• Les Inattendus 2008 sous la lumière...

    Et voici le résultat du grand vote pour le lauréat des inattendus! Merci à tous ceux qui y ont participé.
    Jean Calbrix a su emballer tout le monde avec son "Putain de carton"' (Calipso) et arrive grand lauréat, en outsider.

    Les lauréats suivants, pratiquement ex-aequo, cités par ordre alphabétique sont :

     

    Suzanne Alvarez, pour "Pythagora" et "Tous les mêmes" (Calipso)

    Franck Garot, pour "Le doughnut à l'étroit" (Mot compte double)

    Patrick L’Ecolier, pour "Transit 12" et "Transit 5" (Calipso)

    Jean-Pierre Michel, pour "Le Train" (Calipso)

     

    Vous aurez le plaisir de découvrir ou de redécouvrir leurs textes, ainsi que ceux qui ont aussi reçu le plus grand nombre de suffrages dans les jours qui suivent sur les trois blogs (Calipso, Magali Duru et Mot Compte double) ayant participé à ce concours.

     

     Réedition aujourd'hui de la nouvelle de Jean Calbrix

    La société fait un carton

     

    Qu'est-ce que je me caille les meules dans ce putain de carton ! Le vent par rafales me renvoie le couvercle dans le nez et je suis obligé de sortir le pied dehors pour le maintenir ouvert. Mon orteil, comme un gros radis violacé, dépasse de ma chaussure trouée, et le froid croque dedans à belles dents. Dans mon champ de vision limité par le bord rectangulaire de mon habitation, je peux voir les pavés poisseux du quai, la Seine un peu plus loin, pleine à ras bord, charriant des eaux croupies, les immeubles en face, petits et gris, avec de l'or aux fenêtres et au-dessus, un morceau de ciel traversé par des nuages s'étirant comme des serpillières sales. Ma hantise, c'est qu'il se mette à pleuvoir. A la moindre goutte, mon abri ne ferait pas long feu.

     

    J'avais bien essayé, en débarquant ici, de trouver une place sous le pont cent mètres plus loin. Il y avait plein d'espace libre mais les occupants, en cercle autour d'un brûlot dans lequel ils se faisaient chauffer leurs gamelles, m'avaient regardé de travers. Une espèce de brute, le chef de meute sûrement, les bras nus constellés de tatouages, m'avait aboyé : "Dégage !". Les autres avaient bien ri, un concert de gloussements rocailleux dans des bouches chicottées. Une femme aux mèches de filasse pendouillantes, le visage vieilli par la crasse et l'alcool, m'avait même jeté une tomate pourrie en gueulant d'une voix cassée : "Barre-toi, qu'on'dit !". Deux bergers allemands allongés auprès d'elle s'étaient levés et commençaient à me montrer les crocs. Je n'avais pas demandé mon reste. J'étais partis plus loin, escargotant derrière moi ma maison de carton.

    Dans la file des logements de fortune, j'avais trouvé une place assez spacieuse et apparemment libre car le carton qu'il y avait là était tout ratatiné et impropre à loger âme qui vive. Il avait fallu que je nettoie l'emplacement car il était couvert de vieilles nippes solidifiées dans la boue, de boîtes de conserve rouillées et de résidus peu ragoûtants. Un gars qui passait m'avait dit que l'ancien locataire avait été embarqué à moitié mourant par le service de l'hygiène. Sûr, on ne le reverrait pas de sitôt.

