• Les cent premiers jours après la fin du monde, 42

    Jordy2.jpg

     

    Naître et avoir

    Jordy Gosborne

     

     

    Alors c'était vrai ! Jamais je n'aurais pu imaginer que le monde puisse réellement finir un jour.  Comme ça, sans aucune raison valable. Sans qu'on l'ait provoqué, sans qu'on l'ait humilié, sans qu'on l'ait même réellement regardé en face car on sait devoir courber l'échine et baisser les yeux pour espérer vivre un peu plus. Espérer surtout que nos enfants vivent. Mais le monde se finit, juste pour son bon plaisir, parce que l'infini n'est pas pour nous. Parce que l'infini n'est qu'une notion mathématique abstraite, autant que l'éternité est une notion philosophique qui nous échappe. Nous, nous sommes dans la réalité, les pieds dans le sable et les mains dans le sang des autres. Parfois dans notre sang à nous.

    Bien sûr, notre monde n'était pas parfait avant, on pouvait lui reprocher tant de choses, mais on l'avait quand même façonné au fil du temps afin qu'il réserve au moins un avenir à nos enfants. Tant de générations s'étaient sacrifiées pour que la suivante vive mieux, et pourtant, aujourd'hui, chaque parcelle que peut embrasser mon regard n'est que douleur. Chaque son parvenant à mes oreilles n'est que cri, chaque pierre que mes mains effleurent n'est que ruine, chaque odeur qui agresse mes narines n'est qu'émanation du vivant qui brûle et dans ma bouche, à jamais, ne règne que le goût du sang.

    Je reste assise au milieu des décombres et la rue m'engloutit, m'avale toute entière. Je sais ma maison derrière moi. Je sais le temps passé à l'édifier, et j'ai découvert le temps pour la détruire. La fin du monde… C'est donc ça. Une abominable contraction du temps qui se retourne, juste une seconde pour, dans un clignement d'œil, détruire ce que des vies ont construit. Des cris m'entourent, des gens courent, affolés. Certains se tiennent le ventre, la tête, tentent désespérément de retenir la vie qui s'écoule au dehors d'eux. Quelques-uns s'agenouillent et implorent, regardent le ciel, lui demandent des comptes, des explications, du temps. Un regard, juste un, pour voir ce qu'on nous fait. Les explosions se multiplient, le ciel d'acier et de mitraille se déverse sur nous, laboure la terre, nous ensevelit vivants, morts, à moitié l'un, à moitié l'autre, peu importe, le ciel n'est pas mathématicien. Il n'est pas très philosophe non plus.

    Ma vue se brouille. J'ai cessé depuis bien longtemps d'appuyer mes mains sur mon ventre pour en retenir la vie, car une autre existence, si précieuse, en avait plus besoin que moi. Mon enfant est là, dans mes bras, il me regarde de ses yeux noirs écarquillés, mais ne me voit plus. Elle était pourtant là, l'éternité, en lui et en ce monde qu'il allait créer à son tour. Mais mes mains ont été inutiles. Je les retire. De par le passé, je les aurais jointes et aurais poussé des cris. Mais nous avons appris, j'ai appris, qu'implorer est inutile et que les cris n'assourdissent que ceux qui écoutent. Assise par terre, je regarde le monde se finir. La langueur me gagne, tout s'étiole, se déchire. Un voile, un simple voile, recouvre peu à peu ce qui était et qui n'est plus. Plus rien à naître, plus rien à avoir. Juste à attendre que cela se termine, enfin.

    Un regret, quand même, me vient au moment de rejoindre mon enfant. Celui qu'il ne soit pas né en Occident. En Europe. En France. Là-bas, il paraît que le monde tourne toujours. On devrait leur dire qu'ici rient les morts, et pleurent les vivants, et que le monde n'en finit pas de finir.

    On devrait leur dire, que la fin de l'humanité commencera avec la fin des Homs.


  • Commentaires

    1
    Samedi 2 Février 2013 à 10:13

    <i>Bien sûr, notre monde (...) on l'avait quand même façonné au fil du temps afin qu'il réserve au moins un avenir à nos enfants.</i>... C'est l'intention qui compte.

    2
    Dimanche 3 Février 2013 à 03:30

    Oui, je vois, il faut payer l'addiction !

    3
    Dimanche 3 Février 2013 à 13:38

    Oui, là-bas, à l'Est, le monde et les idéologies se sabordent. En Europe, notre tour viendra probablement, un jour lointain. Mais rien ne presse.

    4
    le Belge
    Samedi 23 Août 2014 à 18:04

    A la fois bouleversant et retenu, j'aime. "Je sais le temps passé à la construire, et j'ai découvert le temps de la détruire": cette phrase, emblématique, est parfaite.

    5
    Chantal Blanc
    Samedi 23 Août 2014 à 18:04

    un récit poignant, saignant, grisaillant de poussière... qui relativise nos petites misères comme les rumeurs

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :