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    Habitué des concours de nouvelles, des forums, sites et autres blocs-notes littéraires, Jean-Claude Touray se distingue par sa capacité à chatouiller les redresseurs de torts et à houspiller les tribuns retors. Il se faufile partout où la réalité, considérée sous l’angle de la fiction, reste confinée du côté obscur. Pour une poignée d’e-lecteurs, il a cette triste habitude de combiner les associations d’idées plutôt que d’accumuler les lieux communs. Il aime ainsi colporter sa bonne humeur et distiller son humour grinçant là où d’autres iraient simplement montrer patte blanche et faire œuvre de respectabilité.

    Sa nouvelle Brève noire avec Chaussettes à la mode, finaliste au dernier concours Calipso n’est en ce sens qu’une élémentaire aventure de privé où tout est joué d’avance, un peu comme si dans ce monde, communément appelé policier, on ne pouvait échapper à la prédestination ; seulement Jean-Claude Touray se joue de tous les avatars du genre pour n’en retenir que les cabrioles et les pirouettes et, tout bien pesé, offrir au lecteur quelques brefs instants de douce noirceur.

     

    épisode 1/2

     

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    Je faisais le pied de grue sur le trottoir en attendant le client rue Peton, mon meilleur feutre mou vissé sur le sommet du crâne. J’avais dans ma poche revolver, qui n’en contenait jamais, une lettre peu aimable de mon propriétaire me réclamant trois mois d’arriérés de loyer. Et plus un radis en banque. Il était temps que les affaires reprennent sérieusement pour l’agence Nestor Martin, détective privé, si je voulais faire une avance à ma secrétaire, la blonde Stella.

    Piétinant devant la " Brasserie-bar du Panaris" dont je venais de sortir, je frissonnais sous mon imper d’exhibitionniste à la Colombo. J’attendais le client qui n’était autre que mon pédicure, monsieur Chou Tsé Toung. Un chinois prenant son pied à s’occuper des arpions des autres.

    J’avais du temps devant moi s’il avait besoin de mes services: ma seule affaire en cours était une enquête sur la disparition d’un string en mailles d’or dix-huit carats. Il avait été offert en cadeau d’anniversaire par Fulbert-Félix président du Gombo, petit état d’Afrique Noire, à Mélanie Merteuil, la romancière à succès. Le commissaire Maigrelet, de la Mondaine, y perdait son zoulou dialectal mais moi, le privé, j’avais ma petite idée…

    J’avais reçu une invitation de ce Chou mandchou " pour affaire urgente ". Quelle affaire? Mystère et rutabaga. Je l’ai attendu, d’abord à l’intérieur du bar " Le Panaris " en sirotant un Rhum Agricole puis j’ai poireauté dehors.

    Au bout d’une demi-heure je pensais que Chou ne viendrait plus lorsque j’ai été accosté par une brune entre deux âges. Elle m’a dit :  " C’est bien le pédicure aux doigts de fée que vous attendez ? Il est empêché et m’a confié pour vous un message ". " Empêché ? Mais pourquoi ? " L’accorte brunette me tendit sans répondre un papier sur lequel était griffonné: " Cher Nestor vous avez les plus beaux pieds du monde et je vous ai recommandé comme foot-model pour présenter la collection de printemps des chaussettes Pif Paf Pouf, sous la prestigieuse griffe PPP. Impossible de vous en parler de vive voix. Votre Chou ". En post-scriptum il y avait le numéro d’un portable. Celui de la directrice des boutiques de Haute Couture de PPP. Elle m’a proposé un rendez vous pour un casting où j’ai triomphé devant le pied d’un pompier, une belle pointure pourtant.

    Et j’ai signé avec PPP pour une tournée internationale en 25 étapes débutant à Pithiviers. J’allais devenir porte-drapeau de la socquette comme de la chaussette à mi mollet, alias mimolette, dans les défilés de Haute Couture. Intermittent de la mode? Pourquoi pas ! Mais je devais, affaire de déontologie, simultanément ouvrir un dossier d’enquête. Vu la défaillance de Chou je ne voyais que moi comme client…l’argent venant des chaussettes serait en partie versé à l’agence…

     Jean-Claude Touray


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    Cette nouvelle de Patrick ESSEL fait partie d'une série de récits concoctés à partir de ses rencontres professionnelles.

     

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    C'est trop compliqué pour eux. Ils se disent que quelqu'un d'autre m'habite et ils ne m'écoutent plus. Grand bien leur fasse ! Ils ne savent pas ce que j'ai en tête. La gestation est quasiment terminée. Bientôt, je serai assez forte pour passer à l'acte. Un vrai sale coup tordu dont tout le monde se demandera ce qu'il y a derrière. Ils auront beau forcer leur curiosité, ils ne sauront rien de ce qui m’inspire. Sûre que les commentaires rivaliseront d’extravagances, chargés d’horribles exclamations de stupéfaction. La polémique durera des jours et des jours et ils ne seront pas plus avancés quant au fait de savoir si je suis une véritable personne. La panique aura raison de leurs certitudes et c’est tant mieux. Seul comptera le dégoût qui leur viendra du fond du ventre. A tous. Ouais, il faudra qu'ils aient le cœur bien accroché.

    Je n'ai encore rien de définitif en tête pour entamer le branle-bas. J’aurais bien envie de m'en prendre à cette grosse vache d'épicière ou à cette couille molle de concierge rien que pour les entendre crier leur mère, mais cela ne mènerait nulle part. Ce ne sont pas les plus pourris. Et on mettrait ça aussi sec sur le dos des shootés qui squattent les caves de l'immeuble. Pas sûr du tout qu'une télé soit appâtée.

    Pour la suite, je suis parée. Il n’existe pas une seule chose que je ne veuille profaner. Le moment venu, il n'y aura pas d'embrouille sur les objectifs. Les premiers spectateurs maquilleront leur trouille en invoquant les frasques d’une petite sauvageonne mais dans toutes les éditions spéciales on aura vite fait de titrer sur La Barbare.

    Je ne prendrai aucune précaution particulière. J'agirai en plein jour, au beau milieu de l'après-midi et en plein centre. Le centre c'est plein de cloches qui arpentent, de guerriers pomponnés au flashball et de petites frappes à la mode qui n'en ont rien à foutre de rien.

    " En plein jour, c'est comme ça que t'auras le plus de bonheur " il m'avait dit le grand-père. Et en plein jour, le centre, c'est le top du vice.

    Pour ça, autant dire que j'irai pas les mains vides, j'emporterai toute la mitraille que le pépé avait planquée juste avant d'être dessoudé. Une mort magnifique, troué de partout par une bande de teigneux en uniforme, surgis de nulle part au beau milieu d’un effroyable grondement de tonnerre.

    Je ne me fais pas de cinéma, je sais que malgré toute cette belle artillerie, je n'échapperai pas aux tirs croisés des bourriques et des chiens de quartier. Je les vois déjà tourbillonner, les mâchoires trempées dans la fureur, apprêtées pour la tapageuse. Ils seront comme à la manœuvre et arroseront toute la zone à coup de rafales d'armes automatiques en gueulant les pires saletés. Sauf qu’ils n’auront pas la moindre idée de ce qui les attend en face. Je suis pleine. Pleine à ras bord d’une vie bénie par les anges. Avec leur bonne étoile, j’ai de quoi taper dans le mille sans que le pépé ne vienne à la rescousse. Je suis seule sur ce coup. Il n'y aura que moi pour orchestrer les explosions : et bing les vitrines et bang les devantures et bing et bang les bagnoles et les fourgons, et bing là haut les corbeaux et bang les petits coins de paradis et bing et bang les gros cubits de la petroleum. Bang ! Bang ! Bang ! Et basta pour les collatéraux !

    Après le feu d'artifice, je filerai droit à mon trou et le tour sera joué. J'attendrai roulé en boule au milieu des taupes. Pour me déloger, faudra qu'ils ratissent le plus petit recoin aux peignes à morpions. Ils piailleront de toute leur force " à la folle à la folle " Leurs cris me revigoreront. Ils feront renaître en moi l’envie de m’accaparer la place de quelqu’un d’autre. Je ne sais pas encore quel autre. Je vois simplement ses yeux mais je goûte déjà au souffle de sa bouche, je sens ses doigts triturer quelque chose en bas du ventre.

    Je sais que je serai blessée avant la fin du jour. Une blessure au ventre justement, douloureuse et odorante. Mais on ne m’entendra pas. Je me plierai en deux et je resterai coite, l’esprit en berne et les jambes serrées. Ils n'auront que leurs gros yeux bouffis et leurs blaires crotteux pour renifler ma trace.

    " Du sang et des tripes à l'air, rien de tel pour s'attacher la sympathie des caméras", disait grand-père.

    Je zipperai la nausée à coup de tord-boyaux et je soulagerai les tripes avec des encres bleues, vertes et jaunes. Après ça elles ressembleront aux bonbons flagada, des vachement bons bonbons et je chanterai à tue-tête l'hymne de grand-père : "bleues, bleues, bleues, les tripes sont bleues… vertes, vertes, vertes, les tripes sont vertes… jaunes, jaunes… jaunes… les tripes sont…

    Le sang me rappellera d'autres jours où d'autres ont titubé, étrillés par les crachats venus de la terre mais il réveillera aussi le souvenir de ceux qui ont avancé, les yeux rugissants, avec des pensées aiguisées à la vue de drapeaux rouges et noirs, des pensées âcres, pleines de ramures grondantes, exécutives.

    Quand ils feront irruption, je ne dirai rien. Je ne chercherai même pas à leur faire entendre la mort. Ils seront tous là, je le sais. Les pompiers et les docteurs, les reporters et les justiciers. Ils m'entraveront nue sur leur autel et prendront des dizaines de clichés de mes entrailles et ils dresseront leurs zooms et leurs stéthos sur mes gros tétons avant de les planter dans la profondeur de mes cuisses grandes ouvertes. La lumière sera blanche, éblouissante, ravageuse. Au début, je serai encore belle, offerte à la pluie des males. Les plus jeunes voudront s'attarder, voire s'alanguir mais ils seront vite cisaillés par les éclats de rire des vrais hommes à poigne. Par ceux-là, je me laisserai emmailloter sans broncher. Ça sera ma seule bonté.

    Quand ils auront fini de m'écorcher et de décortiquer toutes les combinaisons de mon âme et qu'ils auront jeté pour le compte ma carcasse derrière les barreaux, je ferai encore une fois la morte. Je fermerai l'œil de la nuit et me réfugierai à l'intérieur de cette chose noire qu'ils appellent mauvaise graine. Je végèterai le temps qu'il faudra, recroquevillée dans les anneaux du silence.

    Le temps d'une nouvelle germination.


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    Allez, c’est dimanche, vous prendrez bien une petite douceur ?

     

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    Dehors, la nuit est presque là. L’air est chargé d’une moiteur d’avant orage. Un peu partout on tire, on traîne ou on pousse au milieu de rires, de cris, d’invectives et de coups de klaxons. Les berlines ont avalées des tonnes de provisions mais elles se gavent encore de toutes les mauvaises humeurs : les erreurs, les oublis, les fatigues, les solitudes.

    Dedans, c’est le jour de Babette. Un jour qui tranche avec les autres jours. Dans les allées tout est frais et cousu d’or. Une musique fringante passe en boucle. Des hôtesses aux joues bien rouges prennent position au milieu de la foule, invitent le chaland à gagner le podium central et à écouter les annonces faites à Babette. Des hommes essaient de se donner un air mignon et quelques femmes tressaillent comme traversées d’un plaisir mystérieux. Les couples vont côte à côte, parfois au bras l’un de l’autre. Chacun feint d’être un des invités d’honneur de la soirée. Des mots venus de nulle part se perdent dans un vacarme feutré. C’est à peine si les yeux se croisent.