    Le lendemain, j'eus la surprise de voir que deux autres quidams s'étaient installés de part et d'autre de mon emplacement. Quand mon homme de droite mit son museau dehors, il se présenta à moi d'une manière tout à fait civile. Il n'avait rien à voir avec la sorte d'engeance qui logeait sous le pont. Il m'affirma qu'il s'appelait Antoine Gallimard et qu'on le surnommait Titoine. Comme je lui demandai comment il se pouvait qu'une maison d'édition d'un tel renom ait pu tomber en faillite, il s'était mis à rire. Il m'expliqua qu'il n'avait rien à voir avec les éditions Gallimard, qu'il avait été cadre dans une boîte d'informatique, que cette boîte avait été contrainte de dégraisser le personnel et qu'il avait fait partie de la charrette des mis à pied. Il prit un air navré pour me dire qu'il était en fin de droit, que les huissiers lui avaient bouffé ses économies et que l'heureuse fortune lui avait donné les quais pour refuge. Cela durait depuis deux ans, d'abord les quais chics du côté de Neuilly, puis la lente remontée vers les bas-fonds pour atterrir ici. Il a ajouté : "Tu vas rire, le gars de gauche s'appelle Charles-Henri Flammarion, Riton qu'on l'appelle, mais lui aussi n'a rien à voir avec l'édition. C'est un ancien cadre au chômedu, comme moi. Il était dans une banque à ce qu'il m'a dit. Et toi mon père, t'es aussi au chômedu ?" Je lui ai répondu oui, pour lui faire plaisir, car à la vérité, je n'avais jamais travaillé de ma vie et j'avais bien raison car ces types-là, après avoir turbiné comme des malades, se retrouvaient dans la même situation que la mienne. Titoine me proposa de faire équipe avec Riton et lui. J'acceptais car la mouise se supporte mieux à plusieurs.

     

    Une putain de démangeaison me dévore le dos. L'endroit est bourré de puces ; il faut dire qu'on représente un sacré garde-manger pour cette vermine. Je n'ai pas envie de retrousser mes trois pulls pour aller me gratter, il fait trop froid. Je m'allonge sur ma couverture et je me gratte comme je peux en me frottant dessus. Mon carton enregistre les secousses, et je crains un moment de défoncer le fond. J'arrête de me tortiller comme un lombric sorti de terre et je me rassois. Ma démangeaison s'est un peu calmée mais je sais que dans cinq minutes, ça va recommencer. Bordel, qu'est-ce que j'ai froid ! Je sors la tête et je jette un coup d'oeil sur mes voisins. Titoine a rabattu son couvercle, il a disparu complètement dans son logement. De l'autre côté, je vois les jambes de Riton qui dépassent. Son logement est solide mais petit, trop petit pour sa taille.

    Je me rappelle une discussion que l'on avait eue sur nos cartons.

    - Je préfère Laden, avait dit Titoine. C'est spacieux et assez costaud.

    - T'as un grenier aménageable, avait fait Riton, en rigolant.

    Puis, il avait ajouté :

    - En tout cas, je vais vous dire, rien ne vaut Philips. D'accord c'est un peu petit, mais ça résiste à la flotte.

    - Moi, j'ai pris ce que j'ai trouvé, leur ai-je dit. Je crois que c'est du Brandt.

    - Ah ! c'est de la merde, m'avaient-ils répondu en choeur. A la prochaine averse, tu seras couvert de bouillie de carton.

    Et voilà pourquoi je la redoute cette prochaine averse. Ces gars-là savent de quoi ils parlent. Deux ans de quais, ça vous forge une sacrée expérience. J'ai faim tout à coup. Je plonge la main dans ma musette derrière moi. Elle rencontre un quignon de pain rassis, un opinel et un saucisson tout neuf carotté ce matin chez Monoprix. Je voulais garder mes victuailles pour ce soir, mais j'ai trop la dalle. Je me taille des rondelles mais j'ai quelques difficultés à enlever la peau. La prochaine fois, je choisirai Cochonou, parce qu'avec Olida on a toujours du mal à enlever la peau. Je m'enfile le pain et le saucisson. C'est agréable, mais j'attrape la pépie. Je me retourne. Merde ! mon kil de rouquin est vide. J'étais persuadé qu'il m'en restait. Maintenant je crève de soif ! Il me faut boire. J'attrape une bouteille de plastique et comme un bernard-l'ermite, je m'extirpe de ma coquille. Le vent glacial se jette sur moi, comme un tueur. Plié en huit, je me dirige vers la Seine. Elle est presque à ras du quai ; je n'ai aucun mal à remplir ma bouteille au milieu des détritus et des poissons morts que je repousse délicatement de la main. Je repars aussi sec vers mon carton et je m'engouffre dans mon appartement. Je suis transi jusqu'à l'os, mais quand je me mets à boire, un pain de glace me tombe sur l'estomac et je suis saisi d'un tremblement à me décrocher les mâchoires. Je me ratatine en chien de fusil, et enrobé dans ma couverture, je sens la chaleur revenir peu à peu. Je m'endors.

