• Les cent premiers jours après la fin du monde, 86

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    Des chevaux et des hommes

    Lunatik

     

     

    Janvier 2013, Auvergne, France.
    La fin du monde a été longue pour Papa et Maman. Je veux dire : ils ont mis du temps à mourir, même si Papa n'a pas duré autant que Maman. Avec tous ses muscles, j'aurais cru le contraire. Il était costaud, il pouvait porter un veau sous un bras et me traîner par l'oreille de l'autre main. Ça ne mouftait pas à la ferme. Même Jori, notre étalon percheron, un tank d'une tonne et demie, n'en menait pas large. C'était pourtant une sacrée belle carne pleine de dents, qui chargeait et mordait tout ce qui passait à sa portée. Je me demandais parfois s'il était vraiment herbivore, ce cheval. Papa lui avait construit un box en parpaings près de l'étable, style Alcatraz, avec une porte en chêne à loquets autobloquants — surmontée d'une grille en fer forgé depuis qu'il m'avait arraché une joue. Le docteur qui m'avait recousu avait conseillé à Papa de l'abattre et Papa s'était fâché. Jori avait coûté cher et il travaillait dur. Le docteur avait insisté, Papa avait fixé la grille. Maintenant, à l'école, on m'appelle Francky mais ça ne me gêne pas. J'aime bien Mary Shelley, même s'il paraît que c'est pas de mon âge et, de toute façon, j'ai un prénom pourri.
    En été, Jori passait la nuit au pré, mais en hiver, Papa le rentrait au chaud dans son box fortifié, chaque soir après les labours ou le débardage. Maintenant, il reste dans sa pâture, malgré la neige. Il a l'air de s'y habituer. Je lui apporte de l'eau, du foin et de l'orge tous les jours — à l'abri derrière la barrière, hors de portée de ses mâchoires qui claquent au-dessus de ma tête. Un de ces quatre, je prendrai mon courage à deux mains, je viderai son box, je le paillerai de frais et j'oserai lui mettre son licol pour le rentrer à l'écurie.
    Sinon, je sais m'occuper de tous les autres animaux ; je me débrouille parfaitement. Je donne le grain aux poules, je nettoie les clapiers des lapins, je trais les vaches, je nourris les cochons, j'attache la chèvre dans les ronciers. Sibelle me suit partout. Elle a presque oublié ses chiots. Elle en avait mis bas une dizaine, un midi, dans un coin du box de Jori, sous le râtelier. Papa les avait trouvés en rentrant du labour. Exceptionnellement, il avait dételé Jori au pré. Puis il avait enfermé Sibelle dans la remise et commencé à tuer ses petits, en leur frappant la tête contre la mangeoire en béton. Des morceaux de viande poilue se mélangeaient aux restes d'orge. Sibelle hurlait, moi je pleurais et Jori hennissait, comme s'il avait flairé le sang. J'essayais d'arracher les survivants des mains de Papa quand Maman était intervenue. Elle avait râlé que c'était pas chrétien, comme méthode, et que les giclées sanguinolentes salopaient tout. Après avoir retroussé les manches de sa blouse, elle avait noyé les derniers chiots dans l'abreuvoir de Jori. J'avais claqué la porte et couru dans la forêt, couru loin d'eux, couru jusqu'à ne plus pouvoir, jusqu'à la cabane du vieil Albert. Albert n'y vient qu'en été, mais il m'a montré où il cache la clef. Il laisse toujours des provisions de biscuits au chocolat et plein de livres. C'est mon endroit préféré sur Terre. C'est là, en relisant Frankenstein, que j'ai attendu la fin du monde. Mais elle n'a pas voulu de moi.
    Alors je suis revenu à la ferme, et j'ai compris qu'elle ne s'en prenait qu'aux adultes. Papa était déjà presque mort, mais Maman tenait le coup. C'était une coriace, comme disait Papi. Je suis allé délivrer Sibelle ; elle avait fait du gâchis dans la remise, éventré tous les sacs de croquettes. Elle avait un peu soif parce que la bassine sous la chaudière ne se remplit plus beaucoup depuis que le plombier a réparé la fuite. Ensuite, j'ai soigné les bêtes et changé les litières ; ça m'a pris la journée. Quelque temps plus tard, Maman est morte à son tour.

