• Les cent premiers jours après la fin du monde, 44

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    A la recherche du temps perdu

    Claudine Créac’h

     

     

    Chez Betty, personne n’a retrouvé les trois secondes perdues depuis la fin du monde. Betty, Quinze Grammes, Gégé, la Briquette et les autres ont beau consulter plusieurs fois par jour  l’horloge parlante, ou, par portable, l’heure au poignet du copain resté sur le trottoir, les secondes s’évaporent dès qu’on franchit le seuil du Betty’s Bar. Mimi relève parfois la tête quand on l’interroge.

    - Dis Mimi, tu te rends compte, trois secondes ?

    Mais Mimi s’en fout des secondes perdues. Elle, ce qu’elle veut, c’est retrouver Gino. Elle revoit son cadavre tout gris, tout gonflé, repêché dans cette saloperie de fleuve qui coule devant le rade. Alors, le temps, bordel, qu’il disparaisse, qu’il passe et qu’il l’emmène vers son Gino. Les secondes perdues ?  Du moment qu’il y a toujours du beaubolpif, le reste… S’en fout... De toutes façon, la vie c’est un long  fleuve putride qui vous entraîne vers le grand au-delà et...

    - Ouais. On sait Mimi. On sait. Tu nous bassines avec ton macchabée !

     Le bar est devenu une attraction depuis le 22 décembre. Betty ne s’en plaint pas. Les affaires, c’est les affaires. Du moment que les habitués ne fuient pas le rade. Au contraire, ils rappliquent dare-dare. Faut dire qu’il y a toujours du rock n’roll, mais en plus de drôles de zigomars, pas piqués des hannetons, des originaux, des farfelus en robe blanche avec des femmes aux pieds nus, portant des fleurs dans les bouclettes ou des espèces de mayas de Prisunic aux cheveux longs, noirs et luisants et qui  soufflent dans de drôles de flûtes ; ça change un peu d’Elvis. El condor pasa, c’est beau quand on aime l’exotisme. On pousse la porte de chez Betty à l’heure du pastaga, disons, à 12 heures et 2 secondes et dès qu’on met un pied dedans, on s’aperçoit qu’il n’est que 11 heures, 59 minutes et 59 secondes. Les autorités compétentes ont procédé aux vérifications. Macache bono, personne  ne sait pas où est passé le temps.

     

    Le 4 février, plus d’un mois après la fin du monde, à 20 heures et 10 secondes, la fée clochette s’agite et un inconnu entre en regardant sa montre. Vrai, chez Betty, il n’est que 20 heures et 7 secondes. L’homme s’accoude, gêné, au comptoir et tourne la tête à droite et à gauche, l’air paumé. On voit bien que c’est la première fois qu’il vient chez Betty et même, peut-être qu’il entre dans un bar.

    - Et pour vous ? lui demande Betty en se remontant la choucroute.

    Le déplumé hésite longtemps avant de répondre.

    - Comme pour Monsieur !

    C’est ce qu’il dit en regardant Quinze Grammes. Et puis il ajoute.

    - Ah Monsieur, vous aussi, vous attendez l’instant ?

    Mais, Quinze Grammes n’attend que les gros nichons de sa blonde. Décontenancé, il regarde sa montre pour faire quelque chose. L’homme semble soulagé.

    - Ah, je vois que vous êtes quelqu’un de très précis.

    Très précis. Tu parles Charles ! Oui, pour mesurer un tour de hanches, il n’y a pas plus fort que Quinze Grammes, mais pour le reste...  L’autre déplumé continue.

    - Je ne sais pas sous quel signe vous êtes né, mais moi, je suis de la Grande Aiguille. Ce qui explique une certaine lenteur, voyez-vous ?

    Quinze Grammes ne voit rien. Heureusement que Gégé le pousse du coude. Un intello, Gégé. Il se glisse dans une conversation, comme Quinze Grammes entre les cuisses de sa blonde.

    - Moi, je suis Trotteuse et mon ami, ici présent, Petite Aiguille…

    - A la bonne heure, Monsieur. Vous êtes marié, vous avez des enfants ? Je vous demande ça parce que ma femme est Trotteuse comme vous, mais ascendant Retard ; mon fils est Ressort et ma fille Mouvement. C’est difficile à vivre.

    - Vous semblez…. remonté contre eux ! sort Gégé, tout de go.

    - C’est vrai. Remarquez, cela aurait pu être pire. Imaginez qu’ils soient chiffres tous les deux, toujours à la même place, toujours tranquilles. Trop tranquilles. Ils seraient précis, c’est vrai, mais avec moi, Monsieur, il faut que ça bouge, même si j’avance lentement. Encore, ceux qui ont un ascendant demi ou quart… mais quand-même, se faire toujours passer dessus…

     

    L’homme se tait, inquiet soudain. Il regarde sa montre. Il est 21 heures, 21 minutes et 21 secondes. Exactement. Le déplumé se lève.

    - Je me sauve. C’est l’instant que j’attendais. Je vais tenter de rattraper le temps. Voulez-vous venir avec moi ?

    Il interroge Gégé qui hausse les épaules. Le déplumé ajoute en sortant :

    - Je pars devant vous. Vous me rattraperez. Vous êtes tellement plus rapide que moi…

     

    L’homme pousse la porte du bar et disparaît dans le noir. Non vraiment, la fin du monde n’a rien changé. Sauf chez Betty où il manque toujours trois secondes.


  • Commentaires

    1
    Vendredi 8 Février 2013 à 04:41

    Original, le récit, les mystères temporels me fascinent. Le concept de temps dépasse totalement ma compréhension. En fait, ma vie n'est qu'un immense retard. Claudine, il me faut absolument l'adresse de ce bistrot.

    2
    Yvonne Oter
    Samedi 23 Août 2014 à 18:04

    Moi je suis du signe remontoir. Je remonte les escaliers quand j'ai oublié quelque chose au premier, je remonte le moral aux copains s'ils ont un coup de blues et je remonte les bretelles à mon mari si jamais il me manque de respect.

    C'est un signe épuisant à assumer.

    3
    Lza
    Samedi 23 Août 2014 à 18:04

    Cela devait se passer à La Chaux De Fonds, où plusieurs rues portent des noms de pièces d'horlogerie...

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