     

    "Eh ! Bébert !" Je me réveille en sursaut. La silhouette de Titoine me masque le paysage. Dans le contre-jour j'ai du mal à discerner ses traits, sa bonne bouille ronde rasée de frais, ses cheveux impeccablement coiffés. Comment pouvait-il, vu les conditions déplorables dans lesquelles on pataugeait, entretenir cette tête de bien nourri ? Avait-il aménagé une salle de bain au fond de son emballage ? C'est tout juste s'il n'avait pas gardé une cravate, oripeau de la fonction sociale de laquelle il était déchu. Mais là, il savait qu'il n'avait pas intérêt à en mettre une. Cela aurait été interprété comme une faute de goût, et la population des quais n'aurait pas manqué de le foutre à la baille.

    - Passe-moi le saucifflard, me dit-il.

    - Excuse-moi, Titoine, j'ai tout bouffé.

    - Ah bah ! mon salaud ! t'es gonflé. On l'a tiré à trois, y avait pas de raison pour que tu te le farcisses à toi tout seul.

    - Eh ! dis, celui qu'on a tiré avant hier, j'en ai pas vu la couleur.

    - T'avais qu'à en réclamer. T'as rien à becter ?

    Je fouille dans ma musette et je sors un machin mou, certainement du fromage, mais on n'arrive pas à discerner quel genre de fromage tellement il est enrobé de moisissures. Je le lui tends et il fait une grimace de dégoût.

    - Garde tes saloperies pour toi, me fait-il.

    - Monsieur Gallimard n'aime pas le fromage. Pourtant monsieur Gallimard est au milieu du fromage, dis-je en remettant précieusement le petit en-cas dans ma musette.

    - Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ?

    - Rien Titoine, je ne parle pas de toi.

    Il repart en grognant et plonge à quatre pattes dans sa niche.

    Je suis furibard, il m'a réveillé en plein rêve, un merveilleux rêve érotique. J'étais replongé dix ans en arrière et je me prélassais sur le plumard de Philomène, ma douce amie du moment qui par amour m'offrait de partager sa petite chambre de bonne au huitième. Elle arrivait tout essoufflée avec deux lettres dans les mains, l'une des éditions Gallimard et l'autre des éditions Flammarion. Toutes deux acceptaient avec enthousiasme de publier le recueil de poèmes que je leur avais envoyé par la poste une semaine avant. Je m'imaginais en train de faire monter les enchères entre ces deux géants. Philomène était folle de joie. C'est au moment où nous défoncions le sommier que Titoine a rompu le charme.

     

    Bon Dieu ! qu'est-ce que je me les pèle. Dehors, la fumée des cheminées ajoute sa note de gris à la grisaille ambiante. Il doit faire bon dans ces immeubles où les intégrés en sursis coulent des heures d'indolence. Il y a un gus à sa fenêtre qui nous regarde à la jumelle. Putain, c'que la misère est un spectacle bandant ! Je me retourne et je plonge la main dans ma musette. Tout au fond, je le sens, il est là tout poisseux, maculé de toutes sortes de taches graisseuses, mon manuscrit, mon cher manuscrit, mes tripes, l'enfant qui m'aide à survivre. Je l'extirpe et je le feuillette. Je m'emmêle les doigts dans les cornes. C'est tout foutu ! Mais où il est ce quatrain que Philomène adorait ? Il fait sombre et les taches de doigts ont à moitié effacé le texte. Ah ! le voilà :

    Quand mon sexe pénètre en ton sexe, ô Madone !

    Que tu cries, que tu geins dans mon cou, que tu donnes

    Tout le meilleur de toi dans nos corps qui se nouent,

    Que tu es belle, amour, belle à me rendre fou !

    Et ce connard de Titoine qui m'a arraché à mon rêve, tout ça pour un saucisson ! Je serre mon manuscrit sur ma poitrine. Les souvenirs me transpercent, pires que les lames de couteaux du vent glacé : la réponse de Gallimard au bout de deux mois, sèche, impersonnelle, cavalière, aux confins du mépris ; celle de Flammarion quinze jours plus tard dans le même style ; puis, Philomène qui me fout dehors en me traitant de taré, de raté, de propre à rien, de résidu. Elle venait de se faire draguer par un gomineux, un engoncé du col, un débiteur de stéréotypes, un marchand de vent.

