La faim du monde 6/6
Frédéric
Gaillard
Au matin, les organisateurs du festival levèrent le camp. Il n'y eut pas de débordements, aucun blessé,
rien ne fut saccagé. Ils nettoyèrent même le champ avant de partir. Un petit jeune vint me rapporter leurs dernières poubelles en nous remerciant, intrigué de ne plus voir personne. La place et
les environs étaient en effet déserts. Peu à peu les gens sortirent des maisons. Lucien, Raymond, Mathilde, François... Il ne restait plus que des habitants du village, à part un journaliste
coréen transi, désemparé, oublié par son équipe, qui s'était égaré et qui avait passé la nuit dehors.
Vers midi, on tint une assemblée générale dans le café. Comme on n'y rentrait qu'à vingt, les cent
quatre-vingts restants attendirent sur la place, profitant du téléphone cathare. Nous décidâmes de tout reprendre où on en était avant que cette folie débarque au village.
À Bugarach, tout est presque redevenu normal. Seul Jean-Louis se demande s'il ne devrait pas replanter
des cailloux, au cas où...
Des fois je me dis que tout cela n'a été qu'un rêve.
Mais partout à la surface du globe, les consciences se réveillent, comme après une énorme gueule de
bois. La fin du monde est arrivée, la fin d'un monde. Il faut bâtir le suivant. Déjà on se réorganise. À coups d'entraide, de solidarité, de bénévolat, de balbutiements et de tâtonnements, on
souhaite réinventer un système qui ne copie pas les erreurs de l'ancien. Un système répartissant équitablement travail, richesses, nourriture, eau, logement, pour commencer. On essaie enfin
d'être, et non plus d'avoir. Et ça pourrait fonctionner. La fin du monde a moins de deux mois et déjà la faim du monde recule. Mais ce n'est certainement que provisoire, jusqu'à ce que les
machines économiques se remettent en route, nous broyant à nouveau avec nos utopies sous leurs mâchoires d'argent.
La faim du monde. Quand ici, on groupe nos forces pour la combattre, certains, ailleurs, œuvrent
impassiblement à son retour. Déjà d'autres hommes remplacent les élites irremplaçables d'hier, reprennent les rênes de l'Ancien Monde, cherchent à tirer profit de tout et de tous. Déjà on creuse
sous le Pech. On parle d'un filon d'or et de sang mêlés, tassé loin sous la terre lors de la fin du monde, quand la montagne est retombée, broyant ensemble tout ce que l'humanité comptait dans
ses rangs d'individus cupides ainsi que leurs richesses. Un filon gigantesque, qui vaudrait dix fois son poids en or et dont certaines veines déjà affleurent la surface. À ce précieux métal, on
prête même des pouvoirs magiques. Les gens d'ici disent qu'il est maudit. Ils ont raison. Ça n'arrêtera pourtant pas les autres.
Un jour, sans doute, quelqu'un trouvera un calendrier viking mentionnant un fabuleux drakkar censé
sauver l'humanité de sa destruction, prévue un jeudi 17 à 17 heures, en emmenant les guerriers les plus valeureux dans les étoiles. Il faudra nous y préparer. Ça coûte cher, un vaisseau spatial,
et c'est long à construire.
Pour l'heure, je vais mettre un CD. Tiens, Reggiani, ça fait longtemps. J'écouterais bien la java
des bombes atomiques. C'est de circonstance. Et puis il faut que j'aille réveiller Sa Sainteté. Il peut sortir, les méchants sont partis. D'autres viendront, mais il a un peu de
temps.
Un moineau passe à l'aplomb du café. Je le suis des yeux tandis qu'il traverse le village et survole le
rocher encore glabre. Il ouvre son bec, laisse échapper au passage quelques graines qui s'éparpillent au sol. Au printemps, le Pech fleurira à nouveau.
Grosse bouffée d'espoir en lisant ce conte. Et si ça avait été vrai...? Malheureusement, Frédéric est lucide et nous laisse deviner la suite.
Bravo, bravo et bravo !