• Les cent premiers jours après la fin du monde, 51

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    Modernité

    Alain Créac’h

     

     

    Monsieur Pierre était tout souriant, heureux de gravir les trois marches de chez Momo et de retrouver Monsieur François à la table des habitués : cinq semaines éloigné des copains par une saleté de grippe. Il n’avait même pas pu débattre de cette sacrée fin du Monde !

    - Alors, ça y est, c’est fini ?

    - Sûr ! Mais c’était déjà fini avant !

    - Avant quoi ?

    - Avant la fin !

    - Si les choses se finissent avant la fin, comment voulez vous qu’il y en ait une vraie … une fin convenable, je veux dire !

    - Vous savez, certaines fins savent se faire discrètes mais elles sont bien présentes, à chaque instant et à tous moments ; elles rôdent… imprécises…

    - Si même les fins sont imprécises alors ! Et… comment savoir si on peut recommencer ? Après la fin.

    - Bof !

    - Vous ne semblez pas croire au « Recommencé »…

    - C’est vous qui voyez… moi… Monsieur François laissa sa phrase en suspens.

    Monsieur Pierre l’avait pourtant bien sentie, bien imaginée, cette fin ; elle l’avait fait vibrer, espérer. Un grand balayage ! Il était prêt à tout rebâtir, reposer le premier parpaing. Un monde refait, tout neuf, un paradis dont il serait le gardien, dans un beau pavillon ! Sûr, il filtrerait les entrées : normal, faut faire attention quand on recommence ! Mais sans date précise, comment savoir si la fin avait vraiment eu lieu ! Recommencer risquait de ne  servir à rien… ou si peu ! Les propos de Monsieur François avaient introduit le doute en lui. Il lui fallait réfléchir.  Désarroi !

    - Patron ! la même chose !

    Monsieur Pierre avait besoin de réflexions et Monsieur François d’arguments, et Dieu sait s’il y en avait dans  la réserve du patron : une provende intellectuelle de derrière les fagots ; douze centilitres de douze, dont la générosité baignait de rouge le pied des ballons tous illuminés de l’incandescence d’ampoules haute consommation.

    Silence.

    Il  aspira sa première gorgée de génie polémiste :

    - Bon, admettons que la fin ait eu lieu, une fin si subtile que l’on n’ait pu la ressentir… ne serait-ce qu’un tout petit peu…

    - Les fins malignes, ça existe : j’en ai rencontrées !

    Monsieur François ajusta ses lunettes de professeur, d’écailles et de presbyte. Il avait failli être journaliste, mais un emploi de magasinier avait fait l’affaire jusqu’à la retraite consacrée à l’art de la rhétorique chez Momo :

    - Il est vrai que les fins ont toujours eu de grandes et vaines prétentions : le Monde…rien que cela ; laissez moi rire ! Et elles n’en sont pas à leur premier essai… souvenez vous : Nostradamus, la septième heure, etc. … tout cela était public ! Mais…

    - Vous pensez à des tests, à une sorte d’entraînement ?

    - Oui… et non, Monsieur… peut-être est-elle advenue… effectivement, cette fin… mais peut-être pas… ou si peu… comment savoir ?

    - Nous sommes bien vivants…

    - Vivants, vivants ; il y a vivants et vivants… l’illusion, Monsieur Pierre, tout n’est qu’illusion !

    Monsieur Pierre se sentit perdu, noyé dans les remous de doutes infinis.

     

    Dehors, la fraîcheur du soir, sa belle Mobylette bleue retrouvée, rien n’y fit ; le doute persistait. Comment savoir : fini ou pas fini, telle était la question !

    Monsieur Pierre leva la tête pour enfiler son casque ; son regard tomba alors sur la feuille blanche d’un arrêté visé de la préfecture. Il ne l’avait pas remarquée jusqu’à présent : « En raison de l’état de délabrement prononcé et de l’intérêt privé réunis, le dit immeuble, abritant le débit de boisson dit « Chez Momo », ainsi qu’un logement en mauvais état, le tout sur cave voutée, sera livré aux démolisseurs à dater du 21 décembre 2012… blablabla… logements de grand standing… modernité…blabla…

    Le 21 : c’était il y a plus d’un mois ! La fin du monde !

    Le froid se fit glacial.

    Monsieur Pierre reposa son casque sur le porte-bagage et reprit sa place à table. Le patron apporta la bouteille.

    Il avait eu raison, Monsieur François, la fin du monde avait été sournoise : une saloperie de fin sur papier timbré !

    Ils referaient le monde encore une fois. Bientôt, celui-ci disparaîtrait sous les décombres et la modernité économique. Sûr, ils pourraient se retrouver au Betty’s Bar, si seulement il n’y avait pas cette musique insupportable !


  • Commentaires

    1
    Lza
    Samedi 23 Août 2014 à 18:03

    Ah ça! Trouver un bar sans sono, c'est du domaine de l'utopie! On serait obligés de discuter le coup avec ses voisins!

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