    Des projecteurs tournent autour de Babette. Peu avant vingt heures, l’un d’entre eux s’esquive et vient frapper les pupilles d’un homme presque quelconque. Décontenancé, l’homme est pris d’une sorte de toux cérémonieuse. Ses yeux vacillent sous l’éclat lumineux. Il les ferme et les rouvre plusieurs fois sans que cela l’aide à y voir plus clair. Ses mains s’agitent beaucoup trop aussi, il décide de les enfouir au fond de ses poches. Babette n’est qu’à n’est qu’a trois, peut-être quatre mètres de lui. Elle invite l’homme à s’approcher davantage. Eclat céleste, plantureusement enchanteur. Il sent un fourmillement dans la nuque et des élancements au bout des doigts. L’air n’entre que difficilement dans sa poitrine. Ses yeux se gonflent d’un afflux de sang trouble. Il aimerait qu’un peu de confiance lui vienne et qu’il se décide à bouger mais son cerveau n’envoie que des frissons marqués au fer rouge. A quelques pas, une femme le regarde. On ne voit d’elle que ses longs cheveux argentés et sa blancheur. Une blancheur de lait. Des projecteurs l’accaparent à son tour. Il y a dans son regard de la douceur et de la fierté. Il y a si longtemps, si longtemps…

    Elle voudrait dire le bonheur et la douleur de cette durée. Dire son ancienne et foudroyante liaison avec Babette. Dire le vacarme qui secouait tous les esprits du temps où ils étaient jeunes. Dire les empressements. Les délices. Les enchantements. Dire les jours d’après aussi. Les calamités. Les disgrâces. Les préjudices. Dire qu’un jour il est arrivé tout le contraire de tout ce qu’elle aurait aimé garder dans son souvenir. Dire à cet homme qu’à trop contempler la Babette un jour il pleurera amèrement. D’un coup, d’un seul grand coup.

    Elle voudrait dire tout cela mais elle ne sent plus d’une humeur assez tendre. Elle s’approche pourtant encore de l’homme dans l’idée de lui parler quand même un peu et de le toucher peut-être. Mais parvenue dans sa proximité, l’homme feint d’être dans une autre attente, engoncé dans son costume trois pièces, visage impassible et regard perdu quelque part dans les travées. Elle devine qu’elle n’entrera pas dans sa vie. Elle n’est plus une reine. Et à le considérer de près, cet homme n’est rien d’autre qu’un objet humain vaguement figuratif. Au loin s’en sont allés la foudre, le feu et les festins. Avec le temps ne reste que l’errance et les mauvais coups du sort. Brusquement, une douleur la prend à la poitrine. Elle jette sa tête en arrière et se force à en rire, un grand rire nerveux vite brisé par des sanglots. L’homme semble se demander pourquoi cette femme s’intéresse autant à lui, pourquoi elle ne respecte pas son immobilité, son anonymat. Les démangeaisons le reprennent de plus belle et sa peau vire à l’embrasement.

    Et au contraire, la grisaille s’empare de la femme. Pour elle, le cœur n’y est plus. La disgrâce l’empoisonne. Elle adresse encore un vague sourire à l’homme.

    - Bon, dit-elle, je vous laisse…

    Les projecteurs la suivent un moment. L’éclat est différent. Ses cheveux sont maintenant ternes et défaits, son visage s’est desséché.

    L’homme est soulagé, presque réjoui. Quelqu’un en costume sombre lui présente de plates excuses. Quelqu’un d’autre, une femme encore, l’enveloppe de son sourire : un joli petit coeur, généreux et rassurant.

    - À Babette, dit-elle.

    L’homme hausse les épaules et ne dit rien.

    - À Babette, répète la femme.

    Il ne fait pas attention. Il ne voit pas arriver le petit verre de blanc liquoreux et le toast à la mousse d'esturgeons. Il a ouvert machinalement la main pour s’en saisir mais il fait non de la tête.

    Tout autour, d’autres hommes le regardent avec envie. L’un d’eux finit par l’apostropher sur un ton goguenard :

    - Monsieur préfèrerait peut-être un œuf coque avec des mouillettes ?

    - Ou alors, renchérit un autre, Monsieur pencherait peut-être seulement que pour de longues, de très longues mouillettes ?

    Des calembours jaillissent de toutes parts. L’homme se racle bruyamment la gorge, se tortille, bredouille, ergote, invoque, concède, acquiesce, souscrit, s’excuse … et finit par accepter l’invitation.

    - Allez, à Babette, reprend la femme.

    - À Babette, répète l’homme.

    Un tonnerre d’applaudissements accompagne l’impétrant.

    Dehors, un vent violent laboure les derniers traînards.

    Dedans, la clameur fait surgir d’autres hommes et d’autres femmes. Babette trône au milieu des cris et des bravos. Elle scrute les grandes allées de sa ville. Elle couve son monde. Elle est belle. Elle est blanche. C’est de sa blancheur qu’est née la vie. Elle ne sait rien de sa beauté. C’est une fleur des pois, délicate et parfumée. C’est une souffrance aussi.

    Dehors, les éclairs crèvent le ciel et la foudre frappe à l’aveugle.

    Dedans, la circulation devient difficile. Les gorges s’irritent et les poumons sont asphyxiés.

    Moi, je n’ai encore pas approché Babette de près. L’espace s’est brutalement rétréci autour d’elle. C’est son heure. On chantonne et on rit sur place. À la seule force des coudes et des genoux, je me taille un passage dans la multitude. Quelques femmes sont prises par la colère et leurs hommes menacent mais d’autres s’amusent du défi et applaudissent. Peu à peu, je rejoins le cercle des familiers. Le climat y est moins délétère. Devant moi quelqu'un prétend qu’un seul instant passé auprès d’elle à l’épaisseur de l’éternité et qu'en moins d'une minute on attrape cet air comblé qui serait celui du bonheur. Et en effet, les gens les plus proches de l’estrade sont pris de formidables soupirs d’aise. Certains dansent en remuant follement ventres et fesses, d’autres retiennent leur souffle et s’empourprent jusqu’à la cyanose avant de laisser jaillir nerfs et muscles dans un rire volcanique, d'autres encore trépignent et grognent d’impatience en frappant obstinément du pied. Je m'approche encore, la démarche un peu cahotante. Je demande au hasard,

    - Elle a quel âge déjà Babette ?

    - Vingt cinq, répond quelqu’un.

    - C’est son vingt cinquième anniversaire ! Le vingt cinquième ! Le vingt cinquième ! entonne une bande de jeunes filles délicieusement potelées.

    Au centre de l’estrade, Babette entretient l'enthousiasme. Je bombe le torse et je crie

    - Hep ! Hep !

    Un projecteur courre aussitôt sur ma poitrine et sur mon visage. La lumière me donne de la force. Je crie encore :

    - Hep ! Hep ! Hep !

    Quelque chose de sublime va se produire. Je le sens. Mon corps tout entier est en alerte. Des mains s'affairent tout autour de moi. Des mains enjouées, comblées, épanouies.

    - Bien, tout va bien, dit une voix à mon intention.

    Chère petite Babette… Elle m'a choisi. Je suis son point de mire. Une lueur de triomphe s’allume dans mes prunelles.

    - Tout va bien, fermez les yeux maintenant !

    Je m'empresse d'obéir, impatient de communier.

    Une dame bien mûre me tend une petite cuillère avec déférence. Ma bouche s'entrouvre maladroitement mais l’offrande, d’une extrême blancheur, vient se glisser paisiblement entre mes lèvres. S’étaler sur ma langue. Se répandre en mon palais. S'envoler dans les tréfonds de ma gorge. Bénir enfin ma pomme d'Adam avant de s'en aller régaler les chairs et se fondre dans l’ambre de mon sang.

    Les acclamations de dizaines de gosiers assoiffées me sortent du ravissement. Très vite, je recouvre la vue et le sens de la mesure. On me marche sur les pieds, on s’accroche à mes bras et jambes, on me déchire la peau, on m’entaille de toute part. La foire d’empoigne bat son plein.

    - Bien, tout va bien, dit la voix à l’intention d'une autre bouche.

    Mon heure de gloire est passée. Babette m’a laissé choir. Sans même un baiser d’adieu pour se souvenir qu’on a été amoureux. Un rire nerveux me gagne. Il vient du fond de ma poitrine. Un rire d’une infinie tristesse qui me laisse blême.

    La lumière se modifie rapidement. Bientôt, elle ne montre plus que l’expression muette de mon visage. Le cercle d'aspérités autour de mes yeux.

    Dehors le noir a fini par triompher.

    Patrick ESSEL


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    Cette nouvelle de Patrick ESSEL a été publiée dans le numéro 27 de la revue "Les hésitations d'une mouche".  Elle fait partie d'une série de récits concoctés à partir de ses rencontres professionnelles. 

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    Cela a commencé par le cadre. Un décalage de quelques centimètres. Un coup sur la droite. Un coup à gauche. Une fois au dessus. Une fois par dessous. Voilà maintenant douze jours que ces incidents se répètent. Le matin je sors. Je vais là ou là, comme tous les matins sans passer par trente six chemins. Quand je me rends au travail je ne pense qu’à la tâche qui m’attend. Quand je vais au café, je m’assoie dans un coin, à l’écart. Je suis un homme discret, peu enclin aux démonstrations. J’habite un meublé de quelques mètres carrés bien tenus. A mon retour, le soir, j’observe cette chose tout à fait particulière, le cadre n’est pas exactement à sa place. Je ne constate pas d’autres anomalies que cet infime espacement. Pas d’autres traces de dérangement. Pourtant quelque chose d’extérieur est entré. Quelque chose qui n’a pas de raison d’être et qui pourrait, si je n’y prenais garde, bouleverser une multitude d’autres choses.

    Par exemple, une semaine après le début de cette affaire, c’était un vendredi, j’ai dû interrompre mon travail pour répondre à un coup de téléphone urgent. D’ordinaire on ne m’appelle jamais vu que mon métier ne requiert aucun contact avec l’extérieur et qu’en dehors je ne fréquente personne. Je ne sais pas qui était à l’autre bout. J’ai entendu un raclement de gorge et j’ai dit, je ne comprends pas. On a raccroché. Je suis resté suspendu au combiné à chercher une explication. Il y avait ce bruit tut … tut … tut … tut … tut … Au bout d’un moment le chef est venu me dire il faudrait vous secouer un peu les puces mon vieux. Le chef, c’était la première fois depuis mon entrée dans l’usine qu’il me rappelait à l’ordre. En rentrant, ce soir là, j’étais plus fatigué qu’à l’habitude et j’aurais bien voulu aller me coucher tout de suite après avoir remis le cadre en place ; or voilà que je trouve mon lit à moitié défait. Normalement, je ne sors jamais tant que tout n’est pas complètement en ordre dans le studio. Je fais ça automatiquement, sans même y penser. Il ne m’est jamais arrivé de m’absenter en laissant traîner quelque chose. Ceci étant, on dit que cela peut arriver.

    J’ai passé une très mauvaise nuit. Sans presque dormir. Au matin, le cadre avait viré d’un bon décimètre sur le côté. Je ne discute pas cet état de fait. J’observe simplement que de mon lit j’ai une vue sur tout le studio et que l’on ne pourrait rien faire sans que je ne le voie. Quant à mes oreilles, elles sursautent au moindre bruissement. Alors …

    C’est en réajustant le cadre que j’ai entendu marmonner dans mon dos. Bien sûr les cloisons du studio ne sont pas très épaisses, mais quand même. Ça disait tu l’a vu ? Tu as vu sa tête ? Ma tête ! Heureusement, j’ai un miroir. Juste en face du cadre. Je me suis planté devant et j’ai tout inspecté minutieusement. D’abord les yeux, les yeux c’est toujours ce qu’on regarde en premier, n’est-ce pas ? Les yeux n’avaient rien. Les cils, les sourcils, les paupières non plus. J’ai lorgné sur la bouche, je l’ai ouverte, en grand, j’ai fait passer lentement la langue sur les lèvres puis je l’ai rétractée, tout au fond pour bien voir chaque portion de l’intérieur. Rien. J’ai sondé les rides une à une, celles de la chance, celles du cœur et celles des fatalités. J’ai parcouru le nez, écartant l’extrémité des narines avec l’ongle de l’index, puis le menton, le front, les joues et les oreilles. Pour rien. Je n’ai rien remarqué. Pas un seul point noir.

