ville, depuis que je range les objets avec un soin extrême (chacun doit habiter un territoire immuable, si je veux le retrouver) depuis que dans mes rêves, la lune tourne telle la toupie bariolée de mon enfance, depuis que la chaleur sur mes mains et mon visage est la seule preuve du jour, depuis...

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  • Concours calipso encore avec des extraits des trois premières nouvelles primées en 2003 sur le thème

     

    "Partir - rester"

     

    Et bien sûr la préface à cette édition.

     

    Un des principaux enjeux de l'écriture serait le temps supposé de partage d'un texte entre un auteur et un lecteur. A calipso, nous disons que ce pourrait être aussi cette capacité qu'auraient l'un et l'autre à être autre, à inventer d'autres vies ou à se découvrir au travers d'autres existences, à apprendre à voir d'autres mondes, à se laisser entraîner dans un autre espace, un autre temps, un autre mouvement.

    Sans doute existe-t-il pour chacun d'entre nous quelques uns de ces moments où lire devient un temps créatif à l'égal de celui d'écrire, une expérience intemporelle d'où surgissent des mots, des tournures, des formes insolites chargés de souvenirs lointains ou de rêveries si vivaces qu’elles en deviennent presque palpables.

    C'est porté par cette ambition de percevoir les bruits et chuchotements que font en nous les êtres et les choses - venus d'ailleurs ou du plus profond de nous-mêmes - que nous avons invité les lecteurs de tous horizons à plonger dans les méandres de l’écriture.

    Avec ce recueil " Partir- Rester " le concours de nouvelles calipso est désormais sans frontières.

     

    Extraits

     

    Bernard GALLOIS  "Le son de la rupture"

     

    Elle.

    Elle, c’était le son du saxo qui l’avait réveillée.

    Qui pouvait bien jouer ainsi au beau milieu de la nuit ? Elsa aimait ce son. Elle aimait ce souffle brutal, cette explosion, face au mur, qui ricoche et vous éclate la tête. Un cri rauque, un hurlement issu des tripes. Puis ça s'effondre, ça ruisselle, ça s’enfuit en un interminable gémissement enroué pour s’infiltrer jusqu’aux racines du silence.

    Qui pouvait bien jouer du saxo ainsi, au beau milieu de la nuit ? Après le départ de Marc, Elsa avait pris un somnifère et s’était écroulée sur le désordre du lit. C’était la dernière fois, elle ne reverrait pas Marc, elle l’avait compris. Il était venu pour le lui dire et il n’avait rien dit. Mais après tout, pourquoi aurait-il cessé soudain d’être lâche ? Il était venu avec sa tronche de beau jeune premier de la classe, son bouquet d’hypocrisies à la main, rose saumon avec un fin liseré de sang aux bords des pétales et un délicat parfum sucré. Au moins avait-il eu le bon goût d’éviter le rouge passion ! Et là, ce soir, ce dernier soir, il avait su se montrer tendre. Etait-ce possible, avait-elle rêvé ? Il avait su se faire caressant et attentionné. Où avait-il enfin appris ? Dans quels bras ? Qui l’avait initié à espérer un autre plaisir, un autre bonheur que le sien ?

    Elsa non plus n’avait rien dit. Elle s’était soudain sentie sale, cassée, souillée. Et elle n’avait eu qu’une hâte : qu’il parte, qu’il parte enfin. Et il était parti. Alors, elle avait pris une douche très chaude et avalé les deux petits comprimés bleus libérateurs. Dormir. Partir.

     

    Marie QUARTIER "Fidélité"

     

    Pile. Le sort en est jeté. Ce sera pour ce soir.

