• Les cent premiers jours après la fin du monde, 97

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    Mme González, 97 jours après la fin du monde

    Dominique Chappey

     

     

    – Cabrón !

    Surpris par la voix, Jules sursaute et veut se relever beaucoup trop précipitamment. Il teste au passage la résistance des matériaux, front contre châssis de véhicule à quatre roues. Des deux mains, il repousse le bloc moteur sous lequel il est allongé et rampe vers un espace plus dégagé.

    Du bout des doigts, il se tâte le crâne. Une bosse commence sa croissance sous l’entaille toute neuve qui poisse son front de sang frais. Jules maudit en silence les voitures, les vidanges du dimanche matin et les garagistes hors de prix. Et puis aussi, pendant une demi-seconde, il est pris d’une grande envie d’étrangler toutes les Mme González de la création. Il ferme les yeux, tente sans succès la visualisation de la salutation au soleil et renonce à se détendre. Après une grande respiration, il se relève doucement et se tourne vers la vieille dame, plantée bien droite sur le coin de pelouse qui lui sert de jardin.

    – Bonjour Mme González. Comment ça va ce matin ?

    – Maricón !

    – Oui c’est gentil, merci. De toute façon, j’avais presque fini, je vous raccompagne.

    Mme González sourit et passe gentiment son bras sous celui de Jules. De sa main libre, elle lui assène de grandes claques sur l’épaule en répétant :

    – Guarro ! Guarro !

    Jules traverse la rue avec précaution, la vieille dame accrochée à son bras. Il s’efforce de ne pas salir la robe de chambre avec le cambouis qui lui maquille les mains. Devant le pavillon d’en face, le portillon de fer est grand ouvert. Avant d’entrer dans la petite cour, Jules donne un coup de sonnette. Il referme le portillon et, accompagné de la vielle dame, contourne la maison pour trouver M. González dans le jardin qui bêche son potager. Mme González a cessé de marteler l’épaule de Jules, elle lui essuie maintenant les doigts avec la manche de sa robe de chambre pour en ôter le cambouis, elle crache un peu dessus pour que cela parte plus vite :

    – Maldito !

    M. González lève la tête. Son regard transparent se pose sur le couple. C’est un petit monsieur tout sec, à la peau parcheminée. Les cernes qui lui soulignent les yeux évoquent bien plus que des nuits sans sommeil.

    Il pose la bêche contre la petite barrière de bois qui borde son jardin potager, ôte ses gants qu’il fourre dans la poche de sa veste. Il porte un bleu de travail à la couleur passée, sous le col on devine une chemise impeccable et un petit gilet de costume. M. González enfile chaque jour chemise et costume trois pièces, peu lui importe l’activité au programme. C’est sa façon à lui de résister au lent travail du temps. Au jardin, il troque sa veste de tweed pour le bleu et consent à abandonner le nœud de cravate. Le reste du temps, il promène son costume où qu’il aille, chez le boucher, le marchand de journaux, sur le chemin de halage au bord du fleuve ou à la bibliothèque.

    – Rosa, il ne faut pas aller importuner M. Jules. Et puis, tu sors en robe de chambre, tu vas attraper mal. Viens, je vais t’aider à t’habiller et puis ensuite nous irons marcher au Parc, voir les poissons.

    Mme González se laisse docilement conduire vers la maison. Elle semble avoir oublié jusqu’à la présence de Jules. Son mari la fait asseoir doucement sur le fauteuil du salon qui donne sur le jardin.

    – Je reviens tout de suite, ne bouge pas.

    M. González raccompagne Jules à la porte :

    – Elle vous a frappé encore une fois.

    – Mais non, mais non, je l’ai ramené, c’est tout.

    – Vous avez du sang plein la figure, et du cambouis aussi. Il faut désinfecter.

    – Non, non, ça n’a rien à voir, je me suis cogné sur le carter de la voiture, je faisais ma vidange…

    M. González hoche la tête. Il n’y croit pas vraiment, mais apprécie la délicatesse du mensonge.

    – Il faut fermer le portillon à clef, M. González. On ne sait pas, un jour, elle peut décider d’aller n’importe où. Pas seulement dans mon jardin. Se perdre. Elle ne regarde jamais quand elle traverse la rue, c’est dangereux.

    – Oui, je sais, vous avez raison. Mais je n’y arrive pas. Fermer à clef, l’enfermer.

    Jules acquiesce à son tour, comme chaque fois qu’il ramène Mme González. Depuis le fauteuil du salon, elle semble lui sourire avant de détourner son regard. Les mains posées sur ses genoux, elle observe à travers la porte-fenêtre, le lent mouvement des branches dans le vent.


  • Commentaires

    1
    SophiE
    Samedi 23 Août 2014 à 18:01

    La fin du monde au quotidien...comme une piqure de rappel.  Tellement banal et glaçant! 

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