• Lever d'étoiles 07

    lever d'étoiles 07

    Sandra Champagne-Ilas, l’étoile du jour,

    vit à Gommegnies et fabrique des épluche-murs à ses heures perdues.

     

    Peau de mur

     

    « Les Nombres, c’est-à-dire les degrés de la vibration ».

    Antonin Artaud, Héliogabale ou l’Anarchiste couronné.

     

    La salle Niepce n’est pas si évidente à trouver, contrairement à ce que stipule le dépliant rédigé pompeusement. On le lui avait envoyé personnellement il y a plus de quinze jours. Rita y jette de nouveau un œil inquiet :

     17 juin 2014

    – Salle Niepce, 2e étage, salle B –

    (facile d’accès, suivez les flèches)

    Séminaire sur la réappropriation/reconstruction de votre corps céleste,

    ou comment faire la paix avec soi-même en pardonnant aux autres.

      

    Bon sang, mais que fait-elle ici exactement ? Pardonner aux autres ? Quelle drôle d’idée. Ça n’a jamais été son fort, ça, pardonner. Un truc de catho ou de personne dite gentille qui n’a rien trouvé de mieux pour se faire accepter des autres sans effort, de ceux qui passent leur temps à vous pourrir la vie.

    Rita s’assied près d’un bonhomme, la soixantaine bien frappée. Il y a un monde fou dans cette salle. On se croirait à un meeting politique. Elle sent une ferveur pudiquement retenue. Elle sent aussi le rouge lui monter aux joues. Et si quelqu’un de sa connaissance était là aussi ? Quelle honte cela serait d’être reconnue dans pareil endroit, elle qui n’a eu de cesse dans son existence que d’exposer une personnalité savamment autoritaire. Une grande gueule, quoi, celle qui permet dans l’existence de ne pas trop se faire marcher sur les pieds.

    – Vous allez voir, ils sont géniaux.

    C’est le verdict sans appel de son voisin.

    – Excusez-moi, vous êtes déjà venus dans ce genre de… réunion ?

    – Oh non, pour tout vous dire, c’est la deuxième fois. Disons que j’ai dû faire quelque peu mes preuves, et ça a marché, ils m’ont repêché si l’on peut dire. Vous allez voir, ces gars-là sont extraordinaires. On a l’impression qu’ils vous connaissent depuis toujours.

    Rita est perplexe et ouvre de nouveau le dépliant. Elle est à un tournant de sa vie, comme on dit. À presque cinquante balais, il se peut bien qu’elle se prenne un platane en pleine poire si elle ne reprend pas vite le contrôle de sa bécane de vie. Tout lui semble confus et lui échappe sans qu’elle ne puisse rien retenir. L’énergie déployée à faire en sorte de rendre chacune de ses journées aussi médiocres que la précédente en terme d’ennui et de désespoir la vide de tout son être.

    Sur le dépliant, il y a les photos des « animateurs spirituels » : Malo et Brieuc.

    – Non, mais vous avez vu ça ! Ils sont frères. Ils ne se ressemblent pas du tout, mais il est vrai que les photos savent mentir. Dites-moi, leur mère devait être folle amoureuse de la Bretagne avec ces prénoms-là. Dieu merci, ils ont échappé à Cancale ou Plougastel, une chance !

    Le bonhomme aux tempes de marbre se penche davantage esquissant un sourire gêné aux dents jaunâtres : « Un conseil, ne parlez pas de leur mère, cela les met très mal à l’aise, en particulier Brieuc. En tout cas, c’est ce qui est conseillé dans le programme ».

    Soudain, plus personne ne parle. La salle s’est figée dans un silence sépulcral empreint de respect. Les deux hommes entrent sur scène tout de blanc vêtus. Rita regarde, médusée, ces apparitions spectrales. Elle s’attarde sur leurs pieds, s’attendant à les voir flotter au-dessus du sol.

    – Bonjour à tous. Je m’appelle Malo, et voici mon frère Brieuc. Nous sommes ici pour vous aider à retrouver la paix intérieure, que cette dernière inonde votre aura mortifiée. Je reconnais les habitués. D’autres sont ici pour la première fois, je ne me trompe pas ? Vous, par exemple, madame ? 

    Le regard de Malo se posa instantanément sur Rita. Celle-ci est bientôt noyée dans une lumière bleue veloutée que projette un spot invisible. Tous les regards sont tournés vers elle, du moins le pense-t-elle.

    Mon dieu, faites qu’il n’y ait personne ici que je connaisse !

    – Venez sur la scène, n’ayez pas peur. Nous allons tenter de voir en vous, en tout bien tout honneur, bien sûr !

    Grand éclat de rire dans la salle.

    Rita, la rétine habillée de bleu, se lève et se dirige vers l’estrade. Après tout, elle a allongé pas mal de ronds pour être ici, autant en profiter.