    Jamais il n’a pris une décision aussi difficile. Soulagé de n’avoir plus à se poser de questions, Jef termine son petit déjeuner. Son dernier petit déjeuner à la maison. Sa maison. Une maison dont il est fier. Une famille dont il est fier, aussi…

    Mais il ne veut pas trop y penser, en ce moment, à sa famille. Surtout ne pas penser à la petite, Juliette. C’est pour elle qu’il a tant hésité. Abandonner cette enfant, a-t-il le droit de le faire ? Lui pardonnera-t-elle un jour ?

    Elle pleurera. Il les connaît, ses larmes. Qui d’autre que lui dans la famille se lève la nuit pour la consoler, lorsqu’elle fait un cauchemar ? Qui d’autre s’attendrit sur sa peur des araignées et se charge de les chasser de la chambre avant qu’elle ne s’y couche ? Il fait cela chaque soir, discrètement mais soigneusement, ne négligeant aucun recoin, regardant toujours sous le lit, pour que Juliette n’ait pas une mauvaise surprise au moment où elle arrive dans son petit pyjama rose, les pieds nus – comme lui, elle adore marcher pieds nus. Ses frères se moquent d’elle. Parfois Rémi, le second, cache des insectes en plastique dans ses draps, pour rire. Ça les amuse, de l’entendre crier de frayeur, les imbéciles !

    Elle va devoir se défendre toute seule, à présent.

    Car il doit partir. Il le sait bien. De père en fils, ils sont toujours partis.

     

    Françoise LACOUR "La stratégie du vol stationnaire"

    " Reviens ! ". Le mot, murmuré très bas, presque seulement articulé, avait volé par dessus la table familiale, surligné par le regard grave de sa mère, qui le lui avait adressé rapidement, de l’autre bout. Dans le brouhaha des conversations qui se chevauchaient, mots aigus, rires cascadants, voix graves ou perchées, phrases ébauchées, discours solitaires, personne ne l’avait entendu, sauf elle.

    Sa mère seule savait percevoir cet imperceptible changement dans son attitude qui trahissait son absence, et elle la ramenait chaque fois de son ailleurs avec ce simple mot, qui suppliait. Un peu comme elle aurait tenté de faire revenir sa fille plongée dans un coma, elle l’appelait ainsi, presque en silence, et la tirait vers la vie familiale. Elle était à la fois complice de ces voyages et en était effrayée : qui, autour de cette table, aurait pu comprendre aussi bien qu’elle ce besoin de partir, ces évasions discrètes, corps présent et tête ailleurs ?

    Elle craignait qu’un autre en prenne conscience, et lance le brutal " à quoi tu rêves encore ? " qui aurait agressé sa fille en pleine navigation lointaine. Ces départs lui faisaient peur, aussi, puisqu’elle n’y trouvait pas d’explication raisonnable. Pourquoi sa fille, si mystérieuse depuis toujours, si différente, si secrète, si grave, s’envolait elle ainsi de plus en plus souvent, et particulièrement lors des réunions de famille autour de la table ?

    Elle restait là, dos droit sur sa chaise, un léger sourire plaqué sur le visage, les yeux butinant les images autour d’elle, d’un visage à l’autre, comme si elle observait et écoutait avec attention. Mais ses yeux semblaient légèrement voilés, ils regardaient à l’intérieur.

     

    Calipso (café littéraire, philosophique et sociologique)

    contact : assocalipso@free.fr

     

     


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  • calipso (café littéraire, philosophique et sociologique)

     

    Concours 2006 de nouvelles courtes

    Ouvert à tous, sans distinction d'âge, de nationalité ou de résidence.

     

    Pour cette cinquième édition le thème proposé aux auteurs est :

     

     " Enquêtes et filatures "

    Les œuvres seront appréciées par un jury de cinq membres composé de personnalités choisies par l’association Calipso en fonction de leur talent pour l’écriture ou la lecture. Les membres du jury seront conviés à présenter hors concours une œuvre sur le même thème.

