• Les cent premiers jours après la fin du monde, 99

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    A refaire !

    Joël Hamm

     

     

       Il ne lisait pas les journaux, n’écoutait pas la radio, ne regardait pas la télé, n’avait pas d’amis, ne perdait pas son temps à discuter avec ses collègues de travail. Il avait appris la nouvelle en fréquentant assidûment les bistros de la ville. Tous les bistros car il aimait en changer souvent pour ne pas finir encalminé dans la routine. Selon lui - et ça le rendait malade - la vie n’était elle-même qu’une longue habitude, une répétition de gestes médiocres.

       Non, il n’était pas près à s’attarder quelque part, à prendre racine. Il se donnait l’illusion que ses gestes répétés – on en a tous : lever le coude, allumer une cigarette, lever le coude, allumer une cigarette etc. – étaient moins significatifs quand il les effectuait dans des lieux différents. Illusion du voyage et du déplacement. On a beau changer de bar, on se retrouve toujours face à soi même. Il errait comme une ombre et bien malin qui aurait pu se souvenir de lui. Anonyme passe muraille, il avait un physique neutre et banal qui accrochait à peine la lumière. Cette transparence était à peu près sa seule satisfaction. Pas d’amis, pas de famille – plus de famille serait plus exact car les siens l’avaient fui. Le bonheur était une obligation sociale dont il ne percevait pas exactement les avantages ; les gens batifolaient dans les vallées de larmes d’un monde cruel. C’était ce monde justement qui devait disparaître le 21 décembre prochain. La bonne et grande nouvelle discutée et commentée au bord des comptoirs ! Si seulement c’était vrai.

       Il ne se souvenait plus si la prédiction était Aztèque, Maya ou Hottentote mais il constatait, un peu agacé, que bien des gens avaient trouvé là un sujet de conversation digne de leur bêtise. Une manière pour les imbéciles de se donner des frissons sans prendre un très grand risque. Les hommes aiment se faire peur pour oublier leurs peurs. Près de lui, faisant face à des verres de pastis, il y en avait deux qui s’excitaient sur le sujet. Le premier, un petit jeune pourtant d’allure très sérieuse, banquier ou agent d’assurance si on en jugeait à sa mine avenante d’escroc patenté, affirmait s’être remis à boire et à fumer puisque le jour de la destruction arrivait et qu’il n’avait donc plus rien à perdre. Son voisin immédiat, un syndicaliste, braillait comme dans une manif : Tous ensemble, tous ensemble ! Les pauvres types ! Ne voyaient-ils pas que le monde avait commencé de finir le jour du big-bang et que naître était une condamnation à mort assurée ? Lui seul semblait se rendre compte que la fin était contenue dans le commencement. Il avait compris très tôt que sa vie ne serait jamais qu’une mort lente. Pas vraiment désagréable mais totalement insupportable quand il y pensait. Il avait résolu le problème et décidé d’en finir bien avant que le monde – Ah ! Ah ! Ah ! – n’explose. Avant même les fêtes de fin d’année. Il se demandait quel sens pouvait avoir le comportement compulsif de ses semblables, acharnés à courir les magasins tout en pensant plus ou moins que le père Noël risquait de ressembler cette année à une victime d’Hiroshima. Après tout, c’était une éventualité, cette fin du monde. On avait sur terre assez de moyens de destructions à notre disposition. Ça pouvait péter d’un instant à l’autre. Alors pourquoi pas le 21 décembre. Lui même possédait son arme fatale, bien rangée dans une armoire : un calibre 12 chargé de chevrotine. Ça ne pardonne pas si on s’en sert convenablement. Il s’était fixé une limite : le 18 décembre, sa date anniversaire, histoire de faire un compte rond et de devancer tout le monde dans l’hypothèse où la prédiction se révèlerait exacte. Au fond, il savait bien que sa mort ne troublerai personne et surtout pas des gens affairés à acheter leur foie gras ou à faire la queue aux restos du coeur – selon leur position sociale - tout en se demandant s’ils auraient, cette année, le loisir de déboucher le champagne ou de mettre à cuire leurs nouilles. Se doutait-ils, ceux là, que, de toute façons, la fin du monde du 21 décembre serait une réalité pour environ 150 000 d’entre eux sur terre, le nombre de terriens qui meurent chaque jour. Un total de 55 millions par an largement compensé par les 130 millions de naissances annuelles. Vertige ! Accoudé au bar, il faisait ses calculs. Savoir que sa fin du monde personnelle le 18 décembre serait celle aussi de 150 000 autres individus accentuait sa déprime. Il décida d’avancer la date fatale, ne serait-ce que pour éviter à ses pensées de tourner plus longtemps comme du linge sale dans une machine à laver.

       Le 15 décembre il appuya le canon du fusil contre son cœur et le 31 mars il se réveilla dans une chambre d’hôpital. L’infirmière se pencha sur lui qui venait d’ouvrir un œil. Elle souriait. Un beau sourire. Il ne comprit pas tout de suite où il se trouvait mais il aperçut le soleil qui jouait derrière les stores et il entendit des chants d’oiseaux par la fenêtre entrouverte.

       La fin du monde était à refaire mais ce serait plus difficile car il sentit son estomac gargouiller. Il avait faim, le temps était au beau et l’infirmière avait sacrément la main douce.

      


  • Commentaires

    1
    Lza
    Samedi 23 Août 2014 à 18:01

    Ce fut tout de même la fin d'un monde...

    2
    Jordy
    Samedi 23 Août 2014 à 18:01

    oui, vertige, c'est le mot juste !

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    3
    le Belge
    Samedi 23 Août 2014 à 18:01

    Ca se termine tellement bien que j'ai envie d'essayer...

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