    Dans mon dos ça a remis ça.

    Cette fois, j’ai écarquillé les yeux de toutes mes forces et j’ai consciencieusement malaxé la peau des sinus et celle des tympans pour bien stimuler les pupilles.

    Ça m’a pris dix bonnes minutes avant de trouver. C’était sur le profil droit ! La joue droite plus exactement ! Elle était truffée de petites alvéoles à moitié bouchées. Des tas de petites cavités, minuscules, inconsistantes, dérisoires. Avec une épingle, j’en ai vidé une au hasard. Pouah ! Ça empestait la pire odeur de ma vie !

    Mais voilà que depuis trois jours les trous se creusent et s’élargissent. Certains ont grandi à tel point qu’ils s’agglomèrent aux autres et forment des espèces de petits réduits. L’autre matin j’ai essayé d’en colmater quelques uns en les bourrant de salive et en pressant du bout des doigts la peau tout autour pour que ça reste bien dedans. J’ai une salive très épaisse, presque gélatineuse et bon, cela aurait dû suffire. Et bien non ! Des bulles ont commencé à jaillir de tous les côtés et je me suis mis à éternuer comme si j’avais un gros rhume.

    J’ai du mal avec les rhumes. Très vite j’ai les narines pleines de boursouflures et les yeux gros comme des oignons. Je me suis préparé un thé du pays. Bouillant et très sucré. Pendant qu’il infusait, j’ai remis deux ou trois choses là où il fallait. Dans mon dos ça disait, il ne pourra pas y changer grand chose, c’est pas comme cela que ses affaires vont s’arranger, a-t-on jamais vu un pareil bric-à-brac ?

    Je me suis retourné brusquement, j’ai fais un pas, non deux, et j’ai crié, écoutez maintenant … puis j’ai ravalé ma langue et répété bien plus bas attendez, écoutez … écoutez voir … je n’ai rien dit d’autre. Rien. A cause du cadre. En plus d’être tout de travers il était … je veux dire, il y avait cette déchirure qui partait du côté droit et qui allait jusqu’au centre. Oui, il y avait cela. Je suis resté planté devant, muet. Plus de bouche. Plus de langue. Pas de mot. Pas d’idée. Pas de discussion. Pas même la force de dire non c’est impossible, c’est incroyable, incroyable. J’ai senti un craquement dans ma tête, pas un bourdonnement ou un grincement non, un vrai craquement. Je me suis tordu en deux pour éviter que des débris ne s’entrechoquent. Et j’ai attendu comme ça, tordu, complètement tordu.

    Bien après, peut-être après cinq ou six heures d’immobilité, un peu de souffle est revenu. Un peu de lumière et de formes aussi. J’ai mis des gants de ménage, pris le balai et des chiffons, un grattoir et de la javel, de la colle, des punaises et des sparadraps. J’ai nettoyé, raccommodé et redressé tout ce qui en avait besoin. Ça m’a tenu jusqu’au soir. Jusqu’à ce que ça reprenne de l’autre côté, plus insistant encore. Dis donc, il nous chambarde tout le vieux fêlé, faudrait lui dire une bonne fois qu’il n’a plus rien à faire ici, ouste, qu’il arrête de traîner dans nos pattes.

    Et brusquement, il n’y a plus rien eu à voir. Le cadre s’était volatilisé. Le miroir désagrégé. Moi-même, je n’y étais plus. Et il n’y avait rien à ma place. Rien que le souvenir d’un lit défait, d’une saleté de fissure et le bruit de leurs voix.

    Je ne veux pas d’histoires. S’il le faut, je veux bien que l’on enlève toutes ces humeurs qui traînent dans le studio. Je n’ai rien à faire de tout cela. S’il le faut, je peux tout oublier.

    Vous comprenez monsieur, moi je veux juste remettre les choses bien à leur place et vivre en bonne entente.

     


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    Sonate en sous bois, de Patrick ESSEL est une nouvelle écrite pendant un festival de films sur la psychiatrie, il y a douze ans de cela au lieu-dit " La Dame Blanche ", un centre hospitalier forcément imaginaire.

     

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    Hermann n’hésita qu'un bref instant avant de s'asseoir sur le banc de pierre en face de l’austère pavillon Charcot. Le ciel se gonflait de gros nuages noirs, prêts à se rompre et la lumière s’entachait d’une infinie tristesse. L'endroit était à l'écart, morne et terreux, loin des bâtiments illuminés qui donnaient sur la salle des fêtes. Comme chaque année, aux premiers jours de l’été, la Dame Blanche ouvrait ses jardins et salons à d’invraisemblables spectacles de théâtre et de cinéma. Une semaine durant, on y entendait parler toutes les langues de l’univers et un peu partout on pouvait croiser seul ou en troupe, quelques hurluberlus remarquablement inspirés. C’est à Charcot qu’on reléguait les impotents, les imbéciles, les forcenés, la plupart des vieillards et pour en prendre soin, les employés d’une certaine précarité existentielle. On demandait au reste du personnel de s’incliner devant les nécessités de service et aux patients moins infirmes d’arborer un sourire de circonstance. Mais il arrivait, dans le bonheur de se retrouver au beau milieu d’une fiction, que des sentiments longtemps enfouis s’expriment soudainement et que, au détour d’une scène lumineuse, on se laisse aller à de douces folies ou à quelques visions extravagantes. Naturellement on redoutait en haut lieu cette vérité des émotions et on multipliait mises en garde et coups de semonce à l’encontre des indisciplinés. Les récalcitrants passaient systématiquement à la chausse-trappe, c’est à dire à Charcot. Là-bas, on avait entrepris de substantiels travaux de replâtrage et d’isolation avec une infinité de poutres, de piliers, de grilles et de cloisons. De ce fait, il y régnait la plupart du temps un silence claustral, à peine troublé par les pirouettes du vent et les manœuvres occultes de quelques hirondelles volages. Passé une certaine heure, plus personne n’y mettait les pieds. Après le dîner, Hermann était venu y attendre la nuit ; l’atmosphère était propice à l'écriture et il trouvait dans ce dénuement un certain contentement. Il sortit de son veston un vieux cahier de devoirs et parcourut en toussotant quelques lignes de ses " Méditations sur un passé très ancien "  :

     

    Comme un ver sans terre

    L'homme tortille son petit corps amer

    Dispersant à la diable ses anneaux d’amour.

    Et tandis que le temps épuise la lumière,

    Qu’un vent d’oubli exaspère la chair

    Et la ternit de poussière,

    La peur gorgée d’odeurs infâmes

    Ecartèle ses entrailles

    Et ouvre la voie de l’innommable.

     

    Dieu, quelle humeur de chien ! ronchonna-t-il. Il relut une seconde fois le texte en se triturant le nez. Il n’appréciait qu’à moitié cette façon de ruminer le manque et la douleur. Comme d’habitude, il allait probablement réécrire presque tout. Il resta un long moment suspendu entre tristesse et ironie, allant de mot en mot vers quelque profondeur inconnue. Du pavillon se dégageait une forte odeur d'oublis et d'interdits, une odeur sénile. De temps en temps, il lui semblait voir quelques petits diables à l’air maussade descendre du mur par grappes de trois ou quatre et venir à sa rencontre en frappant le sol de leur queue. Il mettait cette bizarrerie sur la mauvaise qualité des amphétamines qu’un docteur peu regardant lui prescrivait et qui régulièrement lui faisait perdre la tête. Le ciel commençait à se défaire et de tous côtés des ombres dévissaient. Embarrassé, il ferma les yeux, pour les rouvrir presque immédiatement, alerté par un bruissement de lumière. Le bâtiment, engoncé dans le silence, se réveillait mollement sous les grésillements de vieux néons et la façade transpira peu à peu d'une clarté froide et blanche. De drôles de bruits commencèrent à courir un peu partout, mélange cinglant d’exclamations, de ricanements et de braillements. Des images macabres lui traversèrent l’esprit à toute vitesse, transformant les plaintes en d’horribles vociférations. L’idée l’effleura d’écrire quelques lignes sur cette détestable ambiance mais son attention se perdit dans l’examen de l’enceinte. Les fenêtres avaient été très adroitement grillagées de façon à rendre abstraites toutes tentatives de relations parallèles. La plupart des vitres étaient si maculées de glaires, de sang ou d’excréments qu'il était impossible de distinguer parmi la multitude d'ombres tordues et entrelacées les unes aux autres, une forme à l’allure humaine. Il resta un long moment perplexe, se frottant les paupières du revers de la main, puis recommença à inspecter une à une toutes les fenêtres, étage après étage, cherchant à surprendre un signe, une expression, un appel peut-être. La cloche de vingt heures ramena un semblant de silence dans la place. Mais pour Hermann, ce silence-là était de la pire espèce : une longue plainte, entrecoupée de sanglots continuait d’errer aux alentours, s’approchant subrepticement de lui. Il sentait crépiter les rancœurs et en recevait de tous les côtés quelques éclats, très durs.

    Des corps brisés, des yeux boursouflés, des bouches cousues apparaissaient un peu partout sur les murs et se fondaient en une entité divagante. Au cœur de l’hôpital, on entendait les premiers fracas des artistes, des troubadours, des illusionnistes, de tous ces bateleurs venus des quatre horizons exhiber leurs œuvres intestines. Là haut, dans les étages, ils ignoraient certainement tout de ces œuvres-là et il jugea que certainement les œuvres, elles aussi, les ignoraient.

    Au-dessus de lui, les nuages chargés de poussières blanchâtres, montaient et descendaient en tourbillon, grisés par des vents de plus en plus mordants. Ses mains se serrèrent. Il eut envie de ne plus écouter que les éléments, scruter le ciel et suivre les tournoiements effarés des volatiles. Ses mains se serrèrent à nouveau, plus fort. Il comptait beaucoup sur ses mains pour soutenir sa raison abusée. Quand la lassitude s’installait et qu’il se figurait le monde dans un noir total, il suffisait qu’il les passe sur ses lèvres pour se rappeler les mille vies qu’elles avaient caressées. Et s’il assoupissait, épuisé par toutes ces belles échappées, c’est elles qui l’aidaient à supporter les douleurs de la nuit. Il les regarda : elles étaient moites, nouées par le froid et le doute. Curieusement au même instant, il sentit des bouffées de chaleur jaillir de ses pommettes, s'élancer dans son cou, s’emparer de sa poitrine pour finir par se propager à tout son corps. En face, les lamentations et les braillements reprirent brutalement, répondant à quelque subite exigence.

    Comme ses mains, ses yeux en savaient toujours un peu plus que son esprit. Et ceux-ci venaient de s’ouvrir démesurément sur l'aile gauche du bâtiment, du côté de l’ancienne buanderie, là où la nature avait entrepris de reprendre ses droits. Et comment croire à ce qu'il voyait : la grande porte à double battant que l’on apercevait d’ordinaire avec la plus grande difficulté était là, presque éclatante au travers d’une espèce de galerie un peu incurvée. La veille encore, il en avait la certitude, l’accès était totalement condamné, obstrué par un formidable amoncellement de déchets de toutes sortes. Un instant, il songea à se lever pour aller jeter un œil vers cette invraisemblable trouée. C'est alors que le tumulte cessa et que les unes après les autres, les vitres du deuxième étage volèrent en éclats. Presque aussitôt, des dizaines de voix furieuses l'apostrophèrent :

    "C’est une honte ! Une honte !", " Ouais, salaud, va-t-en ! Déguerpis !", " Fout l’camp, pourriture !"

