• Lever d'étoiles 09

     Lever d'étoiles 09

     

    Jean Calbrix, l’étoile du jour (et la dernière nouvelle à être publiée pour l’édition 2014 du concours Calipso) 

    Tout petit déjà, Jean Calbrix trempait sa plume dans l'encrier et quelquefois dans le vinaigrier. Il avait une excuse, car né le premier janvier 1940 (étrennes empoisonnées pour sa pauvre mère), il connut l'exode et les placements dans des refuges pour enfants. Après une abstinence littéraire de trente années consacrées aux maths, il se lance à nouveau dans l'écriture, commet quinze polars dont treize parus chez Charles Corlet, écrit une centaine de nouvelles, fraîches et un peu moins, un gros bouquet de poèmes si possibles classiques et un roman quelque peu thriller, "Un automne en août", qui a eu l'honneur d'être publié chez Zonaires.

    La nouvelle qui suit traite des dégâts de la superstition surtout quand elle s'abat sur un comptable.

     

    Méga-superstition

     

    Monsieur Frileux avait vécu jusqu'à sa retraite, craintif, pusillanime, redoutant - à l'instar de ses ancêtres les gaulois - que le ciel ne lui tombât sur la tête. Les chiffres l'avaient toujours hanté, le sept surtout avec sa casquette de voyou et sa mitraillette en bandoulière ; il ne pouvait pas le regarder sans sentir un frisson lui parcourir l'échine. Seuls, le zéro et le un lui inspiraient confiance ; ce zéro avec ses rondeurs féminines et son remarquable équilibre colombien, et ce un bien droit, altier, franc et sans détour. De plus, leur symbiose parfaite dans les comptes ronds le transportait d'aise. Quel ravissement pour lui lorsqu'il voyait un Un chef de file avec une ribambelle de zéros à sa suite formant un nombre tellement astronomique qu'il en attrapait le tournis ! Mais quand il rencontrait le deux, ce méchant deux qui se redressait, agressif, comme un cobra prêt à mordre, sa phobie commençait. Elle se poursuivait avec le trois en forme de patte griffue, le quatre boiteux prêt à vous crever les yeux avec son bec pointu, le cinq avec son front hautain et son cul trop large, le six sournois, avachi sur son arrière-train, mais toujours prêt à tromper l'adversaire en faisant du neuf à l'occasion d'une facétieuse cabriole, le sept bandit de grand chemin dont on a déjà parlé, et le huit se tordant les boyaux de rire dans ce capharnaüm numéraire. Beurk !

     

    Quand on pense que monsieur Frileux avait été comptable, on imagine facilement le calvaire qu'il avait enduré tout au long de sa vie professionnelle. Bien sûr, il ne manquait pas d'arrondir les chiffres à la moindre occasion, mais si, sur le coup, cela l'apaisait, par la suite, il subissait les réprimandes de son chef de bureau. Alors, il devait rectifier ses comptes et réintroduire les chiffres honnis. Mais quelle torture ! Chaque fois qu'il écrivait un sept, il se couchait sur son registre en fermant les yeux, s'attendant à recevoir sur le crâne le lustre suspendu au-dessus de sa tête, et chaque fois qu'il devait écrire le nombre treize, il prétextait un mal gorge ou une colique, et il filait chez lui se mettre au lit.

     

    Ce qui avait conforté monsieur Frileux dans la croyance aux pouvoirs maléfiques des nombres, ce fut un beau matin d'hiver, il avait seize ans à peine, la vie ouvrait ses ailes de duvet pour l'envelopper d'amour, lorsqu'il consulta son horoscope dans le numéro treize du quotidien favori de ses parents, un vendredi treize à treize heures treize, le treizième mois de l'an de grâce mille neuf cent treize, dans son lit très étroit. Cet horoscope lui conseillait de rester bien au chaud chez lui, car s'il sortait, et si au bout de treize mètres treize centimètres, il lui arrivait quelque chose de désagréable, il ne devrait s'en prendre qu'à lui-même ! Le jeune Frileux rigola, comme il avait pu rire (et à la fois pleurer) lorsqu'en tirant la barbe du père Noël, il découvrit que c'était son père, ou comme la veille, lorsque sa voisine lui avait dit qu'elle avait lu dans le marc de café que, prochainement, il y aurait une guerre mondiale. Mais, ce jour-là, le jeune Frileux avait son C.A.P. de comptable à passer. Foin de balivernes ! il devait y aller.