     

    Le concours 2006 récompensera 10 auteurs :

    - 5 grands prix,

    - 2 mentions spéciales,

    - 1 prix Calipso étranger,

    - 1 prix du Dauphiné,

    - 1 prix Jeunesse *

     

    Les œuvres primées seront présentées au public par des comédiens lors d’une soirée " Jazz et polar " en octobre 2006. Elles seront également publiées sous forme de recueil au cours du premier trimestre 2007. Comme dans les précédentes éditions deux ou trois œuvres pourront également faire l’objet d’une publication hors concours. Tous les lauréats recevront dès sa parution un exemplaire du recueil.

    pour participer :

    Le nombre des envois est limité à trois œuvres par auteur. Chaque texte présenté sera rédigé en français, dactylographié, agrafé et expédié en cinq exemplaires. S’agissant d’une nouvelle courte, il comportera de 800 à 1200 mots.

    Ni le nom, ni l'adresse de l'auteur ne devront être portés sur le ou les textes. Par contre, sur chaque feuille du texte, en haut à droite, l'auteur portera un code de deux lettres et deux chiffres au choix (exemple : AB/10).

    Ces deux lettres et ces deux chiffres seront reproduits sur une enveloppe fermée à l’intérieur de laquelle figureront le nom, l'adresse, le téléphone et éventuellement l’adresse courriel de l'auteur ainsi que le titre du texte (ou les titres, un code par titre).

    Les auteurs primés s’engagent à ne pas réclamer de droits d’auteur autre que le prix reçu à l’occasion de ce concours.

    Les droits de participation sont fixés à 6 Euros pour la première œuvre et à 4 Euros pour chacune des suivantes. (chèque libellé à l’ordre de Calipso).

    Les mineurs sont exonérés de droits de participation. Le lauréat du prix jeunesse sera récompensé par la publication de sa nouvelle et recevra un lot de livres choisis par le jury.

    Une enveloppe timbrée avec l’adresse de l’auteur devra également être jointe à l’envoi.

    * Pour le prix Jeunesse (réservé aux mineurs) une autorisation parentale de participation (manuscrite et signée) et d’éventuelle publication doit être jointe à l’envoi.

    NB : Les droits de participation sont intégralement reversés sous forme de prix en argent aux lauréats de ce concours.

    La date limite de réception des œuvres est fixée au 15 juillet 2006

     

    calipso, 35 rue du Rocher 38120 Le Fontanil Cornillon, France, courriel assocalipso@free.fr


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  • Informations sur le concours calipso de nouvelles courtes 2004 : 

    " Pertes et fracas "

     

    172 contributions en provenance de toute la France et des DOM TOM et avec la participation d'auteurs résidants en Allemagne, Angleterre, Belgique, Burkina Faso, Canada, Espagne, Maroc et Suisse. Les droits de participation ont permis de réunir cette année-là 900 Euros, intégralement redistribués aux lauréats. 

    Préface à l'édition 2004

     

    La lecture nous apprend l’écriture. Ecrire, c’est tenter de lire quelque chose qui n’existe pas encore, quelque chose d’intérieur agité par le va et vient du réel et de l’imaginaire. Les mots couchés sur le papier réveillent en nous une humanité cernée par les images. Plaisirs et frayeurs sont pris dans la matière des mots. Lecture et écriture nous préparent à capter et à fêter des évènements advenus ; toutes les passions de l’homme s’y retrouvent et deviennent le lieu d’un enjeu, d’une mêlée entre les êtres et les choses issus d’une mémoire incertaine et de créatures étranges bordées par nos désirs de transformer à la fois les couleurs et les couloirs du temps.

    Il existe tant de mots qui se dérobent à notre étreinte que les premiers saisis par la plume nous ébranlent toujours. A Calipso, nous défendons l’idée que si l’écriture peut être une tentative de disposer librement du langage, elle est certainement aussi un engagement, au travers d’inflexions et de tournures particulières, à reconquérir – parfois avec pertes et fracas – une voix interne perdue dans les limbes d’un monde devenant chaque jour plus invraisemblable.

