• Li Vî Bon Dju (3/3)

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    " Li Vî Bon Dju "* (3/3)

    par Yvonne Oter

     

    Tancrémont, le 29 août 1880.

    Ma chère Henriette,

     

    Je ne sais pas si tu en as entendu parler dans ta grande ville, mais il s’en est passé des choses depuis ta dernière visite. Souviens-toi, nous avions beaucoup discuté, moi surtout, de mon commerce qui menaçait de tomber en faillite. Depuis des années, il vivotait grâce aux samedis et dimanches, quand les jeunes gars du pays venaient s’y retrouver, se payer un peu de bon temps en descendant pas mal de bière pendant qu’ils jouaient aux quilles, au couyon ou aux fléchettes. Mais pendant la semaine, je voyais très peu de monde. Quelques bûcherons, des promeneurs altérés par la marche, parfois un colporteur ou un voyageur de commerce en quête de réconfort. Cependant, cela ne faisait pas assez de recette pour faire vivre un jeune couple. Si bien que mon Firmin avait été obligé de partir chercher du travail dans une filature de Verviers et ne rentrait à la maison qu’en fin de semaine pour me donner un coup de main. Ce n’est pas une vie pour des jeunes mariés !

    Depuis le mois d’avril, tout a bien changé. Figure-toi que le vieil Eugène Hawaux, celui dont le fils te plaisait tellement mais qui a préféré l’Amélie Deckers, donc l’Eugène qui défrichait un champ près du bois de Jolimont, a retrouvé " Li Vî Bon Dju " qu’on croyait perdu à tout jamais et que certains disaient même que c’était une légende, une histoire du curé pour attirer du monde dans son église. Et bien, pas du tout ! C’était bien vrai qu’il avait été enterré puisqu’on l’a déterré !

    Et depuis, c’est le branle-bas dans le hameau ! Le défilé des gens importants n’arrête pas. D’abord tous les prêtres des villages alentour, puis des plus importants, puis même leur chef de Liège, l’évêque. Des savants de l’université se sont déplacés pour examiner la croix. Le gouverneur de la province est venu prononcer un beau discours devant les paysans du coin qui n’ont pas compris grand-chose à ce qu’il disait mais ont bien applaudi quand même. Des beaux messieurs en habit et chapeau haut de forme, accompagnés de leurs épouses en grand tralala, avec bijoux, fourrures, capelines emplumées, fins escarpins, et de leurs enfants tellement endimanchés qu’on aurait cru de jeunes communiants, tout ce monde se précipitait à Tancrémont pour pouvoir dire dans leurs réceptions " J’y étais ! ". Puis sont venus les plus humbles, les gens du peuple qui voulaient se recueillir et prier devant le Bon Dieu miraculeusement réapparu.

    Comme la chapelle était devenue trop petite pour accueillir autant de monde, la plupart se faisaient mouiller par la pluie, décoiffer par le vent ou rôtir par le soleil. Et chacun alors s’arrêtait dans ma buvette pour se désaltérer et reprendre des forces en vue du retour. Je ne savais plus où donner de la tête et, très vite, Firmin a dû quitter son emploi à Verviers pour m’aider à servir toute cette foule. Mais, même à deux, nous y arrivons à peine. C’est pourquoi je viens faire appel à toi aujourd’hui. Tu m’avais confié que tu n’aimais pas ton travail de bonne au service de bourgeois arrogants, prétentieux, exigeants, et qui ne te payent qu’un misérable salaire. Si le cœur t’en dit, je te propose de revenir au pays travailler avec nous. Je sais que je pourrai te faire confiance puisque nous nous connaissons depuis notre enfance. Tandis que si j’engageais une inconnue, je devrais me méfier et la surveiller pendant toute la journée. Ce qui me ferait perdre mon temps.

    Il y a une autre raison pour laquelle j’ai pensé à toi. L’autre jour, une petite vieille toute mignonne qui sirotait une citronnade, m’a demandé : " Tiens, vous ne servez plus des portions de la tarte au riz qui m’avait laissé un souvenir inoubliable quand j’étais gamine ? ". J’ai bien été obligée de lui avouer que non, mais que j’envisageais de m’y remettre prochainement. Le problème, c’est que moi, je ne sais pas faire la tarte au riz ! Mais je me rappelle les tartes que ta maman confectionnait, larges comme des roues de charrettes, qui laissaient s’écouler un peu de bonne crème aux œufs quand on les entamait au couteau, dont l’arôme vanillé qui s’en échappait alors chatouillait les narines et parfumait déjà le palais avant que d’en avoir mangé le premier morceau. J’espère qu’elle t’a légué sa recette et que je pourrai régaler mes clients comme je l’ai promis. Et, qui sait ?, peut-être que Tancrémont deviendra un jour aussi célèbre pour sa tarte au riz que pour son " Vî Bon Dju "…*

    Voilà, ma chère Henriette, la proposition que je viens te faire aujourd’hui. Si tu es d’accord, tu viens dès que possible. Le plus tôt sera le mieux ! Tu n’as pas besoin de me prévenir : tu arrives et on s’y met tout de suite ! De toute façon, ta chambre est déjà prête…

    A bientôt, je l’espère. Ton amie qui t’attend avec impatience,

            Clotilde Charlier.


    *C’est un peu ce qui est arrivé : si vous dites " Tancrémont " à des habitants de la province, ils vous répondront neuf fois sur dix " Tarte au riz ".