     

    Il sortit donc, et d'un pas décidé, se propulsa vers le centre des épreuves. Or, à treize mètres, treize centimètres, treize millimètres de chez lui, il rencontra une échelle dressée contre une maison et barrant le trottoir. Sans vraiment se rendre compte de l'erreur de calcul de l'horoscope - puisque l'échelle se trouvait un centimètre et quelques plus loin que prévu - il vit là, sinon un signe de cet horoscope, du moins un signe du destin. Pas question de passer sous l'échelle, d'autant que de l'autre côté, un gros chat noir l'observait. Il voulut contourner franchement l'obstacle et posa un pied dans le caniveau, et là, une superbe crotte de berger allemand - déclarant la guerre avant l'heure - se glissa subrepticement sous son pied gauche. « Qu'à cela ne tienne ! se dit-il. Marcher du pied gauche dans la crotte de berger, et qui plus est, de la race abhorrée, c'est du bonheur pour toute la journée ». Mais, l'ennemi était vicieux ; il s'était délesté d'une bonne crotte bien molle et fluide, plus glissante qu'une peau de banane, et notre pauvre Frileux fit un soleil dont la retombée fut qu'il se rompit les os à sept endroits. On le transporta à l'hôpital où on le rafistola tant bien que mal. Ses sept fractures lui laissèrent quelques séquelles qui l'obligèrent à marcher en crabe et à passer un examen de rattrapage où il obtint la mention assez bien.

     

    Six mois plus tard, ce fut enfin la Grande Guerre. Appelé sous les drapeaux un an et demi après, il fit valoir que malgré son désir de vengeance envers la gent teutonique, il était un grand invalide et qu'il laissait le soin de cette vengeance à des compatriotes bien portants. Le médecin-capitaine, soucieux de fournir à l'armée française de la chair à canon toute fraîche, et ce, après la gabegie d'un général qui nivela les troupes par le bas, décida l'incorporation du soldat Frileux en lui disant que s'il avait eu treize fractures, il aurait pu à la rigueur, rester à l'arrière, jouer les embusqués. Mais avec sept fractures, non, il pouvait encore faire l'affaire.

     

    Arrivé sur le front, il ne put se déplacer dans les tranchées que latéralement. Cela lui sauva la vie plusieurs fois, car dans ses déplacements, il fixait toujours l'ennemi et pouvait ainsi éviter les balles. De fait, il traversa la guerre sans trop de dommages, hormis un coup de baïonnette traîtreusement porté à l'arrière-train par un uhlan ayant amorcé un mouvement tournant, les pieds gelés dans les Ardennes et un gazage à Ypres, mais il conserva une haine farouche contre le treize qui l'avait handicapé sans le tirer d'affaire, et le sept qui n'avait rien arrangé.

     

    Rendu à la vie civile, il exerça sa profession de comptable. Et là, ce fut un long chemin de croix pire que la guerre, car si, dans les tranchées, il avait passé son temps à esquiver les shrapnells, dans les colonnes des livres de comptes, il n'avait pu éviter les chiffres exécrés. Mais l'heure de la retraite sonna et à partir de ce moment, libéré de son hargneux chef de bureau, il passa son temps à calligraphier de magnifiques uns suivis de kyrielles de zéros doux et pansus, ce qui en fin de compte lui permit de s'épanouir et d'affermir une personnalité qu'il avait dû refouler durant de longues années.