    Une autre vitre explosa au troisième :

    " Non, attendez monsieur, attendez, s'il vous plaît..."

    " C’est l’démon ! C’est l’démon ! S’pèce de vermine !", s'entêtèrent les premiers.

    " Non, il a l'droit, il a l'droit ".

    Ficher le camp sans demander son reste ne lui ressemblait pas. Il n’avait pas l’humeur vagabonde et ses jambes en pleine confusion, ne l’auraient au demeurant, pas mené bien loin. Les grands aliénés, extrêmement nombreux, s’étaient agglutinés aux grillages. Certains gesticulaient comme des pantins et se balançaient vivement d'avant en arrière, leurs têtes heurtant régulièrement le chambranle ; d'autres restaient figés, la face écrasée contre les mailles métalliques. Partout des doigts longs et jaunes, des doigts étiques et marbrés, des mains calleuses, sanguines, ulcérées, tentaient de déchiqueter les dernières entraves. Ses propres mains furent prises de tremblements ; il pensa que quelque chose d’horrible était en train de se passer. Un coup de froid lui traversa la poitrine et il eut un haut-le-cœur ; la honte débordait de tout son être, enveloppant ses poumons d'une écume fétide.

    - Ecartez-vous ! Ecartez-vous des fenêtres ! hurlèrent soudain des hommes en blouses blanches.

    - Tas de cochons de bâtards ! On est encore bon pour des heures, et un samedi, ah c'est pas vrai !

    Une rumeur d'épouvante traversa le second étage lorsque l'un d'eux aboya :

    - Tous dans vos box et à poil, le cul bien en l’air !

    Puis s'adressant à lui sur un ton venimeux:

    - Eh, toi sur le banc, t'as rien à faire ici, r'tourne à ton pavillon !

    - Moi ? Mais je…, je…, je fais que passer, j’attends seulement de….

    - C'est ça, t’es de passage hein ! Eh, Alban, appelle du renfort d'Esquirol, y'a un mariol en transit dans la cour.

    - Tu parles, y'a plus personne à ct'heure, maugréa l'homme.

    Du troisième une voix perçante insista : " S'il vous plaît monsieur, attendez, s'il vous plaît, j'vous r'joins..."

    Comprenant que personne ne viendrait le chasser avant longtemps, Hermann fixa à nouveau le portail avec l'intention de rester sourd aux invectives des uns et sollicitations des autres. Ses mains tremblaient encore un peu et il les fourra dans ses poches après s’être aperçu qu’elles viraient au bleu. Peu à peu le bourdonnement reprit : aux protestations et récriminations se mêlaient des bruits de scies et de marteau, de claques qu’on administraient, de portes qu'on verrouillaient. Un oiseau d’un certain âge se posa près de lui et resta à le regarder sans bouger comme subjugué par les larmes qui lui barbouillaient les yeux. D’habitude, il parlait aux oiseaux, il leur parlait de la grande inquiétude des humains, de leurs sentiments d’être livrés à des forces incontrôlables ou d’être étouffés par le vide, mais pour l’heure il n’en éprouvait pas le besoin, il attendait simplement que le jour s'épuise, que les réverbères s’égayent et le baignent d'une lumière souveraine ; il aurait aimé que tous les hommes et toutes les femmes s’en aillent chercher la paix du côté de la salle des fêtes et se taisent enfin.

    Il ne fut pas surpris lorsque la porte oscilla ; un balancement timide tout d'abord, un brin suspicieux, contrarié par le crissement des ferrures rouillées ; puis alors que le chambardement s'estompait dans les étages et que le bâtiment tout entier s'enfermait dans l'obscurité, un des battants claqua violemment contre le mur et se fracassa en plusieurs morceaux. Immédiatement après commença un martèlement méthodique rythmé par des petits cris perçants et un hoquet intempestif. Deux mains mouchetées venaient d’apparaître dans l’entrebâillement et s'acharnaient sur l’autre battant, l’utilisant comme bélier contre un amas d'objets au rebut : brancard, paravent, bassins, tubulures, haricots, pompes, débulleurs et même un poupinel d’assez bonne facture, piètres instruments d’une science devenue obsolète.

    Ce n’est qu’à l'heure des premières relèves de la nuit que les manœuvres perdirent de leur intensité. La vivacité, la détermination avaient eu raison des plus gros obstacles et la plupart des accessoires médicaux avaient été évacués dieu sait où. Hermann se tenait prêt à surprendre l'inconnu. Convaincu du tragique de la situation, il n'avait pas imaginé un seul instant que la créature qui s'extrayait de cette ornière pût être si fantasque et il dut réprimer une forte envie de jurer en l’apercevant.

    Deux pieds chaussés d’affreuses bottines roses et trépignant d’agacement apparurent dans un creux du monticule. Puis, comme aspiré par une force mystérieuse, ils glissèrent jusqu'au sol sans rencontrer de véritable résistance. Les jambes étaient sales et variqueuses, des jambes de vieille femme auréolées d’un falbala de jupons maintes fois rapiécés. Le bassin, ceint d’une kyrielle de cordelettes en vinyle était bien engagé dans l’orifice mais celui-ci s’avéra trop étroit : " Ah, je le savais, je le savais " entendit vaguement Hermann. Il se pencha pour examiner la situation : une potence et une paire de béquille solidement nouées entre elles par de grosses ronces réduisaient à néant les efforts de la vieille. Une longue période d'immobilité à peine troublé par quelques piaffements, s'ensuivit.

    Lui-même restait figé, cassé en deux, les yeux rivés sur la béance. Il sursauta comme un diable lorsqu'une voix souffla dans son dos :

    - Incongrue cette potence, vous n'trouvez pas ?

    Faire face, jauger l'intrus, rapporter ce qui se tramait dans la buanderie, l'associer à cette stupéfiante diablerie, voilà ce qui lui semblait incongru, bien plus que ne l'étaient cette potence ou ces béquilles. L’homme empestait l’éther et le phénol et Hermann ne voyait pas la nécessité de se redresser pour saluer un fort en camisole.

    - Jm'excuse pour t'à l'heure, reprit-il, j'vous ai pris pour un autre... vous êtes au festival ? Moi, j'suis le surveillant de garde, j'sais pas c’qu'ils ont tous ce soir, on n'arrive pas à les tenir... mais bon, cette fois on leur a mis la dose… Euh, vous avez vu, à la salle des fêtes y passe un film sur eux : c’est marrant, ils appellent ça les gens normaux sont extraordinaires...

    - Ah bon… souffla Hermann.

    - Non, attendez, c'est pas ça ! C’est même l’inverse, c’est ils ont rien d'exceptionnels... ouais, c’est quelque chose comme ça… drôle de titre, vous trouvez pas ? Ça dure qu'une heure... vous croyez que ça vaut l'coup ?

    Il répondit par un haussement d'épaules. Et fort heureusement le type n'insista pas. Dans sa retraite la vieille semblait reprendre du poil de la bête ; les membres inférieurs s'activaient de nouveau avec une ardeur presque juvénile. Elle écartait les jambes à la façon d’un gymnaste, les utilisant comme étais tandis que ses mains s’activaient en tous sens. Elle avait entrepris de contourner la potence et malmenait le conglomérat comme une forcenée sans craindre de se briser les membres, ébranlant la masse de détritus, charriant les débris, entamant l’édifice de toutes parts. Quand celui-ci fut suffisamment éventré, elle pivota d'un demi-tour sur elle-même, ramena ses jambes sous ses flancs et d'une bourrade rageuse présenta son postérieur à la nuit sans lune. Malgré cette position plutôt saugrenue et pour le moins inconfortable, elle resta planté un bon moment dans l'encoignure en se trémoussant d'aise. Il l'entendait glousser et piailler mais pas un mot intelligible, pas un appel à l’aide ne sortait du trou. Il aurait fallu qu'il s'approche, qu'il se hisse peut-être sur le monticule, qu'il lui donne un coup de main ou bien qu’il l’encourage d’un bon mot mais il se disait que quoi qu'il fasse ou dise, il ne pourrait s'empêcher de montrer sa stupéfaction et il craignait qu’elle s’en offusque et s'en retourne croupir dans les tréfonds de ce maudit pavillon.

    Près d'une heure s'était écoulée depuis l'intrusion du surveillant, la séance allait se terminer et celui-ci ne manquerait pas à son retour de s’étonner de sa présence et de l’apostropher. La vieille pressentit sans doute son arrivée car elle se replia brusquement à l'intérieur et cessa encore une fois toute activité. L'homme, visiblement éméché, s’était déboutonné et n'avait aucune raison de s'attarder dans l'allée froide et brumeuse : il pressait avidement la taille d'une femme aux rondeurs bien prononcées, une espèce de folle maquillée comme une poule et secouée de petits rires d’impatiences.

    A peine avaient-ils gravi les marches qui menaient à l'office que la vieille reprenait son remue-ménage. Le passage était cette fois suffisamment ouvert pour qu'elle se laisse aller tout à fait ; la tête se profilait dans l'embrasure, une tête presque sans chair, recouverte d’une épaisse chevelure luisante. Et voilà qu’elle prenait son temps et qu’elle se mettait à gigoter comme un ver, comme s'il fallait absolument qu'elle se revigore avant la délivrance. Mais non, ce n’était qu’une de ces fichues cordelettes qui s’était pelotée à une béquille et qui la contraignait à ces laborieuses contorsions : ses mains virevoltaient sur les hanches, la poitrine, les épaules ; son cou s'étirait à l'infini pendant que la tête dodelinait comme une oie soupçonneuse à chaque tour de corde.

    L’affaire lui prit quelques minutes. La voie fut enfin libre, plus rien ne l'empêchait de s'extirper totalement, de se redresser et de laisser faire la vie. Et pourtant une fois encore, elle hésitait, se recroquevillait, serrant dans ses mains un ridicule trousseau de clés, regardant éperdument en arrière vers quelque profondeur insondable. Hermann crût déceler chez elle de sombres pensées mais une subite douleur dans la poitrine lui fit comprendre que ce n'était que son cœur qui s'affolait à l'idée qu'elle puisse rebrousser chemin.

    Elle se retourna brusquement et flanqua un coup de pied rageur dans un bidon de térébenthine, puis elle enjamba prestement potence, tubulures et béquilles. Comme une éclopée et sans un mot, elle marcha vers lui, se massant le ventre d'une main et se grattant la tête de l'autre. Le visage était tuméfié, les yeux exorbités, la peau cuite. Elle s'arrêta à trois pas du banc, cessa de se gratter et tendit la main. Il était bouleversé et se demandait, si elle s'approchait encore, s'il aurait le courage de la regarder vraiment en face. Elle dégageait une odeur de moisi, de tabac et d'urine et il eut à nouveau envie de vomir.

    - Trois sous, dit-elle en frottant son index contre son pouce.

    - Quoi ? s’étonna-t-il.

    Il avait forcément mal entendu. Trois sous. Elle avait dit trois sous, point. Cela ne voulait rien dire. Pourtant, elle attendait pliée en deux, la main tendue et les sourcils froncés. Mais pourquoi, se disait-il, pourquoi après tant d’efforts et de souffrances, demander de l’argent ? Si peu d’argent ?

    - Deux sous alors, deux petits sous, reprit-elle en avançant d'un pas.

