• Miettes

     

    Michelle BRUN anime des ateliers dans la région grenobloise, elle a publié un récit : "A bout de ventre". Elle peint et s'est formée à l'art-thérapie. Pour elle, l'écriture en atelier permet de trouver le fil de sa vie, et de s'y épanouir, en harmonie avec les autres.

     "  Miettes "

    a été publié par calipso dans le recueil Portes et fenêtres.

     

     

    Par la fenêtre rien ne transparaissait : un voilage blanc se contentait de frémir dans l’air chaud de cette fin juin. Je reverrai toujours la lumière douce qui baignait ce pan de mur grossièrement crépi de blanc, les feuilles dentelées de la vigne vierge qui se teintaient déjà de rouge…un parfum de paix pour celui qui venait de la ville proche. C’est là qu’habitait Fanny. .

    Je n’étais jamais revenue chez eux depuis la mort de Pierre. Je ne m’en sentais pas le droit ; je me disais qu’elle le verrait, qu’elle lirait forcément dans mes yeux l’amour fou que j’avais toujours voué à son compagnon. Ne s’en était-elle pas douté ? De son vivant, je parvenais à jouer un rôle qui pouvait faire diversion : l’amie de toujours qui passait parfois, sous divers prétextes…

    Je savais prendre un air léger, je racontais des anecdotes de ma vie de mère de famille nombreuse et cela les faisait rire. Elle ne me voyait pas comme un danger…j’avais tant à faire ! Comment aurait-elle pu imaginer les évasions que Pierre improvisait pour nous deux, lorsque son travail le permettait ?

    Je me souviens de ces peurs terribles que j’avais lorsque approchait l’heure de la sortie des classes. Je ne pouvais faire aucune entorse aux horaires de mes enfants ; la ballade en forêt était notre tour de manège, notre chambre nuptiale, notre livre d’heures .. Les larmes m’inondaient les joues sur le trajet du retour. Des miettes. Je ne me rassasiais pas des miettes.

    J’arrivais à l’école le souffle court, les joues roses de ses baisers ; je les redonnais aux petits avec ferveur. Je ne répondais pas aux questions - " dis, maman, qu’est-ce que tu as ? "

    Des années à vivre ainsi entre feu et froid, entre peur et bonheur. Le corps qui hurle d’abandon, et qui exulte dans les retrouvailles. Le cœur en brisures de ne savoir qui aimer.

    Fanny l’aimait. Je n’en prenais pas ombrage. Il ne m’enlevait rien en partageant le quotidien avec elle. Mais le pire fut de ne pouvoir le soigner, quand il fut certain que sa fatigue était mortelle. Il n’y eut plus d’échappées possibles. Il n’y eut que l’attente de ses messages, les nouvelles que la rumeur faisait circuler : " Il ne quitte plus le lit ". " Il a subi une chimio., il est très fatigué ".

    C’est alors que je pris l’habitude, à la nuit tombée, de faire ce bout de chemin qui conduisait de ma rue à la petite impasse des glycines. Je prétextais le chien à sortir, et le besoin de me détendre, une fois les enfants couchés. Je connaissais tous les dessins de la route, ses brillances après la pluie, et le bruit de papier froissé que faisaient les peupliers dans le souffle du soir. Je reconnaissais les odeurs du fleuve, quand le vent était au sud, et le parfum entêtant des lilas violets, juste au printemps. Ce soir, je sens les roses des jardins ouvriers, peut-être à cause de l’orage…

    Ce soir j’y retourne ; j’ai besoin de revoir sa maison, son jardin qu’il affectionnait tant. Elle aura laissé les choses à l’abandon, sûrement.

    Je retiens mon souffle et je tremble. Je crois retrouver son rire quand il m’ouvrait les bras. Le temps n’efface pas les choses ; j’entends encore ses mots : " Tu es merveilleuse " ! Il y avait eu cette période incroyable où Fanny était partie quelques jours soigner sa mère à Paris. J’avais pu croire quelques heures être la maîtresse de ces lieux. J’avais pu me pencher sur lui pendant qu’il écrivait des notes précieuses pour son prochain livre. J’avais glissé mes mains contre son dos, ange protecteur de celui qui était tout pour moi. Je revois les couleurs douces des murs de la chambre, et les pastels qu’il y avait accrochés.

    Je suis derrière la fenêtre et le rideau vole. L’ombre n’a pas encore envahi tout l’espace que mon regard capte : une forme est étendue sur le lit, longue, presque inexistante, si ce n’est cette main qui retombe au bord du bois de lit. Elle tient une clef. Elle est inanimée, mais le geste est vivant ; on dirait qu’elle me tend cette clef qui ne peut être que celle de ces lieux. Fanny, où es-tu partie ?

    Je ne me souviens pas du retour ; je ne me souviens de rien, juste de l’odeur des roses ; mais je me rappelle son rire, quand je passais la porte.


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