     

    Mais écrire des uns suivis de zéros, c'est lassant, et monsieur Frileux trouva un autre passe-temps très à le mode en cette fin de siècle : il se mit à construire son arbre généalogique. Il découvrit ainsi que son père et son grand-père paternel avaient été comme lui des comptables. Jour après jour, après de patientes recherches dans les registres d'état civil, l'arbre s'étoffa, et monsieur Frileux eut la joie de voir ses branches pousser vigoureusement, repoussant vers le haut les ténèbres du temps. Ainsi constata-t-il avec bonheur que toute la lignée mâle jusqu'à la Révolution avait pratiqué le même métier que lui. Un de ses ancêtres avait même été chargé par la Convention de compter le nombre de guillotines qu'il aurait fallu pour raccourcir toute l'aristocratie. Puis, les recherches devinrent de plus en plus pénibles. Il fallut consulter les archives du clergé dispersées un peu partout dans des abbayes, des monastères et des musées. Monsieur Frileux ne désarma pas et réussit à faire progresser sa branche mâle jusqu'à la guerre de Cent Ans, après être allé entre-temps faire un tour aux Amériques où il apprit avec étonnement qu'il avait du sang de comptable iroquois dans les veines. Et tous ses ancêtres de la lignée mâle, fait d'un hasard extraordinaire, avaient exercé le métier de comptable. Il y en avait même un, à l'époque de la Renaissance, qui s'était fait remarquer par François 1er, car il n'utilisait pas les chiffres romains, mais des symboles bizarres que l'on connaît maintenant sous l'appellation de chiffres arabes. À partir de cette période, monsieur Frileux se livra à véritable travail de fourmi. Il dut visiter nombre de châteaux- forts pour exhumer de leurs oubliettes les vieux grimoires où les seigneurs de l'époque comptabilisaient leurs cheptels et leurs serfs.

     

    Plus monsieur Frileux s'approchait de l'an mil, plus son excitation augmentait. Que l'on se rende compte ! mil : un Un suivi de trois zéros ! Quel ancêtre fabuleux avait connu cette époque ? Il le découvrit avec une émotion double, car ce fut en 1998, le jour de ses cent ans (un un suivi de deux zéros !), dans une crypte sur un pilier où se trouvaient gravés en caractères wisigothiques : « Childéric Geffroy, chargé de régler les comptes de Son Altesse Robert le Pieux ». Poursuivant la lecture du texte inscrit dans la pierre, il apprit que le roi Robert avait donné pour mission à Childéric de comptabiliser les jours restant à vivre jusqu'à l'an mil et de les exposer au vu et su de ses sujets. Comme la tour Eiffel n'existait pas, il entreprit d'en construire une en bois, chacun des éléments de la charpente représentant un jour écoulé. Comme il avait commencé son ouvrage le I janvier CMXCIX à minuit, il avait donc à construire un édifice de 365 éléments, le dernier élément étant à poser le XXXI décembre à minuit. Pour connaître le nombre de jours qui le séparait de celui de sa mort, le passant devait compter le nombre d'éléments de l'édifice et le soustraire de 365. Chaque soir, Childéric montait avec le nouvel élément, et la foule, jour après jour de plus en plus grosse, l'encourageait dans son entreprise. À minuit pile, il posait le nouvel élément. Alors, tout le monde applaudissait, comptait les morceaux de bois, effectuait la soustraction et se signait. Le XXXI décembre de l'an CMXCIX, Childéric monta avec le dernier élément de charpente. Il partit tôt matin, car il avait presque 300 mètres à gravir, et le soir, à minuit très exactement, il posa ce dernier élément. La foule immense n'eut pas le temps de compter. L'édifice, de conception rudimentaire, s'écroula sur elle et, pour le pauvre Childéric, victime de sept fractures du crâne, ce fut la fin de ce monde.

     

    En lisant ce compte-rendu d'événements tragiques concernant son ancêtre, monsieur Frileux sentit l'angoisse monter du fond de ses tripes. Il y vit le doigt du destin et tout de suite réalisa que quelque chose d'horrible se passerait le 31 décembre 1999 à minuit - et d'ailleurs, un 31, n'est-ce pas un 13 qui cache son jeu ? - La camarde ne viendrait-elle pas le faucher le 1er janvier 2000 à zéro heure ? Quoique centenaire, monsieur Frileux était encore bien vert, et pas du tout prêt à tirer sa révérence à cette chienne d'existence qui, néanmoins, et il faut bien le reconnaître, ne lui avait pas apporté que des désagréments. En fait, son objectif était de battre le record de Jeanne Calment ; après, pensait-il, il pourrait partir tranquille. Malheureusement, ce cap de l'an 2000, jalon posé là par les humains pour fixer leur passage, point de repère partout et nulle part dans l'infinitude du temps, monsieur Frileux le voyait se dresser devant lui comme un obstacle insurmontable.

