• Lever d'étoiles 02

     Lever d'étoiles 02

     

    Marie-Claude Viano, l’étoile du jour

    Après une longue carrière de mathématicienne agrémentée de lectures boulimiques et désordonnées, je m'essaie depuis quelques années à l'écriture. Et là, je vais de surprise en surprise.

     

    Après un...

      

       - C’est quoi, un aritémicien ?

       - Un arith-mé-ti-cien, corrige José, un des deux grands.

       Dans le square qui jouxte l’hôpital psychiatrique, quatre garçons, deux gamins de cinq ans et deux de huit, se sont arrêtés de taper dans le ballon.

       - Quelqu’un qui sait compter loin, risque Bouboule.

       Le petit Eric n'est pas entièrement satisfait

       - Oui, mais c’est quoi, loin ? Plus loin que cent ?

       - C’que t’es ballot ! Moi, je compte jusqu’à mille, et même plus. Alors, tu vois…

       - Menteur !

       - Tu veux que je te montre ? Un, deux…

       À cinq, Bouboule est arrêté par un concert de protestations.

       - C’est quoi, alors, un armitécien?

       José, un des deux grands, hésite

       - Ch’sais pas. Parce que quand tu sais additionner, soustraire, multiplier…

       - Et diviser, ajoute Gaspard, histoire de ramener sa science

       - Oui, diviser, j’allais le dire…

       - C’est quoi, diviser ?

       - Bon, c’est trop compliqué pour toi, Bouboule. En tous cas quand tu sais tout ça, et mon père il sait, et moi presque, je ne vois pas ce que tu peux encore apprendre.

       - Un arithméticien, propose Gaspard, c’est quelqu’un qui ne se trompe jamais dans ses calculs. Et même, ajoute-t-il après réflexion, quelqu’un qui vérifie les calculs des autres.

       - T’as déjà vu notre oncle JS vérifier quelque chose ?

       - Oui, mais notre oncle JS, c’est un arithméticien malade. Et un arithméticien malade, ça se trompe peut-être dans ses calculs.

       - Mais alors c’est plus un aritémicien ? Eric est peut-être ballot, mais c’est un ballot à l'esprit logique.

       - Arith-mé-ti-cien. C’en est quand-même un, mais en congé.

       - Ah.

       La discussion étant momentanément close, les gosses reprennent le ballon.

     

       Jean-Sébastien, JS, a fermé les yeux. Les médicaments l’abrutissent. Ses sœurs viennent de repartir, un peu déçues qu’il n’ait pas voulu voir les enfants. Il lui suffit largement de les entendre taper dans leur balle sous la fenêtre. Ils l'ennuient, les quatre têtards. Gentils, polis, bien élevés, disent bonjour quand il faut. Deux paires. Un grand et un petit pour chacune. Forcément, les deux jumelles se sont mariées le même jour, ont mis bas quasi simultanément, deux fois. Beurk. S'il n'était pas sous médicaments, il sentirait monter en lui cette vague d’indignation définitive qui l’a submergé deux fois dans sa vie, à trente-cinq ans d’intervalle.

       La deuxième fois c’était il y a six jours. La première fois, lorsqu’il avait quatre ans. Ce jour-là, les jumelles faisaient bloc, comme souvent. Assises dans un coin de la chambre, pouce dans la bouche, elles le regardaient en rigolant, l’œil sournois et la bave au menton. La mère disait, elles font leurs dents. Tu parles... Karine louchait sur son filet de salive et Audrey tétait son pouce dégoulinant. Et lui, tout d’un coup, avait senti qu’il lui fallait, là, tout de suite, régler son problème de numérotation. Il avait dit, il s’en souvient très bien, « Après un, c’est deux, pas trois », en se précipitant sur Karine qu’il avait entrepris d’étrangler. Il a gardé ça pour lui, mais il a toujours un peu regretté, au fond, de ne pas être arrivé à ses fins, ce jour-là. Car il est des gestes qu’on ne refait pas, en tous cas sur la même personne. Non pas qu'il ait quelque chose de personnel contre Karine qui, avec le temps, a arrêté de baver et s’est changée en jolie fille plutôt gentille puisque elle n'a jamais eu l'air d'en vouloir à son frère étrangleur. Il aurait pu tout aussi bien étrangler Audrey, d'ailleurs.

       Non, rien de personnel dans son geste, juste une tentative de remettre de l'ordre dans les chiffres - après un c'est deux, pas trois- et dans son petit monde intérieur perturbé par la naissance des jumelles. C'est vrai, quoi. On lui avait promis une petite sœur. Et voilà l'arrivée simultanée de deux machins rouges et braillards qui accaparaient l'attention de toute la famille émerveillée. Sont-elles mignonnes oui tu parles. Gentilles, oui là tout de suite parce qu'elles dorment, mais en général... Et lui qu'on reléguait dans son coin tiens-toi sage, tu vois bien je suis occupée. Oui, il voyait bien. Alors, si l'on excepte le jour de la strangulation ratée, il s'était tenu tranquille dans son coin. Triste reste de l'Unique qu'il avait été, déchu brutalement au rang d'ainé superflu d'une fratrie de trois, dans un enfer de couches sales et de biberons jamais prêts à temps, il ressassait son désaccord avec la réalité des chiffres. Il les arrangeait dans sa tête et sur le papier (il était précoce) de toutes les façons possibles sans jamais se satisfaire du résultat. Séparait les 1 des 3, sautait directement du 12 au 14, et avouait une préférence pour le 135 - il ne savait pas encore que ça se prononçait cent trente-cinq, il était trop petit - qui offrait la perspective de deux jumeaux succédant aux jumelles, histoire de leur faire voir.