    – Asseyez-vous, Rita. Ici, vous êtes en sécurité. Personne n’est là pour vous juger, pour trouver que votre haleine empeste l’oignon frit ou que votre chandail est vieux comme Hérode. Vous êtes ici comme vous devez être en vous-même : sereine et heureuse. La plénitude ne s’acquiert qu’en se délestant des contraintes, des personnes qui vous empêchent de vivre votre propre vie. Rita, êtes-vous prête ?

    Rita pense qu’elle devrait normalement paniquer, assise là, devant une bonne centaine de personnes qui scrutent chacun de ses pores, mais curieusement, la voix grave de Malo la rassérène.

    – Bien. Rita, parlez-moi de vous. Comment va votre vie ?

    Sous la lumière bleutée, la peau vire au vermillon. Rita ne se sent pas très bien. Mais elle ne peut fuir, cette maudite lumière l’aveugle.

    – Ma vie, quelle vie ? Oui, je respire, je bouge, je mange et parfois il m’arrive de dormir, mais je n’appelle pas cela vivre moi. J’ai besoin de partager, vous comprenez ? Mes enfants ont quitté le nid, mon mari est toujours là, mais au fond, nous vivons sur un malentendu. Ma vie est comme un fruit qui n’a plus aucune saveur. Pire, une sale contrefaçon made in China

    Brieuc prend la parole :

    – Vous vous méprenez, Rita, la peau de votre fruit n’est pas aussi régulière qu’un stupide fruit en plastique. Tout n’est pas faux dans votre vie et ce fruit est bien vivant. Ne le sentez-vous pas vibrer en vous, Rita, de toutes ses nuances, de toutes ses couleurs ? Et que comptez-vous faire pour rendre ce fruit plus savoureux, pour le croquer à pleines dents ?

    Rita fronce les sourcils.

    – Eh bien, je ne sais pas. Peut-être bien qu’il n’y a plus aucun moyen de le savourer, peut-être bien qu’il est pourri ce fruit, et qu’il ne me reste plus qu’à le jeter à la poubelle.

    Dans la salle, des clameurs de protestation s’élèvent.

    – Entends-tu Malo ? Entendez-vous Rita ? Les personnes ici présentes ne semblent pas du tout d’accord avec vous. Une main là-bas, passez le micro au monsieur. Ah, mais je le reconnais, c’est Simon, un régulier. Oui, que veux-tu nous faire partager Simon ?

    Rita reconnaît le bonhomme aux cheveux gris et aux dents jaunes. De quoi se mêle-t-il celui-là ? Et puis, lui, un « régulier » ? Ce n’est pas vraiment le discours qu’il lui a tenu tout à l’heure. Se serait-il moqué d’elle par hasard ? Plutôt malvenu dans ce genre de séminaire où l’on est censé être dans l’honnêteté la plus pure… Quel faux derche !

    – Eh bien moi, je dirais que le fruit est loin d’être pourri. Rita a encore beaucoup de forces vitales et une énergie qui dépasse les rayons alpha et oméga de notre subconscient ; je pense qu’il y a un ver dans le fruit, qu’il va falloir peler le fruit pour extirper l’animal qui lui fait des trous dans l’âme. Voilà ce que j’en pense.

    – Pas mal du tout Simon ! s’exclame Malo. Je suis comme vous, je pense que Rita doit peler le fruit pour retrouver la saveur de la vie. (Il s’adresse à la salle bondée) Et vous, qu’en pensez-vous ?

    Des oui fusent de partout. On se croirait à un concert de Johnny Hallyday. Et voilà que tous hurlent ensemble « pelez l’fruit, pelez l’fruit, pelez l’fruit ».

    – Vous entendez, Rita. Vous devez ôter la peau du fruit malade en vous. Pour ce faire, vous allez maintenant imaginer que vous pelez quelque chose, n’importe quoi. Concentrez-vous bien. Je demande à la salle de se taire. Que choisissez-vous, Rita ?

    Un nom de fruit devrait normalement surgir dans l’esprit de Rita, mais c’est un tout autre concept que percutent ses synapses gorgées de bleu de méthylène : un mur. Elle voit un mur.

    – L’assistance brûle de connaître votre image mentale. (Malo lui prend la main) Alors, partagez cette image avec nous, Rita. Que pelez-vous ?

    Rita ne réfléchit pas, les mots sortent tout seuls et elle se surprend à hurler dans le silence bleuté de la salle.

    – UN MUR.

    Malo serre davantage la main de Rita.

    – Chère Rita, vous voulez dire « une mûre » ?

    Des rires secouent le public, cette hydre aux cent têtes.

    – Vous supposez mal. J’ai bien dit : « un mur ».

    À ce stade, Malo serre tellement la main de Rita que son auriculaire chevauche son index. Elle a mal, mais n’a aucune envie de se plaindre.

