• Lever d'étoiles 05

    Lever d'étoiles 05

    Yvonne Oter, l’étoile du jour

    Yvonne Oter n'est pas très présentable, limite sortable.

    Elle partage sa vie entre la Belgique, son pays natal, et le Lot, sa région coup de cœur.

    C'est une incorrigible bavarde ... sur papier. 

    Ne la lancez jamais sur un sujet qui lui tient à cœur, vous ne pourrez plus l'arrêter. Il est préférable de le savoir avant de la fréquenter.

     

    Le treizième

     

         Jack est assis sur sa couchette, la tête entre les mains, tournant et retournant le problème auquel il ne voit aucune solution immédiate. Il ne s’appelle pas vraiment Jack, d’ailleurs, mais trouvant son vrai prénom, Jacques, assez fade, il l’a anglicisé en le prononçant Djack, comme Djack l’Éventreur. Un minable, celui-là, avec seulement cinq meurtres reconnus et trois présumés, un petit bras, un amateur. Loin du compte. Enfin loin du compte de ce Jack-ci. Et il ne tuait que des femmes, c’est plus facile, on ne risque pas de tomber sur plus fort que soi. Le seul problème, avec les femmes, c’est que ça crie avant même d’avoir reçu le coup. Alors, faut faire vite, ne pas attendre qu’elles se mettent à hurler et frapper juste, pas leur laisser le temps d’angoisser. Tuer rapidement, efficacement.

         Jack n’aime pas tuer des femmes, peut-être le souvenir lointain de sa maman, va savoir. Mais parfois c’est nécessaire. Quand trop, c’est trop. Sa troisième victime, par exemple, elle l’avait vraiment cherché. Jack s’était assis sur un banc du parc pour réfléchir à son avenir et profiter par la même occasion du premier soleil d’avril. Des petits bouts jouaient autour de lui, bruyants, turbulents, mignons comme tout. Faut que ça bouge, les enfants. Mais voilà, ce n’était pas du goût de la nounou qui les surveillait d’un air grognon en tricotant et n’arrêtait pas de les harceler : « Cessez de hurler ainsi », « Revenez par ici, que je puisse vous voir ! », « Cessez de vous chamailler ou je le dirai à vos parents ! ». Alors, quand elle s’est levée pour aller récupérer sa boule de laine qui avait roulé derrière un buisson, Jack l’a suivie discrètement et a frappé proprement. Elle n’a même pas fait « Ouf ! » et s’est effondrée d’un coup sec. Il faut reconnaître qu’elle l’avait bien cherché.

         Jack a toujours son arme sur lui, « au cas z’où » comme il dit en appuyant bien sur le « z’où ». Elle n’est pas encombrante et tient facilement dans une poche de sa veste. C’est sa petite coquetterie, son arme, il s’est donné assez de mal pour se la procurer. Quand il s’est fixé sa grande mission, Jack s’est souvenu d’un film vu plusieurs années auparavant, où l’assassin tuait avec un pic à glace. C’était d’un chic ! Mais voilà, où trouver un pic à glace maintenant qu’on trouve ses glaçons tout prêts dans les frigos américains ? Il a dû en faire des magasins avant de trouver ce qu’il désirait, sous prétexte d’un cadeau de mariage original. Mais quand il l’a enfin déniché, il faut reconnaître que c’était vraiment un superbe pic à glace, doré, effilé, semblant profilé tout exprès pour tenir dans sa main. Et très cher.

         Les quelques mois passés à l’école d’infirmier quand il cherchait encore sa voie l’avaient familiarisé avec l’anatomie humaine. Il aimait cela, les cours d’anatomie, c’est presque la seule chose qu’il a gardée de cette époque. Malgré son inexpérience, sa première victime n’a pas souffert. Il faut reconnaître qu’elle était tellement imbibée de mauvais alcool, qu’elle n’aurait plus pu sentir grand-chose. Jack n’aime pas les ivrognes, ils lui rappellent de trop mauvais souvenirs avec son père. Alors, il a débarrassé le métro d’un de ces soiffards qui l’encombrent. Il a été heureux de voir qu’il avait bien la main, qu’elle ne tremblait pas et qu’elle pouvait frapper avec efficacité sans faire souffrir inutilement. D’un autre côté, il était légèrement honteux de s’en être pris à quelqu’un qui n’était pas en état de se défendre. Mais bon, il faut un début à tout.

         Rentré chez lui, Jack a inscrit dans un petit carnet les circonstances de son premier meurtre, ainsi que les sentiments et les réflexions qu’il avait suscités en lui. Il l’a décrit en long et en large à la page « 1 » du cahier, numéroté soigneusement jusqu’à la page « 13 ».

