• Les cent premiers jours après la fin du monde, 76

    Jour-de-pierre.jpg

     

    Jour de pierre

     

     

    L'aube arrive comme une intruse sur la prison. Des poings anonymes frappent les murs. Dans un nuage de poussière, une femme sort de sa geôle. On la conduit au point qui la soustraira au ciel. Elle se tient droite malgré les fers qui l’entament de la tête aux pieds. Ses yeux sont en alerte et toisent le monde. Vient le moment où son regard percute celui de son gardien. Des yeux noirs, aiguisés, trempés dans les cendres de l’absolu. L’homme est en pleine force. Il respire bruyamment. Son coeur bourdonne et son humeur pointe entre ses jambes. Elle gonfle sa poitrine. Des baisers et des promesses lui reviennent en mémoire. Ses fiançailles secrètes et le goût si prometteur d’une bouche qui ne surveillait pas les mots. L'homme se rétracte. Il ne veut pas voir, ni sentir, ni goûter à rien. Seules ses lèvres tremblent encore. La lumière et l'ombre se défient. Elle chancelle. Il ordonne qu'elle se couvre. Elle s'attarde. Le fouet la brûle quarante fois. Elle ne se dérobe pas, garde la douleur nouée au fond de la gorge. Elle chasse les souvenirs aux confins de son être et repart tête en avant. Son regard se perd dans les ondulations d’une foule qui se presse sur le chemin. Une multitude de chenilles grondantes qui espèrent une bouchée de terre. Dieu soit loué, aujourd'hui est jour de piété. On distribue du sang et de la poudre. Des brassées de mains s’agglutinent. L'excitation fait briller les corps.

    De plus en plus d'hommes et de femmes prennent goût aux sacrifices. Réunis par essaims, ils creusent la terre en marmonnant des prières. Des pierres aux arêtes effilées passent de mains en mains. Ces pierres-là sont précieuses. Bénies par le Tout Puissant, consacrées pour l'expiation, elles seront brandies haut et fort à la cérémonie.

    Sur la place des pénitents, le seigneur de la cité a dressé un paravent à miroirs. Un tribun récite l'oraison. Elle s'est détournée de l'eau et de la terre et a vendu son âme au feu. Un serpent a fendu son hymen et enivré son cœur. Le reptile s'est gonflé d'orgueil en buvant le sang de ses entrailles. Son corps est à jamais corrompu, son âme damnée pour l’éternité. Qu'elle soit traînée à la chaîne des mourants !

    Des hommes broussailleux la jettent au sol et l’obligent à se prosterner, à tendre sa croupe ceinte d'un foulard jaune. Amoureuse prise dans la nuit du corps religieux, elle attend qu'on lui jette la première pierre et que son sang maudit éclabousse la face du monde.


  • Commentaires

    1
    Vendredi 8 Mars 2013 à 13:34

    Un très beau texte pour ce 8 mars. Merci, Patrick.

    2
    Samedi 9 Mars 2013 à 21:13

    Ils ont surgi, bardés de fer,

    Au bout de la plaine endormie.

    Tu vis fondre sur toi l'enfer,

    Ils ont surgi bardés de fer.

     

    Sur le chemin de mâchefer,

    T'ont violée, ô douce mie !

    Sont repartis, bardés de fer

    Au bout de la plaine endormie...

     

    Petit triolet faisant pendant à la chanson de Henri Laspeyres et Daniel White, superbement interprétée par le regretté Jacques Douai, récital n°7.

    3
    Lza
    Samedi 23 Août 2014 à 18:02

    Regretté, et trop rarement entendu.

    4
    SophiE
    Samedi 23 Août 2014 à 18:02

    Trop de jours de pierre hélas! Merci de nous le rappeler, Patrick...

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :