• Lever d'étoiles 01

    En parallèle à Nouvelles en fête du 4 octobre prochain au Fontanil, nous vous présentons quelques-unes des "nouvelles étoilées" par le jury de la treizième édition du concours Calipso.

     

    Chantal Rey, l’étoile du jour.

    Je vis à Montauban, mais je suis née sur les contreforts des Pyrénées. Ma langue maternelle est le français, et ma langue paternelle est le gascon. J'ai toujours aimé écrire, mais j'ai découvert il y a peu de temps que j'en avais le droit. Depuis, je m'en donne à cœur joie, dans la limite du peu de temps que me laisse une vie professionnelle bien remplie (je suis secrétaire dans le secteur des fruits et légumes). Mes autres passions sont les voyages (chez l'habitant) et l'apprentissage des langues. Quant à mon "carburant", c'est l'humour, et rien ne me ravit davantage que de provoquer les rires.

     

    Régime déséquilibré

     

     « Les hommes sont comme les chiffres :

    Ils n’acquièrent de la valeur que par leur position » (Napoléon 1er)

     

       Laissez-moi vous conter une épopée qui remonte à des temps que les historiens, s’ils y étaient invités, situeraient entre l’extinction des dinosaures et l’apparition des moutons à cinq pattes. À cette époque-là, tous les peuples de la planète étaient gouvernés par des gynocraties plus ou moins éclairées, et la triskaïdékaphobie n’avait pas encore été inventée, c’est vous dire s’il y a longtemps. Quel heureux temps que celui-là, où le nombre des époux qu’autorisait la loi se limitait à treize ! Et quel heureux temps que celui-là, où chacune mettait un point d’honneur à appliquer rigoureusement la loi, à l’instar de son Altesse Rânhia la Velue, ainsi surnommée pour l’élégant hirsutisme que lui enviaient nombre de ses courtisanes. Chacune des sujettes de la reine Rânhia avait plusieurs époux qui, pour des raisons de simplification, portaient tous le même prénom et que, pour les mêmes raisons de simplification, l’on numérotait selon son ordre d’arrivée dans le foyer. C’est ainsi que l’on vit des maisonnées d’Apollo 1er, Apollo II, Apollo III, etc, cousiner avec des lignées de Lovis 1er, Lovis II, etc. Quant aux époux royaux, ils s’appelaient Vendredi, en hommage à un ancêtre de la reine dont la légende familiale prétendait qu’il inventa la recette de ce qui était devenu le plat national : le Robinson à la nage et sa chiffonnade d’ailerons de requins.

     

       Rânhia, fille cadette de l’impératrice Grasse et de son avant-dernier époux Klédeux XII, était une petite femme massive, de forme cubique, auto proclamée reine à vie et même au-delà, ce qui était la moindre des choses pour une despote digne de ce nom. On ne lui connaissait guère d’autre passion que celle que lui inspiraient à égale proportion ses chats et ses époux. L’âge de ces derniers allait de 83 hivers pour le premier à 32 automnes pour le douzième. Plus elle-même avançait en âge, plus elle déplorait le fait que les mâles de son siècle n’eussent pas autant d’endurance que par le passé, et qu’il fallût les renouveler fréquemment. Elle n’était pas la seule à constater cet état de fait, certaines tenantes de la théorie du complot allant jusqu’à parler d’obsolescence programmée. Rânhia la Velue, à la fin de son 98e printemps, se dota d’un treizième époux, un joli spécimen d’une vingtaine de lunes, solidement charpenté, d’une texture ferme et d’une belle couleur de miel de châtaignier, qu’elle se procura à prix d’or auprès d’une pourvoyeuse spécialisée dans l’utilitaire de prestige. Le jeune Vendredi XIII, contre toute attente, ne se fit pas remarquer par ses prouesses viriles, mais par ses ressources intellectuelles. C’était un être curieux de tout, toujours en pleine réflexion, effectuant des calculs compliqués, démontant des objets pour les remonter, sans que quiconque perçût la finalité de tels exercices. On pouvait dire – et on ne s’en privait guère- que pour un mâle, il possédait un savoir hors du commun.

     