    Et voilà qu'elle marchandait. Elle l’avait accroché à son regard et clignait des yeux en répétant : " Deux sous, deux petits sous ". Il fouilla dans la poche de son pantalon à la recherche de quelques pièces tout en songeant à la futilité de cette dérobade. Bien sûr, la vieille voulait autre chose que deux ou trois sous ; elle n’avait rien d’une gâteuse cherchant de quoi siroter une chicorée ou sucer une réglisse. Pauvre imbécile ! se dit-il, c'était elle qui l'appelait du troisième, elle qui l’avait prié d'attendre : "J'vous r'joins monsieur, attendez ! S'il vous plait ! J’vous r’joins…" Elle avait dit monsieur. Il y avait bien longtemps que plus personne ne l’appelait monsieur ; on disait le pépé ou le papy et même le pépère… Elle, avait dit monsieur et lui, le pépé l’avait attendue comme une âme en peine, comme un vieux monsieur un peu fou tassé sur son banc de pierre, laissant filer le temps et la misère.

    - Un sou, rien qu’un sou, proposa-t-elle en faisant un dernier pas.

    Elle déplia ses doigts et ouvrit pleinement la main, puis, doucement, tendrement, la fourra dans ses cheveux avec un petit rire.

    - Un sou de bon cœur, monsieur homme.

    Elle semblait bien heureuse. Il respira un grand coup, esquissa un tout petit bout de sourire et laissa ses yeux glisser dans les siens. Il découvrit avec stupeur le pli amer qui lui traversait les prunelles. Immédiatement lui revint en mémoire l’image d’une femme galante qu'il avait autrefois aimé. Une fine fleur de la nuit qui le laissait frémir de longs moments au bord de son décolleté avant de se défaire les cheveux et d’ôter ses dentelles. Il repensa à ces satanées amphétamines, persuadé d’avoir une nouvelle hallucination mais il se rappela tout aussitôt cette stupide affaire d’argent entre eux, trente ans plus tôt, son désir d’obtenir à tout prix son amour, leur violente dispute, les ressentiments et les mauvais rêves qui s’ensuivirent. Il voulut brusquement savoir et demanda : " C’est toi ?" Elle eut l’air de ne pas entendre et il répéta plus fort : "Eh, c’est toi, c’est bien toi ?" Pour toute réponse, elle s'approcha encore, tout près, jusqu'à ce que leurs poitrines s'effleurent, jusqu'à ce que leurs souffles se croisent et se pénètrent ; son regard, débordait d'espoir, l'infiltrait d'une lumière éclatante et humide. Il crut voir des larmes couler le long de son visage et il lui caressa délicatement la joue pour les sécher.

    - Comme c'est bon, dit-elle en lui embrassant la main, j'avais depuis si longtemps oublié l'odeur de l'homme.

     

    Centre Hospitalier Spécialisé " La Dame Blanche " le 15 juin 1994. Note de service N° 30/94. Festival Ciné. Vidéo. Psy.

    A l'occasion de la venue dans notre commune de nombreuses personnalités des arts et des sciences les 21, 22 et 23 juin prochain, la Préfecture désire qu'aucune autorisation de sortie ne soit accordée à nos hospitalisés pendant la durée du festival. Le Directeur.

     


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    Les nouvelles illustrées publiées régulièrement sur ce blog et laissées pour conte ne pouvaient que se retrouver prises dans les arcanes de la fiction.

    " Septième ciel, juste après " de Patrick ESSEL est de celles-là. Cette nouvelle a été publiée par " Les Hésitations d’une Mouche " en décembre 2004.

     

    œ

     

    Se rhabiller. S’asseoir sur la petite chaise bancale en face de l’homme. Ne pas se tordre les mains ni renifler ni s'éponger le front. L'écouter dire qu’il faut patienter et espérer toujours. Prendre l’ordonnance et en constater encore une fois l’illisibilité. Demander combien il doit. Payer en disant merci. Partir.

    Partir avec la ferme intention de ne plus revenir. De ne plus consulter. De ne plus être à la merci. Descendre par l'escalier sans précipitation. En bas, regarder une dernière fois la plaque. Saluer et jeter à la poubelle la prescription du docteur Spitz. Une fois dehors, reprendre ses esprits. Ouvrir les yeux en grand. Raisonner.

    Martin Raymond sait qu'il ne lui reste plus que quelques jours à vivre s’il arrête tout. Quelques semaines encore s'il s'en remet totalement au docteur Spitz. Perdu pour perdu, il a décidé de franchir le pas. Il s’y est résolu quand les doigts du docteur Spitz se sont enfoncés dans son abdomen. Il a vu son rictus quand il comptait les pépins. Il a senti sa lassitude. Son renoncement.

    Des agents de la Compagnie Deep Space l’ont contacté. Ils connaissaient son état. Ils ont dit le pire n’existe pas. Ils ont dit nous pouvons faire de vous un autre homme. S’il le voulait, à bord de leur navette spatiale, il parcourrait l'univers pour l'éternité au gré des vents solaires. Ça avait l’air d’un jeu. Il a voulu. Tout s’est imbriqué en un rien de temps.

    Avec leur concours, il s’est construit un roman. Retenir la vie. Sa petite vie. Ils ont dit à partir de rien. D’un cheveu, d’une goutte de sang, il renaîtrait. D’un mot griffonné sur un bout de papier quelconque ou d’une photo tout à fait ordinaire, ses rêves seraient revisités. L’idée l’a ravi et du coup, Il a dit qu’il aimerait autant partir d’un jour de bonne fortune, d’un jour où il aurait eu - rien que pour ses beaux yeux - quelques belles filles à ses pieds. Ils ont souri tout en hochant négativement de la tête. Alors, il a dit bon, un jour de presque rien, une chanson à la radio, en auto dans la ville la nuit avec une fille qui n’écoute rien que cette chanson à la radio en mordillant ses lèvres écarlates. Ils ont souri encore. Alors, il a dit qu’un jour de rien du tout, c'était un jour avec des pas dans la ville sans aucun but, dans les petites rues comme sur les grands boulevards, poussé, ballotté, houspillé, projeté vers l'avant en toute ignorance d'une quelconque extrémité. Ils ont opiné du menton. Mais ce n’est pas ça la vie, il a dit, lui. Ils ont pris un air dépité. Le plus vieux des agents a dit vous avez tort de gémir.

    Gémir. Rager. Jurer. S’égosiller. Pour rien. Dire seulement de la souffrance qu’on est heureux d’en prendre la mesure. Voilà ce qu’il faut vouloir. Ce qu’il faut saisir. Pour un peu, il aurait ri. Avec eux, s’emparer d’une vie n’a rien de compliqué. Pas plus compliqué que de s’arranger d’une poussée de pépins ou que de rafistoler un cœur qui bat de l’aile.

    Ils ont dit vous vous appelez Martin Raymond, vous êtes un brave homme sans histoires, atteint d’un mal indéterminé et vous vous dites depuis toujours que les choses se passeront pour vous comme elles se passent d’habitude. Mais c’est trop bête, n’est-ce pas ? Trop bête, c’est exactement ça, il a dit. Oui, c’est exactement ça ! Comment diable avez-vous su ?

    Pour l’arrangement de ses rêves, ils se sont mis d’accord sur un jour où il aurait seulement entrouvert une fenêtre de son appartement, celle de sa chambre à coucher qui donne sur l’allée des Tilleuls de Hollande, un jour où il n’aurait rien fait d’autre qu’écouter en respirant profondément le temps qui passe si clair si léger si consciencieux, un jour où il aurait même feint d’ignorer toutes les filles aux visages apprêtés de rouge qui vont et viennent sans cesse sous cette fenêtre-là, si magnifiquement. Ils ont juste dit de ne pas trop en faire avec les filles. Il s’est excusé. De toutes façons, il se souvient mal de tous ces petits bonheurs-là.

    Le docteur Spitz a rappelé chez lui. Il a dit se faire du souci. Il l'a interrogé. Encore et encore. A force, les questions lui ont coupé les jambes. Il a raccroché en jurant que tout allait bien et puis brusquement, il s'est effondré sur le canapé. Un moment, il s’est cru à l’hôpital. Il était étendu sur un de ces lits tordus, regardant désespérément le plafond pendant qu’une tripotée de vertueuses bonnes femmes s’affairait à son chevet. Il n'avait rien d'autre à faire qu'à se prêter de bonne grâce à leurs incantations et à ingurgiter leurs médications jusqu’à son dernier souffle.

    Il sait que la science souffre de l’indignité. Il sait que la médecine ne lui parlera plus jamais autrement qu'avec une extrême prudence. Il connaît la peur, l’épouvante, la répulsion, il sait l’impossible à dire. " N'attendez pas bêtement le dénouement de votre destin et n’attendez pas non plus de nous que l’on vous porte jusqu’au septième ciel ", a dit un jour le docteur Spitz. Sauf peut-être oui, quand il paye pour croire que non.

    Il a payé les agents de la Compagnie Deep Space. Quelques milliers de dollars de dédommagement pour qu’ils l’aident à surmonter ses scrupules. Ces gars-là connaissent bien leur affaire. Ils lui ont appris à se débrouiller avec les calamités, les déboires et même avec le manque. Ils ont dit personne n’a envie de mourir pour de bon. Ils ont dit être de son côté pour préserver son attachement au monde. Le plus vieux a ajouté pour le meilleur et pour le pire. Il a demandé des précisions. Ils ont parlé du ciel, des étoiles, des plis du temps, de l’infinie fragilité de la paix. Ils ont parlé des maisons, des cabanes, des réduits, des tentes, des terriers, des grottes, des trous, de toutes ces demeures lointaines parfaitement dressées, apprêtées, ordonnées et vides la plupart du temps. Ils ont parlé, parlé, parlé. Et pour finir, ils ont dit avec un peu d’émotion dans la voix que nul ne sait tout à fait ce qui arrive, juste après.

    Se dire que sa pensée sera toujours en éveil, toujours surgissante, en plein cœur du monde. Se dire que certaines choses ne sont pas vraies. Oublier que le désert ne fait que croître. Se dire que l'on se promènera toujours quelque part. Se dire le contraire aussi. Se dire voilà, il vient d’arriver quelque chose d’effroyable, quelque chose d’irréparable, à en perdre le souffle. Se dire alors vraiment la vie ce n’était que ça ? Qu’un bref instant de révélation ? Fermer les yeux et regarder tout ça de plus près. Surtout garder la tête froide. Admettre que les choses sont simples et incompréhensibles. Enrayer l’effroi. Mettre en place un personnage proche de la perfection. Dire qui il était. Dire comment c’était autour. Mentir. Dire le désir de faire de l’or de rien.

    Quand il mourra, il sera pâle au début. Enfermé dans l’ignorance. Dans le noir du temps. Puis, un peu de bleu traversera les ténèbres. Une personne aux yeux de bronze sera assise près de son cadavre. Elle ne sera pas dans l’égarement de la mort. Elle lui prendra la main. Elle dira deux ou trois choses très ordinaires. Elle dira s’appeler Eva. Elle dira l’avoir vu quelquefois à sa fenêtre rire de petits riens. Elle dira qu’aussi longtemps qu’il ne se sentira pas bien, elle restera auprès de lui. Plus tard, d’autres personnes viendront dire qu’elles ne peuvent plus rien pour lui. Eva gardera sa main dans la sienne. Elle dira à ces personnes-là qu’il vaut mieux le laisser tranquille. A la fin de la nuit, il sera dans la jouissance d’être tout entier un autre en dehors de lui.

    Son histoire tient la route. Il ne sait pas ce qu’il doit faire encore. Ce qu’il doit dire de plus. Il tourne en rond dans l’appartement. Plus rien ne le retient ici-bas. Il s’est affranchi de toutes les nécessités. Sur le container fourni par la Compagnie Deep Space, il a écrit en lettres majuscules :

    MARTIN RAYMOND

    HOMME DU TROISIEME MILLENAIRE.

     

    Dans quelques heures son affaire sera réglée.