     

    Il en fit part à son arrière-arrière-petit-fils, expert-comptable au ministère de la comptabilisation des jours restant jusqu'à l'an 2000. Celui-ci essaya de rassurer son aïeul en lui disant que les chiffres n'avaient aucune raison de se venger d'un de ses plus fidèles et loyaux serviteurs, mais tout au fond de lui, le vieillard repensait à sa haine des chiffres. À la moindre occasion, ceux-ci n'allaient sûrement pas lui faire de cadeaux.

     

    Le 31 décembre 1999, monsieur Frileux était à sa fenêtre et regardait le fatidique nombre un inscrit sur la tour Eiffel comme une immense larme d'un blanc éblouissant dans la nuit noire. Qu'allait-il se passer quand il céderait sa place au chiffre zéro ? La tour n'allait-elle pas s'abattre dans un fracas métallique et n'allait-il pas prendre en pleine poire l'immense antenne de la télévision au beau milieu de l'émission Le compte est bon ? Non, elle était solide la vieille dame de fer et elle était capable de résister à une secousse tellurique de 50 degrés sur l'échelle de Richter. Autant dire que si la terre se coupait en deux, elle resterait encore debout. Alors quoi ? Plus le temps passait, plus l'angoisse du vieil homme montait. L'aiguille des minutes avançait, implacablement, et minuit approchait, inexorablement : vingt-trois heures trente... vingt-trois heures quarante-cinq... vingt-trois heures cinquante... vingt-trois heures cinquante-cinq... Sueur, halètement, suffocation... Et tout à coup, au milieu de la féérie d'un feu d'artifice, le zéro apparut, mais monsieur Frileux n'eut pas le temps de le voir ; simultanément, sous la décharge d'adrénaline, son cœur lâcha. À ce moment, son arrière-arrière-petit-fils pénétra dans la pièce en criant :

    - Non, pépé, je viens de refaire mes calculs. Deux mille, ce n'est pas un compte rond, le prochain après mille, c'est dix mille. Tu as le temps de voir venir.

    Hélas ! monsieur Frileux avait été frappé par le deux fatidique, ce serpent qui en se détendant lui avait arraché le cœur.

     


  • Commentaires

    1
    Janis
    Vendredi 24 Octobre 2014 à 15:35

    Texte très agréable à lire car les aventures et mésaventures du comptable sont narrées avec aisance et humour. On sent que pour l'auteur de ce texte les chiffres sont des "personnages" familiers, qu'il a eu l'habitude de rencontrer, de manipuler et dont il connaît tous les secrets... Voilà la preuve  que l'écriture et les mathématiques peuvent parfois faire bon ménage!  

    2
    Yvonne
    Vendredi 24 Octobre 2014 à 20:12

    Joli Jean ! Avec un gros bémol : moi, j'aime le chiffre sept ! 

    Une casquette de voyou ? Pas du tout ! C'est un béret basque ! Et ce que tu prends pour une mitraillette, c'est la ceinture rouge des pelotaris.

    Pour le deux, nous sommes d'accord, il a une allure de sssssale bête rampante et répugnante.

    Et pour le un et le zéro, d'accord aussi, surtout si "mes" chiffres de l'Euromillion sortent au tirage de ce soir et que je puisse les contempler sur un chèque dès demain.

    3
    Lza
    Dimanche 26 Octobre 2014 à 09:50

    Personne ne pense à se méfier d'un nombre sournois et très dangereux: 91 qui est le produit de deux nombres fatidiques: 13,et 7; Vous vous rendez compte de la malfaisance de ce nombre? méfiez-vos en!

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