     

    Lauréats

    1er prix, Michel NAUDIN (60100 Creil) Retour de guerre

    2nd prix, Monique COUDERT (78160 Marly le Roi) La gomme

    3ème prix, Bernard MOLLET (06420 Valdeblore) Mon père ne casse rien

    4ème prix, Danièle TOURNIÉ (75017 Paris) Lent demain

    5ème prix, Anna-Maria BIGOT (59810 Lesquin) La bonde de la baignoire

    Prix calipso étranger, Maude MIHAMI (Berlin) Complainte d'un coeur gros

    Prix calipso du Dauphiné, Marc GIOFFREDI (38300 Saint Savin) Tueurs

    Mention spéciale du jury :

    Sandra COCHAIS (75015 Paris) Course-poursuite

    Morgane BATTIONI (75020 Paris) Je ne suis pas encore morte

    Christian BERGZOLL (63370 Lempdes) Faits d'hiver

    Eva POLLEFORT (Tervuren, Belgique) Gare à vos poches

     

    Hors concours :

    Patrick ESSEL Zamok

    Jacques HENNEBERT Soupçons

    Marie-Thérèse JACQUET Allumez le four !

     

    Le jury a également retenu au premier tour les auteurs suivants (par ordre alphabétique) :

    Claire Lise BOREL, Amandine COLSON, David DOMA, Françoise GUERIN, Nathalie HENSE, Nicolas LABARRE, Léo LAMARCHE, Paul LAROCHE Pierre MANGIN, Juliette NICOLLET, Agnès PAZ, Marie PIERRE, Claude POUX, Pierrette TOURNIER.

     

    Extraits

     

    Michel NAUDIN " Retour de guerre "

    Qu'est-ce qu'elle va dire, ma femme, quand elle va voir que j'ai plus qu'une jambe ? Elle va hurler, c'est sûr. Je la connais. Ça va faire du pétard.

    - Oui, tu perds toujours tout, on se demande où t'as la tête ! Tu pouvais pas faire attention, non, c'est vraiment trop te demander ? Ah, toi, t'en loupe pas une !... Te voilà bien avancé maintenant, regarde-moi ça ! Quel imbécile tu fais ! Ah, t'as bonne mine, je te jure ! T'as l'air malin comme ça ! Ah, quel couillon, alors !... Et ton autre godasse, elle est où ? Tu l'as pas jetée, au moins ? Fais-la donc voir, un peu !...

    Je l'entends d'ici. Rouspéter, c'est tout ce qu'elle sait faire. Il faut toujours qu'elle gueule. C'est une femme qui n'a pas de patience, qui est acrimonieuse. Pendant ces quatre années, la seule fois où elle m'a écrit depuis que je suis parti, ça a été pour me dire qu'en partant, justement, j'avais oublié de prendre mon peignoir et des cravates de rechange et que vraiment comme tête en l'air, je me posais un peu là, c'était tout moi cette négligence. Alors, quand elle va voir que je ramène pas tout mon petit linge et qu'en plus j'ai paumé une guibolle en route ... Non, j'ai pas fini de l'entendre.

    Encore, ça c'est trop rien, la jambe : il me manque aussi la moitié de la figure. La tête qu'elle va faire !

    ...

     

    Monique COUDERT " La gomme "

    Si j'en crois la lettre que je viens de recevoir, et si je ne m'abuse, c'est une lettre de fin de non-recevoir puisque c'est une lettre de rupture. Alors tu m'as supprimée de ta vie ? Tu ne veux plus de moi, bon... puisque t'oublier est devenu une nécessité, je vais prendre les devants. A partir de maintenant je t'exclus, je te limite, je te réduis, je te contourne, je te bâillonne, je t'annihile, je te décapitalise, je te lime les bords, je vais prendre une gomme et effacer tes contours, puisque c'est incontournable, je dois dorénavant te contourner.