       Vendredi XIII, pour l’anniversaire de sa royale épouse, plutôt que de lui offrir un jouet éducatif pour chat, préféra jouer la carte de l’originalité et résolut de lui offrir un appareil qu’il avait créé de toutes pièces. Cela se présentait sous la forme d’un socle plat, au milieu duquel se dressait une croix. À chacun des bras de la croix était suspendu un plat. Il appelait cela un équilibreur. Malgré les explications de l’inventeur, la reine accueillit l’étrange cadeau avec froideur, ne lui trouvant pas plus de fonctionnalité que d’esthétique, jusqu’à ce que l’une de ses conseillères lui laissât entrevoir le profit politique que l’on pourrait tirer de l’engin. Au lieu d’échanger des biens arbitrairement, comme cela se pratiquait jusqu’alors, on allait échanger de façon scientifique. Par exemple, le tarif d’un poisson était de 18 pains, en vertu d’un décret royal qui mécontentait les boulangères. De même, le tarif d’une boîte à paroles était de 53 chaussures. Ce tarif, outre qu’il posait problème de par son nombre impair, occasionnait des frais de transport afin de s’en acquitter auprès du vendeur. Avec l’équilibreur, on allait disposer les biens sur les plateaux jusqu’à ce qu’ils fussent en équilibre. Aucune des parties n’étant lésée, personne ne songerait à contester la rigoureuse justesse de la transaction. Rânhia, convaincue par la brillante démonstration, déclara l’outil d’utilité publique, et en imposa l’utilisation « hic et nunc » jusqu’aux endroits les plus reculés du royaume, ne manquant pas une occasion de remarquer à quel point les inventions les plus simples étaient souvent les plus ingénieuses. Les manufactures se mirent à pousser comme des champignons. On y fabriquait des équilibreurs de toutes tailles et de tous matériaux, des plus sobres aux plus sophistiqués, tous portant le sceau royal : une empreinte de patte de chat entourée d’une couronne. Au bout de quelques mois, chaque foyer s’était doté de son propre équilibreur, et l’on se demandait comment on avait pu vivre jusque là sans l’indispensable ustensile.

     

       Le jour où la reine, en signe de reconnaissance pour service rendu au royaume, anoblit la génitrice de Vendredi XIII, la faisant Chevalière de l’Ordre de la Sous-Ventrière, le jeune inventeur fit entrevoir à sa souveraine l’usage ludique que l’on pourrait faire de l’appareil, pour peu qu’on le lestât de créatures vivantes. Cette fantaisie amusa la reine et sa cour au point que toutes se bousculèrent pour en être. On commença par faire entrer en lice Patapouf VIII, le plus obèse et le plus idolâtré des félins royaux, à qui l’on opposa Pie XII, le ramier de la confesseuse de la reine, suivi d’Hêgzo VII, le bichon de sa dame d’atours, et de bien d’autres bestioles princières dont Patapouf VIII fut le vainqueur incontesté. La reine, battant des mains comme une petite fille découvrant un nouveau jouet, demanda que l’on en vînt rapidement à mettre quelques-unes de ses sujettes sur l’équilibreur avant qu’elle-même ne s’essayât à ce jeu. Parmi les quolibets et les rires, on devinait les grimaces des mauvaises joueuses qui, malgré les cailloux dissimulés dans leurs poches, n’arrivaient pas à faire pencher l’engin en leur faveur. Quand vint le tour de la reine, un silence se fit dans l’assemblée. Vendredi la fit assoir sur l’un des plateaux après y avoir disposé un volumineux coussin en duvet de cygne frangé d’or. On invita la ministre du Sommeil à se hisser sur l’autre plateau, ce qui ne fit pas bouger d’un pouce le plateau de la reine. Cette dernière, ravie, demanda que l’on disposât sur le plateau une charge plus importante. On proposa la ministre des Fines Herbes, qui n’eut pas plus de chance que sa consoeur. Passèrent ensuite sur le plateau la ministre des Cerfs Volants, le 11e époux rachitique de la Contrôleuse Générale des Cordes à Sauter, et même un épousseteur pré pubère qu’on envoya chercher dans les cuisines du palais, sans que nul ne fît le poids face à la royale masse. La reine ordonna enfin à Vendredi XIII de grimper sur le plateau. Il obtempéra, la mort dans l’âme, pressentant le résultat qui ne se fit pas attendre : le plateau de la reine s’éleva d’un coup jusqu’en haut de la flèche. Elle se dressa et, telle Vercingétorix sur son pavois, elle pointa un doigt arthritique et menaçant sur le pauvre Vendredi XIII qui faisait le dos rond sur son plateau cloué au sol, n’osant pas le moindre mouvement de crainte de déstabiliser la reine.

       - Moi, Râhnia la Velue, reine à vie et même au-delà, humiliée par un misérable numéro XIII sans consistance ! Tu seras châtié avec la dernière des sévérités pour ton crime de lèse-majesté !

     