         Car l’objectif de Jack est de commettre treize meurtres. Pas un de plus, pas un de moins. Il n’est pas un tueur compulsif, irrationnel, incohérent. Tueur en série, d’accord, bien qu’il préfère le terme de serial killer qui fait plus sérieux, mais avec un but bien défini. En tuer treize, voilà son objectif. Pourquoi treize ? Pourquoi pas ? C’est un chiffre qui lui a souvent porté bonheur. Enfin, c’est le nombre qu’il a fixé définitivement.

         Il ne cherche pas ses victimes, non, il les rencontre au hasard de ses promenades régulières avec Tommy. Tommy, c’est son chien, un mélange affligeant de teckel, de loulou et de corniaud. Pour Jack, c’est le plus beau et il l’entoure de toute son affection. Le matin, il le sort brièvement dans les rues du quartier, mais le soir, ils font ensemble de longues balades dans divers endroits de la ville. Tommy aime découvrir de nouveaux lieux, flairer des odeurs inédites, rencontrer d’autres copains. Il a des instincts d’explorateur, cet animal. Jack aussi, cela tombe bien. Pour son deuxième forfait, c’est sa victime elle-même qui l’a abordé, lui demandant s’il avait du feu. Jack n’aime pas les fumeurs et les relents malodorants qu’ils traînent derrière eux. Faisant mine de chercher un briquet, il n’a eu qu’à sortir son poinçon et le planter au bon endroit. Qu’il aille fumer chez Saint Pierre, l’éhonté !

         Les trois suivants, il ne s’en souvient pas bien. C’était déjà devenu de la routine. Dans son carnet, il a simplement noté ce qui lui avait déplu chez ses piqués. L’un, un jogger du soir, l’avait bousculé sans s’excuser ; l’autre, une vilaine bonne femme hargneuse promenait une saleté de chien qui s’en était pris à Tommy ; le sixième, un grand Africain, puait tellement qu’on s’étonnait de ne pas voir des mouches lui tourner autour. Il faut dire qu’on était en janvier. Les septième et huitième, il en avait un souvenir bien précis, car c’était la seule fois où cela lui était arrivé, il avait fait un coup double. Entendant des soupirs suspects venant d’une encoignure discrète, il s’était approché en silence et y avait trouvé un couple d’hommes en train de se rouler un patin. Jack hait viscéralement les pédés et son pic à glace était sorti tout seul pour mettre fin à ce scandale. L’un d’abord, tchic !, l’autre directement après, tchac ! Qu’ils continuent à faire leurs saloperies en enfer, mais plus dans sa ville de si haute moralité.

         Bien sûr, la police était sur les dents. Tous ces crimes commis sur un territoire où il ne se passait jamais rien, suscitaient une grande agitation dans les gendarmeries et commissariats locaux. On fit venir une équipe judiciaire de Paris, accompagnée d’un profiler comme on voit à la télé. Mais si on pouvait sans se tromper attribuer les forfaits au même tueur – les blessures étaient toujours identiques –, c’était bien le seul point commun à toutes les affaires. L’arme ? Un objet pointu. Les motifs ? Aucune idée ! Les dates ? Très variables. L’assassin pouvait laisser passer des mois entre deux attaques. Il ne semblait même pas y avoir de rapport avec la pleine lune ou la saison. Un commissaire parisien l’avait surnommé le « tueur aléatoire », tandis que ses hommes parlaient plutôt d’« assassin fantôme ». Car Jack, sans y prêter plus d’attention que cela, ne laissait aucune trace et la police y perdait son latin.

         Les quatre derniers meurtres, commis par habitude, ne méritent pas qu’on s’y attarde plus longuement. Sa tactique, parfaitement mise au point, devenait une simple routine. Jack, qui avait ainsi perpétré ses douze premiers crimes sans avoir connu de problèmes, en venait même à souhaiter voir arriver le treizième, pour pouvoir arrêter la série. Cela ne l’amusait plus.

         Mais voilà, le treizième, il tarde à venir ! Il y a exactement quatorze mois et vingt-et-un jours que Jack a occis un clochard qui voulait lui disputer le banc sur lequel il était assis, sous prétexte que c’était « son » lit attitré. Le carnet peut en témoigner. Depuis, plus rien. Plus aucune rencontre propice à l’énerver ou le choquer, et donc le pousser à l’acte. Plus d’occasions de boucler enfin la série programmée de longue date. Il ne peut pourtant pas déroger à ses principes et tuer le premier piéton venu, sans raison valable, sous prétexte de refermer définitivement son cahier. Ce ne serait pas honnête, envers lui-même surtout. Jack a des principes, il n’y dérogera pas.

