• Les cent premiers jours après la fin du monde, 41

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    Hervé, 41 jours après la fin du monde

    Dominique Chappey

     

     

    Pour une fois que j’étais en avance sur quelqu’un quelque part. Une petite semaine avant le reste du monde, une proposition de fin pointait doucement son nez.

    Les troncs des arbres à pain qu’on n’avait jamais vu bouger d’un pouce s’agitaient dans tous les sens. En prévision de la coupure d’électricité annoncée, tu profitais des dernières heures d’Internet pour prévenir tout le monde qu’on allait déguster. Il n’y avait pas de raison qu’on soit les seuls à s’inquiéter, et puis, s’il y avait grand départ, autant ne pas faire le voyage dans l’indifférence. L’envol avait quand même plus de gueule si de l’autre côté de la planète, on pouvait se ronger les sangs. Les enfants, déroutés de se trouver enfermés à cette heure de la journée, abusaient de leur console de jeux pour tromper l’ennui. Devant la maison, on percevait un son étrange, quelque chose qu’on n’avait jamais eu le loisir d’entendre ici : le bruit des vagues sur le lagon. Evan soignait son entrée, les signes avant-coureurs du grand chambardement dramatisaient la scène d’ouverture. C’était bien organisé.

    De l’autre côté du grillage, le voisin debout sur sa terrasse et planté dans les courants d’air affichait la ferme intention d’y passer la nuit.

    Chez la plupart des Wallisiens, la fin du monde maya ou guatémaltèque n’avait soulevé qu’une seule arcade sourcilière amusée, rarement les deux. Chez les Papalagis, le phénomène avait été évoqué avec plus de régularité. Les origines métropolitaines diverses garantissaient des degrés variés de cartésianisme et un sujet de conversation récurrent à l’heure de l’apéritif. Un truc faisait l’unanimité : on attendait, inquiets, de goûter à l’avant-première.

    L’électricité a rendu l’âme en milieu de soirée. Couchée dans le grand lit avec les enfants, tu t’efforçais de dédramatiser les coups de boutoir que le vent assénait sur les murs. Les enfants prenaient la chose avec sérénité. Au compteur de leur vidéothèque personnelle, le nombre impressionnant de films catastrophes permettait d’envisager l’issue du combat en technicolor. Ils savaient qu’à la fin du film les gentils pompiers et le président des États-Unis viendraient les chercher en hélicoptère. Ils sursautaient bien de temps en temps, mais cela faisait partie du scénario.

    Derrière les baies vitrées crucifiées au ruban adhésif comme dans les films de guerre sous les bombardements, je devinais de moins en moins ce qui se passait dehors. À la lueur de la lampe à pétrole, j’ai ouvert une autre bière australienne et j’ai pensé à tout ce que je manquerais si cela se terminait ainsi, ici. J’ai passé en revue les personnes et les choses qui comptaient pour moi. Quand j’en suis arrivé à ma collection de CD et de vinyles, j’ai compris qu’il était temps d’essayer de dormir.

    Dehors, il n’était pas nécessaire d’y voir clair pour comprendre que ça secouait énormément. Avant d’éteindre la lampe, j’ai cru deviner sur un coin de sa terrasse, le voisin.

    J’ai passé la nuit dans le fauteuil de la chambre, à votre chevet, serrés tous ensemble dans le même lit. La maison jouait au bilboquet et des grands bruits venaient entrecouper le sommeil des enfants. Et puis ça s’est calmé, petit à petit, le silence est revenu et le soleil s’est levé.

    Au petit matin, je suis sorti sans crainte dans le calme après la tempête. J’étais confiant, j’avais vu les mêmes films que les enfants. Le voisin n’était plus sur sa terrasse, ça tombait bien parce qu’il n’avait plus de terrasse. Les trois arbres à pain du jardin dormaient couchés par terre. Ça venait sans doute de là, les grands bruits qui avaient réveillé les enfants. J’ai voulu pousser jusqu’à la mer, mais j’ai renoncé assez vite à cause de tout ce qui se trouvait en travers du chemin. La bananeraie et les cocotiers qui nous séparaient du lagon, il y avait à peine quelques heures, nous offraient maintenant une vue imprenable sur la mer.

    Je suis retourné vers la maison. Tu hurlais après les enfants qui couraient partout au risque de se casser une jambe dans les entrelacs de débris qui tapissaient la pelouse. Tu criais sans conviction, je crois que tu étais simplement heureuse de pouvoir le faire. Nos regards se sont croisés, on s’est souri, apaisés. On allait passer quelques jours la pelle et le râteau à la main, la fin du monde pouvait bien arriver maintenant, on trouvait qu’on avait bien négocié la nôtre.

    Même si, à ce moment-là, on ignorait encore qu’on se trouvait dans l’œil du cyclone et qu’une heure plus tard, Evan allait passer la seconde couche.


  • Commentaires

    1
    Vendredi 1er Février 2013 à 20:58

    Amitiés à la famille Boucle d'or. Alele, Royaume d'Uvéa.

    2
    Vendredi 8 Février 2013 à 04:58

    Argh. Je les croyais sortis d'affaire, zut. Peut-être que le voisin et sa terrasse visitent la stratosphère.

    Belle écriture.

     

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