    Il est dans un drôle d'état. La fatigue lui brouille les traits. Le cœur n'y est pas vraiment. Il se dit c’est à cause du ventre qui se retourne. À cause de ces foutus pépins. Des larmes lui viennent. Des frissons le parcourent. Il est certainement très affreux à voir. Mais avant le jour, il sera de l’autre côté. Tout à fait ailleurs. Peut-être aux confins du monde. Peut-être sans souvenir d’un début ou même d’une fin.

    Il est à bout de souffle. Presque à bout de nerfs quand il prend le téléphone. Il compose le numéro du docteur Spitz. Il va le faire venir, vite. Une, deux, trois quatre, cinq tonalités. Une boîte vocale est connectée. Le docteur est en visite. La voix remercie vite fait le consultant et demande de rappeler aux heures habituelles de consultation, puis impassible ajoute : " En cas d'urgence, veuillez appuyer sur la touche étoile ".

     

     


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    C’était en 1999 dans un numéro de Nouvelle Donne intitulé "Attention chats".

    Une nouvelle de Patrick ESSEL.

     

    Gaietés de cœur

     

     

    Le dimanche, c’est le jour du chat.

    À six heures, le bleu et le blanc sont encore noirs. Des brumes d’automne courent sur les sommets des trois vieilles tours de la cité. À cette heure-là, Armand est déjà à pied d’œuvre, les yeux bien écarquillés. Comme tous les dimanches, il a pris position près de la fenêtre de la cuisine et, à l’abri des rideaux, il attend, sans bouger, sans presque respirer que la place du marché s’emplisse d’odeurs et de clameurs.

    S’il fait beau, le bitume paraîtra aussi doux que la terre. La faune des derniers étages aura tôt fait de descendre de ses murs et de grouiller en tous sens. En un rien de temps les allées deviendront impraticables. Il n’y aura guère d’espace entre les personnes et les êtres frêles comme lui, dans l’impossibilité d’utiliser convenablement leurs membres, sembleront habités par un vide. Certains s’évaporeront, tout bonnement.

    Les bouches pâteuses n’en finiront pas de s’ouvrir et de se fermer, les langues de se débarbouiller. Politesses et tartines iront de mains en mains jusqu’à midi. Les familles fleurant la lessive fraîche et le lait caillé s’engouffreront comme des rats dans la cohue et auront à cœur de tout retourner, tâter, gratter, renifler, soupeser. Les noceurs du samedi soir surgiront vers les dix heures avec dans leur sillage un fort relent de poisson et de caoutchouc. Et puis, il y aura tous les autres : les besogneux secs et filandreux, les sans-le-sou au visage cramoisi, les mal famés et les désœuvrés lestés d’une forte couche de graisse, tous auront la bouche largement ouverte et tourneront comme des malades entre les étals sans trop savoir à quel senteur se raccrocher.

    Il faudra être déterminé pour se faufiler dans cette multitude, être à l’affût de la plus petite ouverture, avoir à l’œil les chiens errants, remonter les queues sans en avoir l’air, repérer les clients qui n’ont pas une minute à perdre, faire semblant de leur céder la place, observer les transactions farfelues et saisir le moment où une ménagère vigilante contestera le prix d’une volaille ou la pesée d’un ragoût pour se servir soi-même du premier choix.

    Si au contraire le temps est à la pluie, la chaussée sera froide et gluante, il n’y aura aucune raison de se précipiter. Les riverains ne sortiront qu’en coup de vent, les familles dépêcheront leur grande pour un pâté de lièvre ou un morceau de jésus, les noctambules décrèteront la fin des séductions et les autres iront lécher les vitrines de la galerie commerciale en maudissant ce jour de galère supplémentaire.

    Mais qu’importe le temps ! Quel qu’il soit, Armand sortira à son heure. À onze heures trente exactement. À cette heure-là, la plupart des gens ne sauront plus où donner de la tête : presque tous auront les lèvres agacées et de la sueur aux joues ; ce serait bien le diable s’il ne parvenait pas à se garder de leur envie de faire quelque chose pour lui ou au moins à s’épargner leurs vilaines risettes et petites taloches sur l’échine.

    L’appétit d’Armand sera tout à fait monté. Entre l’ancien boucher de la Villette et le jeune artisan instruit de la modernité, il sait qu’il trouvera ce qu’il lui faut. En général, il fait toujours le bon choix et ne se laisse pas abuser par les présentations sulfureuses ou les parfums qui envahissent les narines. Il n’a pas son pareil pour flairer une bonne chair, colorée et juteuse, prête à fondre sous la dent. C’est la plus fine bouche du voisinage et contrairement à ses congénères qui se repaissent en deux trois coups de langue de plats prêts-à-manger, il est incapable de passer un bon dimanche sans scruter longuement ces trésors du palais et rêver aux innombrables manières de les accommoder.

    Pourtant, il arrive certains dimanches d’hiver, qu’il ne trouve que des chairs grises ou pleines de nœuds à se mettre sous la dent. Ces jours-là, il engloutit son repas comme un vulgaire casse-croûte et, ne sachant que faire après, il file s’affaler sur le canapé du salon. Il y reste jusqu’au soir, un coup sur le dos, un coup sur le ventre, quelque fois en chien de fusil. Fort heureusement, c’est un canapé moelleux et odorant à souhait où il peut se remémorer ses festins d’antan et se pourlécher longuement les babines à leur évocation. De temps en temps, il songe à ses oncles et cousins qui ont élu domicile du côté des abattoirs et un éclair de gourmandise passe dans son regard. Ils s’entendent tous pour dire que la nourriture y est toujours abondante, variée, nettoyée et dépecée avec excellence. Curieusement, pas un ne dit mot sur le sang, les viscères et toute cette tripaille nauséabonde répandue sans aucune retenue sur le sol et les murs. C’est pourtant un spectacle immonde, encourant toutes les indignations.

    Dès neuf heures, les jeux sont faits : le soleil est en train de mater le brouillard et les vieilles dames sans domicile occupent le terrain à grands renforts de prières et de supplications. Moins d’une heure plus tard, le bleu illumine toute la place. Les attroupements prennent rapidement de l’ampleur. Il n’y a aucun souci à se faire, toutes les odeurs, toutes les saveurs, toutes les fantaisies sont au rendez-vous. Pour Armand, la matinée s’écoule doucement, dans le seul bonheur d’être là, près de la fenêtre, à guetter et à épier. Sur le coup de onze heures, il voit le gars de la Villette s’en aller du côté de la halle en compagnie d’une créature aux formes les plus exquises. Quelques minutes plus tôt, il avait pu observer le lascar palabrant avec un couple de jeunes gens bien habillés et exécutant avec de grands gestes tout le savoir-faire de sa profession. La dame, tout en décolleté et frémissante comme une minette, n’avait semblé rien ignorer de son habileté et elle avait attendu dans un état de grande fébrilité la fin de la démonstration. Sitôt achevée, elle avait à peine pris le temps de le flatter de ses yeux doux que déjà elle lui saisissait la main et l’entraînait à l’écart. Des gens les avaient montrés du doigt et quelques ménagères un peu nerveuses s’étaient mises à pouffer.

    Son compagnon ne l’avait pas suivie et avait tourné la tête avec une expression de dégoût. Il était resté près de l’étal, jetant un œil contrit sur les pièces de viande puis après quelques clignements intempestifs, ses yeux s’étaient fermés.

    Quand il les rouvre, il feint de ne plus être là, l’air accaparé par le brouhaha en provenance du bistrot. À son tour, Armand ferme les yeux. Il sait bien de quoi tous ces gens sont capables et il pressent que quelque chose de délectable s’accomplit à l’abri des regards, quelque chose d’une évidence crûe et irrésistible, quelque chose qui le fait trembler de tous ses membres.

    Un court instant, il est tenté de se précipiter au dehors pour vérifier si le boucher est bien en affaire. Mais il est encore trop tôt et il se laisse aller à bailler et à grogner, sous le coup d’une brusque fringale.

    Le gaillard ne tarde pas à revenir et à reprendre ses activités comme si de rien n’était. Armand peut ressentir la joie de l’homme. Il le voit se frotter les mains comme un enfant qui aurait été merveilleusement servi en bonbons et gâteaux à l’occasion d’un goûter chez une voisine. Les mains, c’est un signe qui ne trompe pas. À coup sûr, ce diable de boucher n’y était pas allé par quatre chemins.

    À présent, le ciel prend un tour délicieux, mille fois meilleur qu’un jour d’été. Et voilà que l’odeur tant attendue est là, toute proche, suave et fragile, prête à être respirée. Mais il ne se laisse pas submerger, il l’écoute, lui parle, la complimente, l’enlace et l’embrasse, lui laisse le temps de fleurir pleinement, jusqu’à ce qu’elle fume, qu’elle croustille, qu’elle libère ses fragrances si particulières. C’est une reine, une croqueuse d’amour, il virevolte avec elle dans un bouche à bouche effréné, en grignote deux ou trois petits bouts, s’inonde de salive. Petit à petit, elle se glisse en lui, déploie ses tentacules sous une pluie de sucs écarlates. Il se laisse prendre comme un animal et transpire à grosses gouttes. Une bouffée de jouissance passe entre ses lèvres. Elle se réjouit avec lui mais le réfrène. Elle aime le sentir possédé, pantelant jusqu’à l’ivresse. Il ouvre la bouche pour implorer, sa langue est à vif, la gorge pleine d’une lave éblouissante. Alors enfin, elle cède à son vœu le plus cher et se met à enfler, rugir et briller de mille feux. Puis brusquement tout s’arrête. Elle se détache, ne se laisse plus happer ni même courtiser. En un instant, elle se volatilise et c’est le silence.

    Sans y penser, il quitte son poste d’observation et se met à arpenter la salle à manger de long en large. Echauffé par toutes sortes d’idées folles qui lui traversent la tête, il se demande si pour une fois, il ne serait pas judicieux de s’en remettre à ses instincts, de filer retrouver ce pur nectar et le transformer sur-le-champ en festin.

    Allons bon ! Il ne saurait prendre naïvement possession d’une chose en pleine exaltation. Il a un peu de temps encore. Savoir attendre était sa fierté et le gage de son indépendance. Il ne sortirait qu’à l’heure dite, sans précipitation. Après tout, ce boucher n’était pas de la pire espèce, il l’avait toujours bien regardé en face sans jamais lui jouer de tour de cochon ni proposer une pâtée rosâtre pour un tartare du limousin.

    À onze heures trente donc, le voilà dehors, la tête haute et l’allure majestueuse. Sûr de sa destination, il se déplace rapidement et en toute sérénité avec peut-être une pointe de défi dans le regard. Quelques personnes ne s’y trompent pas et le toisent avec une expression de méchanceté. D’autres s’écartent à son passage comme s’ils redoutaient qu’il les égratigne ou qu’il les rançonne d’un je-ne-sais-quoi.

    En passant devant le bistrot, il aperçoit la femme plantée au beau milieu d’une tripotée d’hommes assoiffés, la bouche entrouverte, les mains serrées entre ses cuisses, presque absente. Il ralentit son allure, hésite, passe de la lumière à l’ombre, s’attendrit, se dit que peut-être … mais non, le dimanche il a mieux à faire qu’aller gémir sous des jupes odorantes.

    D’ailleurs les choses sérieuses sont enclenchées. De loin, le boucher lui fait de grands signes triomphateurs montrant par-devant son étal quelque chose d’invisible. Il ne voit que ses yeux joyeux et ses joues bien rouges. Son sang ne fait qu’un tour. Il ne prend pas le temps de se faire préparer quelques gâteries chez le confiseur ou le poissonnier et file droit devant comme un dératé. En moins d’une minute, il est à la hauteur de l’homme.