    – Bien, dit Brieuc de sa voix hypnotique, et comment allez-vous vous y prendre pour peler ce mur, chère Rita ?

    Rita a les yeux mi-clos. Elle visualise bien ce mur qui se dresse devant elle, qui la protège des autres. Elle ne voit plus personne, et la lumière bleutée ne l’aveugle plus. Elle est bien.

    – Le mur est bien là ; il y a des traces blanches dessus, du salpêtre peut-être. Ma vie est pourtant loin d’être un mur neuf. Elle est usée, les briques sont fatiguées et le ciment se fissure ça et là. Je dois peler ce mur.

    Rita se lève avec difficulté. Elle vacille, ses jambes sont celles d’un faon nouveau-né ; ça lui rappelle Bambi, le film préféré de son fils aîné Mathieu quand il était enfant et qu’elle n’a pas vu depuis des années maintenant. Peut-être est-il mort à l’heure qu’il est. Peut-être qu’un chasseur lui a tiré dessus, comme la maman de Bambi. Pan !

    – Rita, pelez ce mur.

    Rita est devant son mur. Il lui faut un éplucheur de murs. Elle cherche dans les poches de sa veste, mais elle a oublié le sien à la maison. Son mari le lui a encore confisqué. Son mari n’aime pas les épluche-murs. Le mur ne doit pas faire peau neuve, le mur doit rester tel quel. Mais peut-être est-il tombé sans qu’elle ne s’en rende compte ? Rita se met à quatre pattes et cherche, le nez quasi collé au sol, le précieux outil sans lequel absolument rien n’est possible.

    Rita sanglote.

    – J’ai… je n’ai pas mon épluche-murs. Je ne comprends pas, d’habitude, je l’ai toujours sur moi, c’est une vraie manie, et ça agace tout le monde.

    Elle sent quelque chose d’humide et de collant dans la main gauche. Malo ne lui a jamais lâché la main. C’est la sueur de leurs mains serrées qui surprend un peu Rita, mais elle n’a plus la force de dégager sa main de la sienne. Et puis, elle est arrivée pile à cette frontière où l’agréable et le désagréable se confondent tellement qu’il est impossible de dégager une dominante, impossible même de savoir avec précision si ces sensations existent encore.

    – Rita, nous allons vous aider à éplucher votre mur, nous allons tous vous aider à reconquérir votre vie sans compromission, et cela, grâce au pardon. Vous voulez bien pardonner Rita, à vous-même et aux autres ?

    – Oui, crie Rita, oui ! C’est une nécessité. Aidez-moi, le mur va s’abattre sur ma tête, je le vois se fendiller de toutes parts, il va s’écrouler sur moi. Aidez-moi !

    Alors, toute la salle est invitée à rejoindre Rita sur scène. En fait, ils ne sont que treize, dix plus Simon le Judas, Brieuc et Malo. Mais où sont passés les autres ? Les a-t-elle vraiment vus tout à l’heure ? Ils s’asseyent tous autour d’elle, avec dévotion et une carte de tarot à la main. On jurerait une messe ou un rite païen. Une drôle de lumière inonde les visages de chacun. Malo est avec eux. Plus personne ne la retient. Seul un bout de carton collé dans la paume de sa main : une carte de Tarot tout usée. Elle la reconnaît : c’est l’arcane sans Nom ou l’arcane 13, celle qui fait frémir de peur ou de joie, cela dépend comment l’on désire vibrer avec ce nombre particulier… La Mort, c’est aussi le départ vers une nouvelle vie, c’est une renaissance à envisager, se dit Rita.

    Simon se lève et lui tend un objet qui lui est bizarrement familier.

    – Tenez Rita, votre éplucheur de murs. La mère de Brieuc et Malo m’a laissé le sien car il ne lui servait à rien. Elle, c’est l’eau qui rendait sa vie opaque, alors, elle l’a rejointe, et je l’ai suivie. Mais moi, j’ai eu de la chance. Mes fils sont d’excellents nageurs, Malo m’a tiré de là, mais Brieuc n’a pas réussi, et sa mère… Mais ils m’ont pardonné, et c’est ce qu’il vous faut retenir. Tenez Rita, votre éplucheur, faites-en bon usage. Enfin, un dernier petit conseil, ne parlez jamais à vos proches de ce que vous avez vécu aujourd’hui. Ils ne vous croiraient pas. Rappelez-vous, tout ceci n’est qu’une illusion, une peau de mur.


  • Commentaires

    1
    Lza
    Mardi 21 Octobre 2014 à 09:51

    Eplucher un  mur... c'est tout de même plus facile que d'éplucher une mûre! A part ça, cette dame a fait un drôle de cauchemar. Quoique, dans l'univers des sectes et des "gourous"' rien n'est impossible.

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