       Rhânia la Velue savait se montrer aussi cruelle qu’elle pouvait être clémente. Les anciennes relataient le sort de cette vassale venue prêter allégeance, les bras chargés de présents, ne se doutant pas que sa pilosité ferait ombrage à celle de la souveraine. Quand Rhânia la vit, son sang ne fit qu’un tour. Elle ordonna qu’on la flambât sur le champ tel un poulet, et la condamna à une épilation intégrale quotidienne. Comme elle n’avait pas supporté de trouver plus poilue qu’elle, elle ne supporta pas davantage de trouver plus lourd qu’elle. Il ne lui fallut que quelques heures pour ordonner le châtiment de l’impudent. Il serait mis aux arrêts jusqu’à ce que son méprisable corps ne fît plus pencher le plateau de l’équilibreur. Ainsi fut fait. Il passa d’interminables semaines dans sa geôle, à courir sur des tapis roulants, à transpirer sur d’étranges draisiennes à pédalier fixées au sol, à avaler de puissants purgatifs, à s’alimenter de végétaux bouillis, de mixtures plâtreuses au goût vanillé et, les jours de fête, de décoctions d’arêtes de poisson maigre, et à boire des litres de solutions diurétiques, le tout sous la férule d’expertes en remodelage éclair dont le zèle tendait à faire croire qu’elles cherchaient à se venger de quelque chose ou de quelqu’un. Pendant ce traitement, on le soumit une fois par semaine au test de l’équilibreur, au grand contentement de Patapouf VIII, qui en profitait pour se faire caresser par Vendredi XIII, auquel il s’était attaché dès le premier jour. Pendant qu’on préparait l’équilibreur, le matou sautait sur les genoux de l’homme et ronronnait voluptueusement sous les caresses. Quand on les séparait, le chat manifestait son mécontentement par un feulement, avant de se laisser entraîner vers un plat de poisson frais qu’on lui servait pour l’occasion. Souvent, il revenait quémander une caresse supplémentaire avant qu’on reconduisît le criminel dans sa cellule. Il fallut plusieurs mois avant que le plateau du coupable commençât à frémir sous l’effet de la charge royale. Vendredi XIII, quoique s’affaiblissant de jour en jour, se nourrissait de l’espoir que son supplice touchait à son terme.

     

       Au 23e essai, le plateau de Vendredi XIII s’éleva si peu qu’un souriceau aurait eu du mal à se faufiler dessous. Mais vu l’importance de la population féline, il y avait un nombre incalculable de lunes qu’on n’avait pas vu de souriceau se faufiler au royaume de Rânhia la Velue. Cette dernière, excédée, décréta que cet essai serait le dernier, et ordonna que l’on remît Vendredi XIII aux arrêts jusqu’à ce qu’elle prononçât la sentence fatale. Le prisonnier était également excédé et, n’écoutant que son instinct de préservation, il entoura de sa main droite le cou du chat préféré de la reine qui, comme d’habitude, était venu s’installer sur les genoux de l’homme pour se faire caresser.

       - Que personne n’approche ! Au moindre mouvement, je l’étrangle !

       Un grand vide se fit autour de l’équilibreur, tout en haut duquel se balançait un plateau secoué par les tremblements de frayeur d’une vieille reine au visage décomposé. Après s’être engagée à renoncer à la peine capitale, la reine obtint de son dernier époux la permission de rejoindre le plancher des vaches. Tandis qu’elle descendait péniblement les degrés d’une échelle maintenue par la ministre des Instruments à Vent, on vit débouler, telle une furie, un amas de poils de la couleur du charbon. La chose passa sous l’échelle, fonça entre les jambes de la ministre, qui lâcha l’échelle en tombant, ce qui provoqua la chute de la souveraine qui vint s’écraser sur la ministre. Patapouf VIII, tellement affolé par la scène, profita de l’effet de surprise pour se dégager de l’étreinte de Vendredi XIII et se mit à galoper en miaulant, poursuivi par la boule noire qui n’était autre que Belle du Saigneur, la chatte de l’Exécutrice des Basses Œuvres du royaume.

     

       Rhânia la Velue ne survécut pas à l’accident. Comme l’exigeait la coutume –et la mégalomanie des monarques-, on l’inhuma avec ses époux et ses chats, à l’exception de Patapouf VIII que l’on ne revit jamais, et de Vendredi XIII, que l’on ne jugea pas digne d’un tel honneur. C’est Romina la Grenue – ainsi surnommée à cause de la myriade de comédons qui parsemaient son visage- qui succéda à Rhânia la Velue. Elle accorda sa grâce à Vendredi XIII au motif qu’il avait la peau parfaitement lisse. Pour autant, force était de constater que le jeune homme, avec son goût malsain pour les calculs et les inventions, s’était rendu coupable d’une catastrophe sans précédent. En vertu du principe de précaution, la nouvelle reine édicta une loi interdisant aux sujets mâles du royaume de poursuivre des études au-delà de l’âge de 13 lunes, preuve étant faite que la science seyait mal aux garçons.

     

       C’est depuis cette époque-là que les esprits les moins éclairés croient que la vision d’un chat noir qui passe sous une échelle annonce treize ans de malheur.


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  • Commentaires

    1
    Lza
    Samedi 4 Octobre 2014 à 09:31

    Qui c'est-y qui disait que les femmes  connaissaient rien aux chiffres?

    2
    SophiE
    Samedi 4 Octobre 2014 à 10:00

    Bravo! Un grand art du rebondissement!

     

    3
    dominique guérin
    Mardi 7 Octobre 2014 à 11:38

    C'est du zénorme, ce délire ! J'adore. Et ça laisse présumer de la qualité du recueil... Une étoile super flashy cool

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