         Mais où donc se cache-t-elle la treizième victime qui le soulagera de son labeur ? Il en croise pourtant, des gens, lors de ses promenades avec Tommy. Mais des incolores, inodores, insipides, qu’il remarque à peine tant ils semblent invisibles. Rien chez eux de suffisamment marquant pour déclencher le processus. Jack en vient à croire que la ville n’avait compté que douze personnes susceptibles de se faire tuer pour une raison valable. Ce n’est pas possible, il doit fatalement s’en trouver une treizième qui le soulagera de son souci.

         Les forces de l’ordre aussi se posent des questions. Pourquoi le tueur en série a-t-il interrompu ses crimes ? Y a-t-il une raison qui l’a arrêté dans son escalade ? Est-il toujours en vie ? A-t-il déménagé ? Ils seraient bien étonnés d’apprendre que c’est par défaut de victime potentielle que Jack ronge son frein, en attendant de remplir la dernière page de son carnet.

         Il faut la trouver ! Alors, le soir, il allonge ses sorties avec Tommy, s’aventurant vers des quartiers qu’ils n’ont jamais explorés. Tommy est ravi, évidemment, il baguenaude, flaire tous ces nouveaux coins odorants, dépose sa contribution personnelle avec ardeur, consciencieusement. Mais parfois, après avoir croisé l’un ou l’autre passant indifférent, il s’assied et regarde songeusement Jack, l’air de lui demander pourquoi il l’a laissé s’éloigner sans agir. Tommy semble décontenancé par l’inertie de son maître pourtant bien prompt à agir il n’y a pas si longtemps. Car les chiens n’ont pas la même notion du temps que les humains.

        Ce soir de mai, l’air est tiède et sucré, parfumé des senteurs des roses qui fleurissent à foison. Abandonnant sa doudoune d’hiver, Jack a revêtu pour la première fois un blouson plus léger qu’il vient d’acheter. Cela l’a contrarié, car, il n’y avait pas prêté attention à l’essayage, le vêtement ne comporte pas de poches extérieures, sans doute faute à la mode de cette année. Il a donc glissé son stylet dans une poche intérieure, allongée, destinée vraisemblablement à recevoir un portable. Il va falloir qu’il s’y fasse et Jack n’aime pas les changements d’habitudes.

         Il fait doux et le soleil tarde à se coucher. Tommy, enivré par toutes les odeurs d’éveil de la nature, est nerveux, truffe au vent, panache de la queue vibrant, yeux fureteurs. Il n’est pas bien grand ni très dodu, mais les saccades qu’il inflige à la laisse perturbent Jack, perdu dans ses pensées moroses. Ce n’est pas encore pour aujourd’hui, il le sait, il le sent. Il ne fera d’ailleurs pas une longue promenade, à quoi bon ? Il restera sagement dans son quartier, et se bornera à faire le tour du parc municipal. Il n’aime pas trop les pierres qui encombrent les allées, mais il ne s’y attardera quand même pas.

         Jack n’a pas vu le chat, Tommy bien ! La présence de cet ennemi sur son chemin le rend fou. Avec un jappement rauque, il se précipite à l’assaut. Jack n’a rien vu venir. La laisse qui se tend brusquement le déséquilibre légèrement, son pied percute un des gros cailloux qui traînent et le voilà parti pour un vol plané spectaculaire qui le bascule face en avant sur le sentier. Jack ne bouge plus. Le pic à glace a fait son effet, sans même sortir de sa poche. Il s’est planté en plein cœur. Jack a un mince sourire juste avant de mourir. C’était donc cela ! Le treizième, c’était lui ! Il peut alors expirer l’âme sereine : sa tâche est accomplie.


  • Commentaires

    1
    Audrey
    Jeudi 16 Octobre 2014 à 10:18

    J'aime beaucoup. J'ai lu d'une traite. La Police n'est pas très douée wink2 mais la chute (c'est le cas de le dire) est bien trouvée, je ne m'y attendais pas du tout, jusqu'à l'allusion aux pierres des allées en tout cas. Et le style est fluide. Nouvelle intéressante. Et présentation originale aussi yes

    2
    dominique guérin
    Jeudi 16 Octobre 2014 à 12:17
    Au 3/4 de ma lecture, j'ai entrevu la chute... Mais ça n'a en rien perturbé le plaisir pris à cette lecture car plus que le "suspens" c'est la pointe d'humour qui nous pique.
    3
    Vendredi 17 Octobre 2014 à 17:43

    Bel humour noir et belle chute. Bravo Yvonne !

    4
    Lza
    Samedi 18 Octobre 2014 à 11:09

    Juste retour des choses! Et toujours tester les poches avant d'acheter un vêtement!

    5
    boubou
    Lundi 20 Octobre 2014 à 18:58

    Calipso censure les commentaires.

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    6
    Lundi 20 Octobre 2014 à 19:06

    Non, Monsieur ou Madame, il ne s'agit pas de censure mais de modération pour des propos énoncés à l'emporte-pièce et donc sans intérêt !

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