    - Ah monsieur Armand ! Vous voilà enfin ! Venez vite ! Vite ! Vous n’allez pas en revenir ! Là, nous y voilà ! Regardez-moi ça ! Visez-moi cette jeunesse ! Cette beauté ! Et attention hein ! Ce n’est pas une vagabonde ! C’est une persane, une authentique persane élevée dans les beaux quartiers, et à l’ancienne en plus !Une pure merveille ! Celle-là, croyez-moi vous m’en direz des nouvelles ! Quel dommage que vous ne soyez pas venu plus tôt, vous auriez pu assister au déshabillage. De la nuque aux pieds ! Si vous aviez vu cette gorge ! Ce ventre ! Ces cuisses ! Ah, elle m’en a fait voir de belles la tigresse ! C’est plein de malices à cet âge-là, vous pouvez pas savoir comme ça gigote ! Mais bon, je l’ai eue par derrière, crac ! D’un seul coup ! Elle n’a rien senti, elle a juste ouvert de grands yeux et hop, elle s’est laissée aller. Non mais regardez-moi ça monsieur Armand, y a rien à jeter ! Rien ! Tenez, je vous ai mis la fourrure de côté.

     


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    Retour aux nouvelles avec " Gargouillis breton " de Patrick ESSEL, extrait de son recueil " Reflets au bord d’une fenêtre "

     

    seconde partie

     

    Il a rabattu la banquette arrière et plié le Mérinos en deux à l'intérieur. Contre l'avis du magasinier et les instructions du fabricant. Il a haussé les épaules et pris son air le plus bourru pour leur faire savoir qu'il savait ce qu'il faisait. Merde. C’est le premier jour et l'important c'est d'apaiser Mariette avec un 140. C’est ce qu’elle veut. Un 140, point. Il en ramène un garanti cinq ans, et en plus, il l'a payé que neuf cent. Pour du dépannage, il trouve ça plutôt correct. De quoi la remplir de joie, même. Elle n'aura plus qu'à faire le lit avec les draps neufs qu'ils avaient emportés, au cas où. Oui. Il se voit déjà la rejoindre. Pas trop tard. Juste après le digestif. Il ne réfléchit pas longtemps avant de trouver comment il va s'y prendre pour l'adoucir. Il sait ce qu’elle aime. Une câlinerie sur la nuque et les épaules pour commencer, puis deux ou trois chatouilles sur le dos et quelques pincements des hanches. Il insistera sur les hanches. Sur l'infinité des hanches. Jusqu'à ce que sa chair soit irradiée et qu'elle se retourne tout à fait, le ventre bombé. Oui, c'est ça, le ventre bombé.

    Il n'a pas réussi à refermer le hayon de la voiture et il roule avec un épouvantable courant d'air dans le dos. La dernière fois qu'il avait dû charrier du mobilier, il s'était attrapé une saleté de torticolis qui l'avait rendu hargneux une bonne semaine. Rien que d'y penser, il sent ses membres s'engourdir et la mauvaise humeur le reprend. Manquerait plus qu'il se refroidisse une vertèbre, lui aussi. Le soir de leur arrivée. Quel gâchis ! Coincé encore une fois pendant des jours et des jours. Raide. Chacun de son côté. Sur les bords du lit. Ne faisant attention qu'à la douleur. Il peste. Et si Mariette y trouvait un avantage ? Il soupçonne le pire. Et si elle se retournait pour rien ? Ou en regardant autre part ? Ou avec un air renfrogné ? Il se souvient de son regard d'autrefois. De ses grands yeux noirs qui l'avait aimanté. Des yeux qui valaient qu’on n’ait plus jamais besoin de regarder ailleurs. C'est ce qu'il avait dit à l'époque. Et ça, elle s’en souvenait toujours. Il frappe encore le volant. Deux fois. Trois fois. Quatre. Cinq. Six. Il n'aime pas avoir ce genre d'idées. Il voudrait conduire sans plus penser à rien. Sauf que ne penser à rien avec un matelas plié en deux à l'arrière et le vent qui cingle, c'est idiot. Il n'est même pas sûr d'avoir pris la bonne route à la sortie du BUT. D'ailleurs, ça n'aurait rien d'étonnant : des sorties, il n'y en avait que pour les locaux. Il se dit qu'il lui faudrait un verre.

    Le patron du bar a de vieux yeux bedonnants, des cheveux plein d'aspérités et une voix égrillarde qui semble sortir de la poche de son pantalon. Les verres, il les remplit à raz. Il sert et ressert à boire sans attendre le coup d'œil du client. C'est ce dont Victor a besoin. Quelqu'un qui ne fasse rien que son boulot. Rien d'autre. Il boit trois ballons d'affilé. Des petits Nantais. Ça le réchauffe mais ça ne dissipe pas son irritation. Il lorgne vers la patronne. Ce n'est plus tout à fait une reine. Sa jeunesse est entamée. Pourtant, il voit qu’elle rit encore. Un rire plein de vigueur et d'allant. Exubérant même. Il laisse courir ses yeux sur ses jambes, ses cuisses, ses hanches, ses fesses. Ses fesses joliment dodues. Inouï ! Elle l'observe à la dérobée. D'un air interrogateur. Comme si elle le soupçonnait d'avoir des vues sur sa personne. Il aimerait lui dire qu'elle se trompe, qu'il n'est pas homme à se laisser aller à des écarts de conduite. A agir sur un coup de tête. Non, il n’est pas comme ça. Il a une pensée pour Mariette. Et pour le Mérinos flambant neuf. Un 140. Le coup du 140 ça le fait rigoler. Un peu fort. Trop. Les regards se tournent. Désobligeants. Il glisse deux francs dans le distributeur de cacahouètes et en avale aussitôt une pleine poignée. Il mâche bruyamment. Dans sa bouche, les arachides forment une pâte épaisse et gluante. Il déglutit avec peine. Emet une espèce de gros gargouillis obscène. "Sont pas bien fraîches" bredouille-t-il à l'adresse du patron. Celui-là est tout à remplir ses verres, pas le genre à se chamailler pour des amuse-gueules. C'est même à se demander s'il voudrait lever un doigt pour autre chose que ses petits Nantais. Du coup, il zieute à nouveau vers la patronne, sur sa généreuse poitrine. Elle s'en rend compte et rit de plus belle. Il est pris d'une bouffée de chaleur qui le fait grimacer et se tortiller. C'est pas vrai, voilà qu'il en pince. Il souffle un grand coup et essaie de retenir sa respiration, histoire d'éclipser l'émoi. Mais c'est pour rien. Il s'imagine avec elle, dans sa chambre, dégrafant son corsage au pied d'un bon 140 et même tiens, carrément d'un 160. Pourquoi pas ? Il avale cul sec deux Nantais à la suite. La patronne est face à lui. C'est elle qui le sert maintenant. Il remarque que ses mains tremblent. Plus qu’elles ne le devraient. Il se dit qu’une brise pétillante abreuve son ventre. Il en est ravi. Inquiet. Pèse le pour et le contre. Il boit encore. Se réjouit. Quelques gouttes de Blanc dégoulinent sur son menton, dans son cou. Elle lui tend une serviette en papier. Double épaisseur, fraîcheur citron. Il sourit et dit s'appeler Victor. "Victor ! Ah ça alors, j'aurais jamais cru…" lâche-t-elle. Elle semble déçue. Pire encore, affligée. Sa gorge se noue. C'est une capricieuse. Une putain de capricieuse ! Le patron lui demande de répéter, il n’est pas bien sûr. Il rit. Il parle de la prostitution et il rit. Il dit les chiennes pour dire ces personnes-là. Une humeur rieuse parcourt le bar. La patronne n’est pas en reste. Il la regarde dans l’attente d’un mot mais elle ne dit rien. Il est pris de tremblements. Il crie quelque chose encore sur les chiennes. Quelque chose de dégueulasse qu’il répète en sanglotant. Et soudain, il n’entend plus les rires. Ses tremblements s’accentuent. Il s’affole, s’effraie, se dit qu'il ferait bien de rentrer dare-dare à la location avec son colis. Son putain de satané colis ! "Un 160 ! Putain, un 160 Mariette ! T'imagines un peu ? " Il se voit inaugurer en grande pompe le Mérinos avec sa Mariette toute éberluée au beau milieu. Son enthousiasme est effroyable. Son cœur palpite. Sa bouche se tord. Il réclame à boire. Encore. Encore. Il hurle. De la bave jaillit du fond de sa gorge. Il souffle. Il souffre. Sa voix s'écorche. Il se mord la langue d'un coup sec. Il crie non ! Putain non ! Et puis plus rien. Un épouvantable silence. Même la patronne a cessé de rire.

    Au Petit Nantais, personne ne savait d'où venait Victor et pas plus pourquoi il s'était mis brusquement à brailler. Un drôle de mec, visiblement paumé, avec un matelas pourri dans sa voiture, déclara le patron aux pompiers dépêchés. Un habitué, connu pour sa perspicacité, fit savoir qu'à son avis ce monsieur cherchait plus ou moins coucher avec la patronne, avant d'ajouter goguenard à l’adresse du brigadier: "Mais ça chef, vous savez, j'en connais pas un ici qui n'en ait jamais eu envie ".

     


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    Retour aux nouvelles avec " Gargouillis breton " de Patrick ESSEL, extrait de son recueil " Reflets au bord d’une fenêtre "

    Photographe urbain et auteur à divers titres, Patrick Essel aime promener son œil au-delà des reflets, s’imprégner des traces que laissent les mains, les yeux, les ventres, prêter l’oreille aux histoires de peu de mots, se gorger d’odeurs de presque rien. De ces va-et-vient entre les images et les textes, les pensées enfouies et les paroles en peine, il crée des conversations intérieures où les êtres se livrent au difficile exercice d’aimer la vie.

     

    Gargouillis breton

     

    Même si, dans l'esprit de Victor, il existait au monde une quantité presque infinie de choses exécrables, il ne trouvait rien de plus minable que de passer la porte d'une location de vacances. Les locations, il avait ça en horreur. Horreur d'éplucher les inventaires, horreur de fouiller, de tâter, de soulever, de sonder. De constater. Chaque année c'était le même cirque ou peu s'en fallait. Mariette avait beau se casser la tête, écrire aux offices et aux agences, se faire confirmer les détails, prendre toutes les précautions utiles et nécessaires, rien n'y faisait. Elle trouvait toujours qu'il manquait quelque chose ou bien les choses elles-mêmes manquaient tellement de commodités qu'elles en devenaient grotesques. C'était comme ça. Depuis des lustres.

     

    Il a roulé toute la journée et il se sent flapi, assommé par le soleil d'août et les sempiternels bouchons. Rouges ou noirs, pour Victor, y a pas de différence.

    La coquette petite maison bretonne en sortie de bourg tourne le dos à une usine crasseuse et donne par le devant sur un champ abandonné aux ronces et aux orties. Mariette grimace. Victor se tait. Le tour du propriétaire est vite fait et bien entendu, l'intérieur n'apporte aucune heureuse surprise. Au contraire.

    - Ce qu'il faut de toupet tout de même pour louer des bicoques si mal foutues, maugrée Mariette, à peine passé le seuil.

    Un simple coup d'œil dans la chambre à coucher finit de l'exaspérer. Le lit est fait avec de vieux draps rapiécés qui sentent le moisi.

    - Alors là, c'est le bouquet, regarde ça Victor, c'est un 120 et avec un trou au milieu en plus… Ça, ça pourra pas faire, ça pourra pas, tu entends Victor, ça pourra pas…

    Victor ne se sent pas de la réconforter, de lui dire que tant pis on fera avec. Il s'est planté dans un recoin du salon au fond d'un fauteuil bancal et s'est mis à ruminer son dégoût des locations.

    Mariette est demeurée sur le pas de la chambre, immobile, l'œil fixé sur le lit.

    - Non, mais viens voir !