  • Commentaires

    1
    Samedi 27 Février 2010 à 11:12

    Et voilà la recette de la fameuse tarte…
    Ingrédients (pour deux tartes):
    - pâte levée sur base de 500g de farine - 1 litre de lait fermier cru si possible - 1/2 bâton de vanille naturelle ou 1/4 s'il est bio - 40g de beurre - 200g de riz en grains ronds de type Caroline - 250g de sucre fin de canne - 4 jaunes d'œufs - 200g de crème battue - 2 blancs d'oeufs
    Préparation
    1. Dans un poêlon suffisamment grand, faites fondre le beurre et ajoutez-y le riz, chauffez une minute, le temps que le riz prenne de la brillance, ajoutez 1/2 litre de lait, le sucre et la vanille, portez lentement à ébullition en mélangeant sans arrêt.
    2. Laissez frémir lentement et ajoutez du lait par petites quantités jusqu'à ce que le riz soit cuit à votre manière. En fin de cuisson ajoutez les jaunes d'oeufs pour lier la préparation, et laissez refroidir. Ajoutez la crème fouettée et les blancs d'oeufs battus en neige.
    3. Préchauffez le four à 180°.
    4. Etendez la pâte au rouleau à pâtisserie sur un plan de travail fariné, mettez la pâte dans une tourtière bien beurrée, pincez les bords avec le pouce tout autour pour faire ressortir légèrement la pâte, piquez le fond avec une fourchette de table et versez le riz sur la pâte.
    5. Dorez légèrement le bord de la tarte avec un jaune d'oeuf dilué avec un filet d'eau et enfournez pendant 15 à 20 minutes. Il faut que la pâte soit cuite et que le dessus soit coloré, car le riz est cuit depuis longtemps et il est important qu'il soit moelleux lors de la découpe.
    6. Sortez la pâte, laissez-la deux minutes dans la tourtière et démoulez-la sur une grille de pâtisserie.

    2
    Samedi 27 Février 2010 à 20:08
    Oui, c'est pas de la tarte.
    Désolé, Yvonne, je n'ai pas pu m'en empêcher.
    3
    Yvonne Oter
    Samedi 23 Août 2014 à 18:24
    J'ai attendu que Patrick mette sur son site la troisième et dernière lettre, pour apporter quelques petites précisions.
    Oui, "Li Vî Bon Dju" de Tancrémont existe. Oui, l'histoire de sa disparition puis de sa réapparition est vraie. Oui, le contexte historique est respecté. Oui, la tarte au riz de Tancrémont est un vrai régal et, oui, elle en est venue à voler la vedette à la chapelle.
    Dans ma jeunesse (il y a ... houlà! ... un certain temps!), on se rendait à Tancrémont pour prier devant "Li Vî Bon Dju" avant d'entreprendre un voyage car il était réputé pour protéger les voyageurs et leur véhicule. Un peu comme Saint Christophe, en somme, mais en plus modeste. A moins grande échelle.
    Cependant, le pélerinage à Tancrémont est devenu secondaire suite aux apparitions de la Vierge des Pauvres, en 1933, à une gamine de 11 ans, Mariette Beco, dans le village voisin de Banneux, seulement distant de 5 kilomètres. Au vingtième siècle, Banneux a ainsi volé la vedette à Tancrémont où on ne se rend guère plus qu'en "corollaire" du pélerinage de Banneux.
    Il faut encore ajouter que, si les faits que je relate sont exacts, je les ai un peu enjolivés en les racontant "à ma mode".
    Merci pour tous vos commentaires et vos encouragements, qui sont de bons incitants à reprendre la plume, ou ... la souris de mon ordinateur.
    4
    Yvonne Oter
    Samedi 23 Août 2014 à 18:24
    Merci, Patrick!
    Je n'avais pas osé donner la recette car je suis loin d'être experte en tarte au riz. Chez moi, ou bien le riz est trop sec et donc peu goûteux, ou bien il reste trop liquide et se répand piteusement dans le plat lors de la découpe!
    Vos précisions sont donc les bienvenues.
    5
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:24
    Ah ! Ma chère Yvonne, cette troisième lettre est un vrai régal. J'espère qu'on aura souvent le plaisir de lire sur Calipso les petites merveilles que tu tiens jalousement dans tes tiroirs.
    Patrick ! c'est le ventre qui parle. Attention, c'est pas bon les excès...
    Elle donne envie cette recette. Dommage que je n'aime ni le riz, ni la crème, ni le beurre et que les oeufs, bon, ben....
    6
    Jean-Pierre
    Samedi 23 Août 2014 à 18:24
    Avec la recette en prime, on ne peut qu'apprécier cette troisième partie. C'est frais et l'on prend connaissance de pages oubliées de certaines régions que le temps avait travesti en légende. Yvonne, une historienne qui s'ignore? A force de la découvrir sous différentes facettes, il est permis de penser qu'elle en a le talent. Bravo Yvonne
    7
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:24

    Bien d'accord avec toi, Jean-Pierre, Yvonne a un talent fou. Merci de le souligner. Elle a en réserve un vrai trésor, et elle est, à elle toute seule, une mine d'histoires drôles. Je suis vraiment très fière d'avoir une telle amie d'écriture, pleine d'humour et de talent...

    8
    ANNA
    Samedi 23 Août 2014 à 18:24
    J'ai lu et relu ces trois lettres. Compliments Yvonne, elles sont fort drôles et très bien écrites. Et merci au barman pour la recette de la tarte au riz. Je vais essayer ça.
    9
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:24
    une recette savoureuse pour des lettres qui le sont tout autant.

    bravo!  
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