    Je vais chercher le dernier poème de mon manuscrit, celui que j'avais rajouté après le renvoi et que j'avais envoyé aux éditeurs en réponse à leurs refus. Je le lis les yeux fermés :

    Tu auras le choix

    Naître ou n'être pas

    Et imbu de toi-même

    Tu choisiras de devenir

    Tu t'activeras

    Tu te presseras le citron

    Tu t'éclateras la cervelle

    Tu te sentiras pousser des ailes

    Tu n'en dormiras plus

     

    Et

     

    Quand au bout de l'infinitude de tes errances

    Tu auras déterré le joyau qui te crève les yeux

    Tu les verras

    Ceux qui tiennent le haut du pavé

    Dardant leurs yeux de hyènes

    Crevant de jalousie

    Bouffis d'insuffisance

    Bavant la médisance

    Et ils te toiseront avec condescendance

    Et ils te réduiront à trois fois moins que rien

    Car au bout du compte

    Tu t'apercevras

    Que rien n'est essentiel

    Hormis leur superflu

    Alors

    Tu t'allongeras dans les sables de la lassitude

    Fatigué

    Usé jusqu'à l'os

    Meurtri bien au-delà de toute souffrance

    Et tu n'aspireras plus qu'à une chose

    Dormir.

    Riton vient d'allumer son transistor. C'est l'heure des cours de la Bourse. Tous les jours, il allume sa radio à la même heure et il écoute les cours de la Bourse. C'est son ballon d'oxygène quotidien ; ça le replonge dans l'univers d'où il a été expulsé. Il y a une semaine, son poste est tombé en panne de piles ; il a failli piquer une crise d'épilepsie. Titoine et moi, nous avons dû nous précipiter chez Monoprix pour aller en acheter. Nous avons zoné un moment du côté des saucissons et le vigile ne nous a pas lâchés d'une semelle. Quand nous nous sommes éloignés des saucissons pour nous diriger vers le présentoir des piles, son attention s'est relâchée et nous avons pu en tirer quelques unes.

    Jean-Pierre Gaillard serine, monocorde, les scores des multinationales, une mélopée comme une messe en latin. Puis, vient le cours de l'or. Je ne sais pas pourquoi, mais si ça monte je suis content, si ça descend ça me rend triste. Gaillard annonce que ça descend ; j'ai un long frisson qui me rappelle que j'ai bigrement froid. A la fin de la messe boursière, Riton laisse son transistor allumé. Le flot sonore augmente d'un cran et on a le droit à une série de pubs. Renault et Peugeot se chamaillent pour s'arracher notre clientèle. Je me dis que c'est Peugeot qui va gagner car avec la nouvelle 906, le confort et la tenue de route ont atteint des niveaux jamais égalés. Mais quand même, Renault vient d'inventer le triple air-bag ; on peut maintenant faire des tonneaux sans danger. Puis, on passe à Lancôme. Ah ! là je ris ; ce ne sont pas les parfums qui manquent ici, et de plus, ils sont à la portée de toutes les bourses. Puis j'entends : "N'est pas président qui veut". Ils veulent rire ; Saint Moret c'est autre chose, ça a un petit goût frais pas dégueulasse, sauf que quand Riton l'a mis dans son slip pour passer les caisses, il a chauffé un peu. Tiens, la SNCF propose des voyages à mi-tarif dans les périodes bleues. Je m'interroge : dans quelle période est-on ? Bleue, rouge, verte ? Difficile à dire dans tout ce gris. Le speaker conclut : " Le progrès ne vaut que s'il est partagé par tous ! " Oh ! ça s'est bien vrai ; Brandt a pensé à moi. S'il avait consigné son carton, j'aurais été dans la merde.

    - Riton, tu ne pourrais pas éteindre ça, gueule Titoine.

    Riton tord le cou aux nouvelles de l'au-delà et le quai se replonge tout à coup dans son silence glacé.

     

    - Bébert, tu peux me prêter ton manuscrit ?