    Je gomme.

    Je gomme tes yeux luisants, tes cils de fille, ton nez d'aigle, ta silhouette de danseur argentin, je gomme tes mots méchants, tes verbes acides, ton rire aigrelet, ton sexe gourmand, tes vérités de Lapalisse, ton goût du mensonge, tes mains de pianiste.

    Je gomme. Je gomme... Adieu la place des fêtes où tu m'as regardée pour la première fois, effacé ton affreux quartier de saint Blaise où j'ai saigné dans ton lit, le café des phares où tu philosophais comme personne, démoli le petit hôtel Saint Paul où l'on mangeait des gâteaux à la crème sur les draps froissés de l'amour.

    Mais ma main est prise d'un frisson frénétique, je ne la commande plus, elle part à l'assaut du monde à grands coups de gomme rageurs. Adieu l'Île de France. Adieu les Balkans, suspendus à rien les jardins de Babylone. Au secours ! Le pont du Golden Gate a perdu la moitié de son tablier au soleil levant. L'ange de Reims, privé de sa niche, s'abat sur une procession du Saint Sacrement. Ca ne fait heureusement aucune victime puisque je gomme l'évêque, l'archidiacre emberlificoté dans son étole et les vieilles bigotes sous leur voilette violette.

    ...

    Bernard MOLLET " Mon père ne casse rien "

    Mon père est un homme que l'on peut qualifier de très sérieux. Sérieux dans son travail, dans ses relations, dans ses liens familiaux, même ! Il a été élevé à la dure et en a gardé ce côté réfléchi et pour tout dire un tantinet austère. Je ne me rappelle guère l'avoir vu rire, ou alors en service commandé, lorsqu'il rencontre de ces clients qui ne conçoivent la relation d'affaires qu'avec une bonne grosse blague recuite à la clé, dont il faut rire comme de la meilleure histoire du siècle. Et un beau jour, après le tournant de la quarantaine, était-ce de trop s'être retenu, était-ce de s'apercevoir que le tempus fugit et qu'un bon moment raté ne se représentera jamais, je ne sais, toujours est-il qu'il eut une courte période de délire déraisonnable. Mais, au vu du résultat obtenu lors de cette tentative d'humour débridé, il est revenu à son caractère naturel, posé et sage et ne s'en départit plus, même accidentellement.

    Donc, une expérience pour le moins malheureuse a rendu à mon père sa gravité et sa conscience passées, qu'il avait un temps oubliées pour une période de folie assez réjouissante, du moins pour le spectateur que j'étais. La seule fois qu'il déjanta, ce fut à cause d'une observation quasiment scientifique que lui avait démontrée notre assureur, lui-même au demeurant un homme des plus solennels et qui avait sur le visage la marque des catastrophes successives advenues à ses clients ?

    Cet assureur, venu discuter d'un nouveau contrat quelconque, avait été reçu dans le salon familial et sur la table centrale trônait une superbe coupe de magnifiques noix, car c'était le début de la saison des fruits secs. Se souvenant très certainement d'une expérience vécue quelques années auparavant, lorsqu'il était encore un homme presque normal, il avait saisi une noix dans la main droite et demandé à mon père, médusé : " Si je lance cette noix sur la vitre de la fenêtre qui se trouve là, que pensez-vous qu'il arrivera ? ". Mon père demanda à voir la noix, tenta vainement de la casser dans ses doigts, jugea qu'elle était très solide et déclara qu'à son avis, vu la dureté du fruit, la vitre devait éclater en morceaux. L'assureur lui dit que d'après lui, c'était la noix qui allait céder et craquer, et il demanda l'autorisation de tenter l'expérience, précisant au passage à ma mère présente et plus qu'inquiète qu'il se chargerait de tout en cas de malheur, ramassage des éclats, remplacement de la vitre et cadeau d'excuse à la clé ?

    ...

     


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