• Macadam coïtum

       

     par Patrick Essel

     

    C'était la fin des vacances, paraît-il. Le temps doux et pluvieux annonçait une rentrée des plus académique. Comme tous les matins, le paysage se peuplait de choses, de créatures, de bruits et de lumières parfaitement hétéroclites.

    A première vue, la fille qui était posté aux feux sur le trottoir d'en face ne me regardait pas sans arrière-pensée. Ses courbes m'étaient familières : pleines, profondes, vigoureuses et parfaitement étincelantes, découpées comme il se devait avec le seul souci de taper dans l'œil du quidam. Le passage au vert provoquait chez elle une infinité de balancements et de déhanchements qui, vus de mon côté, donnaient l'impression d'une grande turbulence intérieure. Cela dit, au retour du rouge, elle jetait instantanément un voile sur ses émotions et protégeait sa jolie frimousse d'une mimique boudeuse.

    Moi, j'occupais mon trottoir depuis un sacré bon bout de temps déjà, pieds nus et mains dans les poches, l'air absorbé par la circulation. Je suis petit, voire un peu tassé, plutôt rougeaud, chauve de naissance et sujet à l'embonpoint. Ma vie est assez convenue, un peu trop confinée aux dires de certains mais quoi, la place est correcte et de nos jours une bonne situation n'est pas si facile à trouver. Bien sûr, comme tout un chacun, il m'arrive de frissonner quand passent sur ma route des personnalités à l'allure athlétique et hautes en couleurs, je n'en conçois aucune animosité, bien au contraire.

    Mais voilà qu'avec cette fille-là en face, je me surprenais à penser à mes mains restées libres depuis des lustres, sans véritables complicités, plus souvent moites que frétillantes. Et voilà que je me mettais à avoir des manières d'étourdis, des grimaces bêtes et stupides, des allures de minot pour tout dire. J'avais l'impression d’être bancal et de cristalliser sur moi tous les regards. C'était d'autant plus troublant que d'ordinaire à la vue d'une belle inconnue, je m'arrangeais pour sombrer dans un irréprochable anonymat.

    C'est elle qui m'a sauvé la mise en faisant le premier pas. En fait, elle a grillé l’orange et quelques pas lui ont suffit pour traverser la chaussée et me rejoindre. Moi, vu mon inertie, je n’aurais jamais réussi un tel tour de force. Enfin bon, elle s'est plantée devant moi, les mains sur les hanches et a prétendu que oui, oui, oui, elle était bien celle que je cherchais. Le ton était magistral, presque sentencieux. J'ai rigolé jaune. Pendant qu'elle traversait la chaussée, je m'étais dit tour à tour : "Aïe, pourvu qu'elle ne s’imagine pas, qu’elle se reprenne, qu’elle bifurque, pourvu qu'elle ne remarque pas mes balafres…". Je ne suis pas très fort en conversation et je savais que lorsqu'elle serait là, sur mon trottoir, toute proche, presque mitoyenne, je ne serais capable que d'un vilain petit sourire artificiel.

    "Ne me dites pas que je me trompe" a-t-elle ajouté, un brin soupçonneuse. Ses traits étaient plus charnus que je ne l'avais crû. Plus équivoques aussi. C'est fou comme je me suis senti tout de suite moins lourd, moins épais, plus important. On s'est regardé un moment comme des chiens de faïence, en coin, en biais, de travers, par dessus, par dessous puis sans que je ne m'explique pourquoi, je l'ai prise par la taille et j'ai dit comme ça : "Allez, traîne pas !" On a filé droit devant à une allure folle. Tout le reste du jour et toute la nuit. On s'est hasardé aux quatre coins de la ville contemplant l'effervescence du monde à chaque carrefours, chaque intersections, bifurcations, bretelles et autres ronds-points. Au petit matin, elle s'est blottie contre moi, vraiment contre, comme des conjoints. J'en ai eu la raison toute retournée. C'était de loin la meilleure chose qui ne m'était arrivée de toute mon existence. Tout à coup, elle m'a serré la main avec une intensité inouïe, presque effrayante. Elle a répété plusieurs fois que nous n'aurions jamais d'enfant. Jamais. Il n'y avait aucune amertume dans sa voix, juste peut-être un peu de désenchantement. J'ai fait le malin et j'ai dit : "T'inquiète !". Elle m'a regardé avec un tendre sourire de connivence puis peu à peu elle a perdu de sa substance et ses beaux yeux pétillants se sont doucement engourdis sur un petit bout de route, un tout petit bout de route fraîchement bitumée avec un virage qui donnait sur une école maternelle.

     

     

     


  • Commentaires

    1
    désirée
    Samedi 23 Août 2014 à 18:42

    Vous voulez que je vous la refasse ?


    Alors. RQS : Roux qualité supérieure. Raoul, qui sait ? Raoul, mes pantoufles. Non ça ne va pas ça. Bon j'y retourne.

    2
    JC l
    Samedi 23 Août 2014 à 18:42

    LE CHANT DU BROMURE


    Mururoa murmure et clapotis/ Alchimie du bromure et sorcellerie blanche/Magali…Je me suis encore trompé de case !


    Ici mon commentaire par essence lapidaire : « Renaissance ».

    3
    desiree
    Samedi 23 Août 2014 à 18:42

    Excellent, ce macadam coïtum. Ce texte m'intéresse à plus d'un titre. Le lecteur est pris dans la rencontre, le fantasme du narrateur jusqu'au bout.


    Chapeau. Alors moi j'ai : N3M. Non, trois mamans.


     

    4
    désirée
    Samedi 23 Août 2014 à 18:42

    Excellent, ce macadam coïtum. le lecteur marche dans les pas du narrateur, il y croit jusqu'au bout et puis tout se désagrège. C'est très réussi. J'aime beaucoup l'auto-description du narrateur.


    2RC. Deux rues coupées. Deux rez de chaussée. Deux roudoudous caramel. Deux raisons de la colère, c'est mieux.

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