    Je lève les yeux et je vois Riton avec sa barbe de quinze jours et ses cheveux hirsutes. Après avoir éteint sa radio, Riton s'emmerde dans ses murs. Les locataires du pont sont passés tout à l'heure. Ils ont ramassé toutes les feuilles de journaux qui pouvaient traîner, sans doute pour allumer leurs brûlots, et de ce fait, il n'y a plus rien à lire. Or, Riton est un dévoreur d'articles, surtout les articles du Monde économique et de Capital. Il prétend même que Capital est mieux que le Monde économique, mais à mon avis, pour allumer le feu, il est préférable d'avoir le Monde économique.

    J'hésite. Je l'avais déjà prêté à Titoine qui s'était fait tirer l'oreille pour me le rendre. Je lui tends quand même mon manuscrit en lui demandant de me le rendre dans une heure.

    Une heure plus tard, il me le ramène. Il me dit que ce n'est pas mal mais ajoute, finaud, que ça ne vaut pas les cours de la Bourse. Je remarque qu'il manque la page de garde. Je lui demande ce qu'il en a fait. Il est là tout penaud, puis il passe aux aveux. Il a eu un besoin légitime à satisfaire, la page de garde de mon manuscrit a servi à la toilette de son postérieur souillé. Effectivement, il a chié derrière son carton, et ça empeste. Je reprends mon manuscrit en me promettant bien de ne plus jamais m'en séparer.

     

    Voilà que mon dos me redémange. Je me couche et je me frotte avec frénésie. J'entends un craquement derrière moi. Je me retourne et je vois que le scotch qui maintient le couvercle du fond hermétiquement fermé vient de craquer. Mes compagnons ont raison ; Brandt, c'est vraiment de la saloperie. La nuit tombe et le froid s'amplifie. Bon Dieu, c'est intenable. En plus, par la craquelure du fond, je sens maintenant un petit filet d'air.

    Les réverbères se sont allumés et leurs lumières crèvent la surface de l'eau de dents d'argent gigantesques et froides qui n'en finissent pas d'onduler. En face, l'or des fenêtres trouent les murailles noires comme des symboles de richesse posés sur le vide. Pourvu que la Seine ne déborde pas ! La radio de Riton avait parlé de pluies diluviennes en Champagne, et toute la semaine, le niveau de l'eau était monté inexorablement jusqu'au ras des quais. Depuis la veille, ce niveau avait paru se stabiliser mais la météo avait annoncé de nouvelles chutes de pluie. Je grelotte. J'ai bien envie de fermer mon couvercle, mais la Seine à ras du quai m'obsède et me fait peur. Il faut que je surveille. Je résiste, je résiste encore, puis je ferme. La température monte légèrement. Je m'engourdis et je m'endors.

    Je me réveille en sursaut. Il y a eu des petits coups de frappés sur mon toit. Mon oreille se tend. Est-ce l'un de mes voisins qui me veut quelque chose ? Non, ce n'était qu'une illusion, tout est parfaitement calme. Je n'ai pas le courage d'ouvrir pour regarder dehors. Je me sens un peu fiévreux. Je me roule en boule et je me rendors.

    Je me réveille de nouveau en sursaut. Il y a eu encore des petits coups de frappés sur mon toit. Je reste assis deux ou trois minutes. Ma fièvre a salement augmenté. Je perçois des cris et des chants d'ivrognes amplifiés par la nuit. Là-bas sous le pont, on s'amuse comme tous les soirs. Et tout à coup, ça se met à tambouriner sur mon toit. Je réalise : la pluie tombe à verse. Je me recroqueville et j'attends, espérant que cela va cesser. Je tremble de tous mes membres de peur, de froid, de fièvre. Un moment, j'ai l'impression qu'il y a une accalmie, mais je réalise vite que le carton trempé amortit le bruit des gouttes.

    Maintenant, j'entends un clapotis au-dessus de ma tête. J'allume mon briquet et je constate que le toit est complètement incurvé. Une goutte sourd à travers le carton. Elle se positionne au centre et me tombe dans l'oeil. Et puis, une deuxième suit, une troisième, et bientôt un filet d'eau glacée me tombe dessus. Je repousse avec ma main le toit vers le haut ; elle passe au travers du carton et en même temps cinq litres d'eau me coulent dans la manche. Je me ratatine sous la morsure et je me colle sur les bords en ramenant sous moi ma précieuse musette. Quelque temps plus tard, les bords se gondolent et m'enrobent, m'engluant dans un bloc de glace. Je veux me lever et fuir, mais la fièvre me cloue sur place...