    Ce matin, Matthieu est monté me chercher pour une balade en raquettes. C'est mon meilleur ami, il habite au bourg, dans la vallée ; on est dans la même classe. Il doit faire du sport parce qu'il est devenu trop gros. Quand on est passés devant le box de Jori, il a regardé à travers la grille et il a soufflé tout bas :
    — Merde...
    J'ai dit :
    — C'est à cause de la fin du monde.
    Il a répété, en se pinçant le nez :
    — Ben merde...
    C'est vrai que ça puait. Maman avait fini par sortir les chiots noyés de l'abreuvoir, mais, gorgés d'eau croupie, ils s'étaient putréfiés plus vite que le reste, malgré le froid, et des asticots grouillaient sur la paille. J'ai répondu :
    — Je vais les enterrer et nettoyer, t'en fais pas. Mais j'ose pas encore mettre le licol à Jori pour le rentrer alors ça urge pas.
     Matthieu a hoché la tête. Il ne parle plus beaucoup depuis cet été ; il est devenu somnambule à plein temps. Avant, il était premier de la classe, mais maintenant, il reste juste assis à son pupitre, silencieux, comme un ragondin malade devant une carotte empoisonnée. La maîtresse veut déjà lui faire redoubler son année.
    J'ai enfilé mes raquettes et on est partis se promener, avec Sibelle qui bondissait dans la neige comme un dahu. Vers quatre heures, on s'est arrêtés chez Matthieu pour goûter. Ses parents remplissaient et rangeaient la chambre froide de leur charcuterie. J'ai trouvé qu'ils résistaient drôlement bien, même si son père avait une vilaine toux. Peut-être que les gens trop nourris survivent mieux aux fins du monde. Sa mère l'a embrassé et câliné en le palpant comme un poulpe affamé, elle le pressait contre ses seins globuleux. Il n'a pas bronché, mais il portait tout son gras comme une armure. Elle a tendu le bras pour m'inclure dans leur frotti-frotta, mais je me suis écarté ; elle sentait les rillettes. Puis j'aime pas qu'on me touche. Matthieu non plus, je dirais. Son père lui a collé une calotte et a gueulé après sa femme :
    — Fous-lui la paix à ce môme, on croirait une chatte en chaleur. Aide-moi plutôt à accrocher ce foutu cochon.
    Matthieu en a profité pour battre en retraite. On est restés sur le seuil de la chambre froide, à les regarder se démener avec la carcasse récalcitrante. Matthieu transpirait, mais il claquait des dents et tremblotait des bajoues. C'était pas joli. Je l'ai écarté gentiment, et j'ai poussé la porte. Tout doucement.
    Il a dit :
    — Je pourrais rentrer Jori. Je sais m'y prendre avec les chevaux.
    J'ai enclenché le verrou.

     


  • Commentaires

    1
    Vendredi 22 Mars 2013 à 13:02

    Tu as compris ce qu'il te reste à faire ? On attend le roman !

    2
    Mardi 16 Juillet 2013 à 20:18

    Je pourrais rester planté là pendant deux jours, je n'aurais pas assez de temps pour dire tout le bien que je pense de l'écriture de Lunatik. Tiens, je vais ressortir son recueil de nouvelles, ça donne envie.

    3
    Mardi 16 Juillet 2013 à 20:43

    Bien d'accord avec toi Castor ! Dommage pour nous que Lunatik ait réservée sa nouvelle à un autre éditeur ; bienheureux que celui-ci !

    4
    le Belge
    Samedi 23 Août 2014 à 18:02

    Il y a là toutes les bases d'un roman puissant, et le style donne à penser que pour la forme, c'est déjà gagné. Alors, chiche?

    5
    Lza
    Samedi 23 Août 2014 à 18:02

    Oui, ça commence sur les chapeaux de roues.

    6
    Jordy
    Samedi 23 Août 2014 à 18:02

    Quel beau texte, tout en nuance, on a envie d'en lire encore, on est à coté des personnages, transparent, et on les suit. Vraiment un beau texte. Bravo. Et effectivement, c'est plus qu'une nouvelle...

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