    Il attend qu'elle le rappelle une fois, deux fois, puis il se lève, sans précipitation, sûr d'aller à la peine.

    - Non, mais regarde-moi ça ?

    Il mâchouille deux ou trois mots circonstanciés en opinant du menton.

    - Bon alors, qu'est-ce qu'on fait ?

    Il ne sait pas ce qu'il faut faire. C'est comme d'habitude. Il laisse aller un soupir dans son dos.

    - Toi, tu sais jamais rien !

    - Quand même ! s'insurge-t-il.

    Brusquement, elle tourne la tête vers lui. Elle, sait. Elle a la réponse au bout de la langue.

    - T'as pas vu sur la route en arrivant, y avait un BUT.

    - Si j'ai vu.

    - Celui sur la rocade juste après Merlin ?

    - Oui, celui-là.

    - Il était pas grand pourtant.

    - Je l’ai vu quand même.

    - Ah oui ?

    - Oui !

    - Ben c’est tant mieux parce que va falloir…

    Il regarde sa montre et secoue la tête.

    - Si, t'as encore le temps d'y aller, il est même pas six heures et demi.

    - Sauf qu'avec les bouchons …

    - T'as largement le temps, je te dis !

    Il ne discute pas davantage. Un BUT, il y en a un près de chez eux. Il connaît bien.

    - Tu prends un 140, un dur, déjà que j'ai le dos à moitié coincé à cause de ta voiture.

    Il n'a rien à redire. C’est vrai, la voiture est fatiguée, elle aussi.

    - Regarde voir s'ils ont des Futons, il paraît que c'est bon pour la colonne.

    Il ne répond pas et sort sans demander son reste. Dans sa tête, il s'imagine en train d'acheter vite fait le premier matelas venu puis de filer s'en jeter un ou deux au bistrot du bourg. Le soleil a disparu et une fine bruine colle au pare-brise barbouillé de résidus d'insectes. Le poste est branché sur France Info et question temps, ils n'annoncent rien de bon. Quant à la circulation, à les entendre, on serait toujours dans le noir. Mais la radio, il s'en fout Victor, pour lui ils disent que des conneries. La preuve, là il roule à 110, 120 sans problème. Il fredonne tomber la chemise, l'air de l'été, et pianote sur le volant en pensant à l'apéro. Sa voix est fausse, plutôt caverneuse, il s'en moque. Il roule. Mais voilà qu'à l'approche du centre commercial, c'est la pagaille. Pas moyen de se rabattre. Les klaxons des locaux crépitent à tout va. Il crie des insultes par la fenêtre. En vain. Il est obligé de poursuivre tout droit. La sortie d'après est à plus de trois kilomètres. Elle ne lui dit rien : "Ilot du Marais", y a écrit. Un truc à se paumer. La suivante ne vaut pas mieux : "Le Carré des Tuiles". Il grimace et se dit que putain y a des jours. Moins d'un kilomètre plus loin, là c'est la poisse. Le périphérique se scinde en trois avec à gauche la rocade sud, à droite la Zone d'Activités des Granges et au milieu l'inéluctable "Autres directions". Le n'importe où, quoi. Et quoiqu’il fasse, presque neuf fois sur dix, il se retrouve embringué au diable Vauvert. Il n'a jamais rien compris aux réseaux express des agglomérations, à tous ces numéros de sortie qui donnent sur des centres, des cités, des résidences, des zones, des pépinières…, jamais rien compris aux présélections qui mènent dans un patelin qui ne figure sur aucune carte. Il n'arrive pas s'y faire. Hors de son département, c'est incroyable comme les indications sont mal fichues.

    Encore heureux qu'il est seul. Il imagine sa femme à côté de lui grinchant : "C'était par là, t'as pas vu le panneau ? Ah la la, tu regardes jamais où tu vas !". "Tu regardes jamais où tu vas ! Tu regardes jamais où tu vas !", répète-t-il en ricanant. Il se reprend à pester contre les locations et sur cet entêtement à toujours vouloir louer. "Nous, on loue, confie sa chère à leurs imbéciles de voisins, c'est quand même plus pratique que la caravane, et en plus on peut recevoir". Ça le fait rigoler en douce Victor, vu qu’ils ne reçoivent jamais personne. Il aimerait pourtant bien des fois. Au moins pour l’apéro. Mais bon.

    L'"Autres directions" va du mauvais côté. Forcément. Dépité, il enclenche les warning, gare la voiture sur la bande d'arrêt et s'enfonce mollement dans le siège. Il resterait bien comme ça un bout de temps à rien faire qu'à souffler et se dire merde pour le matelas. Mais voilà, France Info repart pour un tour "Dix huit heures quarante neuf" avertit le présentateur. "Fait chier" jure-t-il. En cherchant à se caler sur Europe, il tombe pile sur une locale qui clame : "Choisissez bien, choisissez la sortie 7". Il explose : "Putain alors, mais y en a deux !". La 7, il vient juste de la passer. Suffit de faire demi-tour à la huit. "Ah putain, c'est pas vrai ! Mais c’est pas vrai !". Il assène une bonne dizaine de coups sur le volant et repart sur tomber la chemise. Ça l'aurait quand même embêté de revenir sans rien, fichtrement ! Mariette lui ferait la tête et à tous les coups ça serait tintin pour l'intimité. Déjà que ça fait un bout de temps qu'elle lui tourne le dos. Des fois, il se dit qu'elle l'aime moins qu'avant. Avant, même quand il manquait quelque chose, ça ne l'empêchait pas d'être heureuse. Il ne sait pas quand cela a commencé cette histoire de manque. Si c'était à cause du lit, le soir elle n'irait pas se coucher si tôt. Ou alors, elle dirait qu'elle n'est pas dans son assiette. Avant, quand il l'embrassait et qu'elle ne frémissait pas, c'est qu'elle avait mal au ventre. Bon, il se tournait et n'y pensait plus. Maintenant, il n'ose même plus laisser aller sa tête sur son épaule. C'est sûr, il n'y a pas que le problème du lit.

    La vendeuse du BUTest une grande perche taillée à l'os avec des lunettes, un chignon et un décolleté qui tombe. Elle a le sourire plutôt pressé. Comme lui. Il demande sans détour si elle fait des Futons. Elle rougit à moitié et répond bêtement que non elle ne fait pas. Il dit que c'est tant pis, fait mine de partir puis se ravise.

    - Vous savez moi, c'est juste pour du dépannage, on a loué et le lit c'est un 120, le genre mou, si vous voyez ce que je veux dire…

    Elle dit que, oui elle voit, que ce sont des choses qui arrivent. C'est pas vraiment ce qu'on a envie de trouver après une journée de route, poursuit-il. Elle en convient. On a beau chercher à se tourner dans tous les sens, la nuit on compte les heures, y a rien à faire. Vous imaginez la bouille le matin ! Elle imagine. Et les jambes … on a plus que des jambes pour rien faire ! On est sans force, voilà ! On peut profiter de rien ! Elle dit que c'est vrai, qu'elle connaît ça. Heureusement, elle a un Mérinos en promotion.

     

    ... à suivre

     


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    Michelle BRUN anime des ateliers dans la région grenobloise, elle a publié un récit : "A bout de ventre". Elle peint et s'est formée à l'art-thérapie. Pour elle, l'écriture en atelier permet de trouver le fil de sa vie, et de s'y épanouir, en harmonie avec les autres.

     "  Miettes "

    a été publié par calipso dans le recueil Portes et fenêtres.

     

     

    Par la fenêtre rien ne transparaissait : un voilage blanc se contentait de frémir dans l’air chaud de cette fin juin. Je reverrai toujours la lumière douce qui baignait ce pan de mur grossièrement crépi de blanc, les feuilles dentelées de la vigne vierge qui se teintaient déjà de rouge…un parfum de paix pour celui qui venait de la ville proche. C’est là qu’habitait Fanny. .

    Je n’étais jamais revenue chez eux depuis la mort de Pierre. Je ne m’en sentais pas le droit ; je me disais qu’elle le verrait, qu’elle lirait forcément dans mes yeux l’amour fou que j’avais toujours voué à son compagnon. Ne s’en était-elle pas douté ? De son vivant, je parvenais à jouer un rôle qui pouvait faire diversion : l’amie de toujours qui passait parfois, sous divers prétextes…

    Je savais prendre un air léger, je racontais des anecdotes de ma vie de mère de famille nombreuse et cela les faisait rire. Elle ne me voyait pas comme un danger…j’avais tant à faire ! Comment aurait-elle pu imaginer les évasions que Pierre improvisait pour nous deux, lorsque son travail le permettait ?

    Je me souviens de ces peurs terribles que j’avais lorsque approchait l’heure de la sortie des classes. Je ne pouvais faire aucune entorse aux horaires de mes enfants ; la ballade en forêt était notre tour de manège, notre chambre nuptiale, notre livre d’heures .. Les larmes m’inondaient les joues sur le trajet du retour. Des miettes. Je ne me rassasiais pas des miettes.

    J’arrivais à l’école le souffle court, les joues roses de ses baisers ; je les redonnais aux petits avec ferveur. Je ne répondais pas aux questions - " dis, maman, qu’est-ce que tu as ? "

    Des années à vivre ainsi entre feu et froid, entre peur et bonheur. Le corps qui hurle d’abandon, et qui exulte dans les retrouvailles. Le cœur en brisures de ne savoir qui aimer.

    Fanny l’aimait. Je n’en prenais pas ombrage. Il ne m’enlevait rien en partageant le quotidien avec elle. Mais le pire fut de ne pouvoir le soigner, quand il fut certain que sa fatigue était mortelle. Il n’y eut plus d’échappées possibles. Il n’y eut que l’attente de ses messages, les nouvelles que la rumeur faisait circuler : " Il ne quitte plus le lit ". " Il a subi une chimio., il est très fatigué ".

    C’est alors que je pris l’habitude, à la nuit tombée, de faire ce bout de chemin qui conduisait de ma rue à la petite impasse des glycines. Je prétextais le chien à sortir, et le besoin de me détendre, une fois les enfants couchés. Je connaissais tous les dessins de la route, ses brillances après la pluie, et le bruit de papier froissé que faisaient les peupliers dans le souffle du soir. Je reconnaissais les odeurs du fleuve, quand le vent était au sud, et le parfum entêtant des lilas violets, juste au printemps. Ce soir, je sens les roses des jardins ouvriers, peut-être à cause de l’orage…

    Ce soir j’y retourne ; j’ai besoin de revoir sa maison, son jardin qu’il affectionnait tant. Elle aura laissé les choses à l’abandon, sûrement.

    Je retiens mon souffle et je tremble. Je crois retrouver son rire quand il m’ouvrait les bras. Le temps n’efface pas les choses ; j’entends encore ses mots : " Tu es merveilleuse " ! Il y avait eu cette période incroyable où Fanny était partie quelques jours soigner sa mère à Paris. J’avais pu croire quelques heures être la maîtresse de ces lieux. J’avais pu me pencher sur lui pendant qu’il écrivait des notes précieuses pour son prochain livre. J’avais glissé mes mains contre son dos, ange protecteur de celui qui était tout pour moi. Je revois les couleurs douces des murs de la chambre, et les pastels qu’il y avait accrochés.

    Je suis derrière la fenêtre et le rideau vole. L’ombre n’a pas encore envahi tout l’espace que mon regard capte : une forme est étendue sur le lit, longue, presque inexistante, si ce n’est cette main qui retombe au bord du bois de lit. Elle tient une clef. Elle est inanimée, mais le geste est vivant ; on dirait qu’elle me tend cette clef qui ne peut être que celle de ces lieux. Fanny, où es-tu partie ?

    Je ne me souviens pas du retour ; je ne me souviens de rien, juste de l’odeur des roses ; mais je me rappelle son rire, quand je passais la porte.


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