     

    Dans une demi-léthargie, j'ouvre un œil. Les employés du service de l'hygiène m'ont mis dans un brancard et m'emportent dans leur véhicule qui éclabousse les quais de lumière bleue. Il fait à peine jour. La portière reste un instant ouverte et, à travers les brumes de mon cerveau, j'aperçois Gallimard et Flammarion qui se disputent mon manuscrit. Ils se battent comme des chiffonniers, ils tirent chacun de leur côté, et tout à coup, les feuillets s'envolent, planent et plongent vers la Seine comme un vol de mouettes tanguant d'une aile à l'autre pour aller se poser sur l'eau.


  • Commentaires

    1
    Lundi 9 Mars 2009 à 19:01
    Je reviens de la montagne (comme dans la petite ritournelle où elle descend de la montagne à cheval, elle embrasse sa grand-mère en descendant, j'voudrais être sa grand-mère en descendant...). Belle surprise à mon retour ! Merci Patrick pour avoir publié mon putain de carton sur Calipso, merci à Lastrega pour avoir fait une grosse pub dans le but qu'il le soit et merci à Patrick (bis), Françoise et Magali d'avoir organisé ce concours dont le résultat me comble de joie.
    Merci aussi aux lecteurs qui ont laissé de bien sympathiques messages parmi lequels je reconnais de grands amis :  Lastrega, Yvonne, Jacques, Ysiad, et les autres qui sont de mes amis sans que je les connaisse : Régine, Jean-Pierre et Titou. J'ai beaucoup apprécié leur entousiasme sur un texte qui parle d'une grande souffrance, sinon physique, du moins morale que m'avaient infligé nombre d'éditeurs en refusant mon roman "Un automne en août" à l'aide d'une lettre type, anonymement froide comme un couperet.  
     
    2
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31

    VIVE JEAN ! ET SON "PUTAIN DE CARTON" MAGNIFICO ! SUPER ! FANTAS ! INOUÏ ! ELEPHANTUS ! SAXOPHONIE ! PHENOMENAL !
    POUR JEAN : HIP ! HIP ! HIP ! HOURRA !

    3
    yvonne lmr
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    Bravo, Jean! Bravo! je l'ai déjà crié sur MCD, mais je n'hésite pas à recommencer ici... "parce que tu le vaux bien".
    4
    LAMY Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    BRAVO, Jean !
    .

    J'ai déjà dit tout le bien que je pensais de ta nouvelle où l'humour léger masque une nostalgie profonde...
    .
    Je crois que si je jouais au loto avec autant de chance que pour ce genre de vote, je serais très riche !
    5
    Régine
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    Quel talent ! Moi, aussi je n'ai qu'un mot BRAVO. Cette nouvelle m'a prise aux tripes !!!
    6
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    Et j'ajouterais, si vous le permettez : WONDERFUL ! Jean Calbrix ...
    7
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    Plus je relis ce texte de Jean, et plus je trouve qu'il mérite de cartonner ; arriver à écrire une telle satire sociale avec autant d'humour, de légéreté et de distance n'est pas donné à tout le monde, tout va mal, il fait un temps de chien, le héros se remémore ses amours, il n'a plus rien, seulement son manuscrit refusé, son enfant (comme c'est vrai) que les deux épouvantails se disputent, la Seine monte, il n'a plus rien à bouffer, et malgré tout, grâce à l'écriture, on trouve le moyen de rire. Chapeau bas, l'artiste !   
    8
    Jean-Pierre
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    Félicitations pour ce premier prix. La rencontre d'une écriture de qualité avec  l'humour est un mariage réussi qui a donné naissance à cette satire C'est ce couple qui a été plébiscité à l'unanimité.Bravo, Jean.
    Cette nouvelle, dans un concours, devrait cartonner...
    9
    TITOU
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    BRAVO Jean. Comme d'habitude, ce fut un plaisir que de te lire.
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