       Lorsqu'il arriva à l'âge des additions et des multiplications, son inoffensive manie lui joua au début quelques tours et il fut bien obligé de composer avec la nécessité. Il regarda l'ennemi en face, rétablit le 1 et le 3 dans leurs droits et finit par trouver un certain plaisir à manipuler les nombres, cette masse infinie d'êtres aux significations multiples. « Je pose trois et je retiens un » le remplissait d'une jubilation subtile. Il aima découvrir qu'une fois multiplié par 17, le 13 tant honni devenait parfaitement inoffensif et supporta même assez bien de fabriquer un 1331 à partir d'un 11 et d'un 121 comme d'autres feraient sortir un monstre d'un chapeau après y avoir déposé deux lapins. Le soir, pour trouver le sommeil, il se racontait des histoires de chiffres et de nombres. Il se sentait bien avec eux. Son instituteur était content, ses parents aussi. On disait « Il sera comptable ».

       Dans le parc, les rebonds du ballon sur le sol gravillonné ont cessé, remplacés par les cris enthousiastes des enfants à qui les deux mères ont dû promettre un repas au Mac-Do, c’est bien leur genre. Puis le silence. Sur son lit, JS sourit aux anges. Il flotte. Dans sa tête embrumée, les chiffres défilent au ralenti, ainsi que défilent les voitures dans les grands embouteillages de retour des vacances. Après le 1, le 2, suivi du 3. Sautant le 4 et tous ceux qui ne sont pas premiers - personne n'est parfait – viennent le 5, le 7, le 11... Dans un ordre immuable. S'il a fini par tolérer l'ennemi qui a empoisonné sa petite enfance, c'est bien parce que celui-ci fait partie de la grande famille des nombres intransigeants, obstinés, insécables et sans concession qui ne se laissent diviser par nul autre qu’eux-mêmes. Ah ! Les nombres premiers, ces grands solitaires, ses semblables, ses frères... Bon, il y a bien le phénomène des jumeaux, qui passionne tant ses collègues. Ces foutus jumeaux ; 3-5, 5-7, 11-13, 17-19…, longue, trop longue cohorte de couples diaboliques. Car on en trouve même là, des jumeaux, preuve que le chemin de la vie est semé d'embuches et que les ennemis guettent. Ne pas trop penser aux jumeaux, sinon il va encore s'énerver. Et il ne faut pas qu'il s'énerve, a dit l’infirmière. Il reprendra la question plus tard. De toute façon, il a trop sommeil pour monter la garde. Tout va bien. Ses yeux se ferment tous seuls, mais tout va bien. Ses travaux ont acquis une petite notoriété. Dans ce colloque réputé, il a été invité. Oui, invité ! On le respecte. Encore un petit effort et il sera reconnu par ses pairs, les arithméticiens, autant dire les meilleurs cerveaux de la planète. Il vient même de bénéficier d'une petite promotion.

       Oui, il a tout pour être satisfait. Si ce n'était l'hôpital et les médicaments qui le font se sentir cotonneux. Vaguement nauséeux, même. C'est pour le calmer, lui ont dit ses sœurs. Le calmer. Depuis six jours qu'il flotte entre veille et sommeil dans cette chambre aux meubles blancs, aux murs blancs, aux rideaux blancs, il est calmé. Ils veulent quoi, maintenant ? Le docteur entre une fois par jour dans la chambre, questionne l'infirmière, change les dosages, mais ne lui dit, à lui, le soi-disant malade, rien d'autre que «Alors, comment va-t-on ce soir? ». Comment va-t-on, comment va-t-on ? Les autres, il ne sait pas. Mais lui, il monte et descend, balloté comme un ludion par les caprices d’une marée de nombres entiers. Inutile de raconter ça, ils ne comprendraient pas. Il se doute que lorsqu'ils le jugeront suffisamment calmé, il aura droit à quelques séances de débriefing avec ce docteur. Alors, pour ne pas se le mettre à dos, il répond «Ça va, ça va » et se promet que, le moment venu, il reconnaitra tout ce qu'ils voudront. Qu'il n'aurait pas dû. Qu’il ne recommencera pas. En tous cas pas avec ce taré de Joseph V., ce prétentieux incompétent. Il ferme les yeux pour chasser l’image de cette tête de faux jeton, ces cheveux gras et cette bouche molle où pendouille toujours un mégot malodorant. Malgré l'envie qui l'a saisi, il n'aurait pas dû tenter d’étrangler Joseph V. Il n’aurait pas dû. L’existence est ainsi faite : on ne peut pas toujours faire ce qu’on veut. Il se souvient vaguement de cris, de chaises renversées ; une femme pleurait. Quelqu’un – il lui a semblé entendre sa propre voix- répétait en boucle « Pas les jumeaux ! Pas les jumeaux ! ».

       À présent c’est fini. Il a sommeil. Ce n’était rien, juste un petit accès d’énervement. Pas de quoi en faire une histoire. C'est vrai, quoi. Le moyen de se contenir face à un type qui, la mine gourmande, vous affirme tout à trac au moment du café que la conjecture des nombres premiers jumeaux est sur le point d'être démontrée ? D'abord, c'est impossible qu'elle soit sur le point d'être démontrée. C'est impossible parce qu'elle est fausse, la conjecture des nombres premiers jumeaux. Il le sait. Il le sent. Il le veut. Ah ! Ah ! Il y aurait une infinité de jumeaux. Lui faire ça, à lui ! Impossible. À un moment donné, il n'y a PLUS de nombres premiers jumeaux. JS sent la rage monter à nouveau. Se calmer. Il doit se calmer. Alors, dans une profonde respiration, il remet en marche la lente, très lente procession familière : 13, 17, 19…


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :