• Les cent premiers jours après la fin du monde, 20

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    L’amateur d’art

    Jacqueline Dewerdt

     

     

    Sur son vélo, Nono, il parlait pas. Qu’est-ce qu’on était bien sur les routes ! On a même poussé jusqu’en Belgique. C’est son pays, à Nono, la Belgique. Maintenant, je le sais. On était heureux. Libres comme l’air. Pas trop de soucis mécaniques. Toujours un endroit où crécher. Moi, à la pause, je racontais mes salades. Faut toujours que je fasse des commentaires sur ce que je vois. Surtout sur les gens. De temps en temps, ça m’arrivait de tailler une bavette avec un quidam qui m’était sympathique. Ça faisait du bien et souvent ça rapportait quelque chose à béqueter. Nono levait un sourcil ou se raclait la gorge. Je comprenais. Quand il me tournait le dos, je me taisais. Les copains, faut les respecter.

    La pluie d’été ne nous a pas empêchés de pédaler. La pluie, ça rafraîchit les idées, je disais. La première fois que j’ai dit ça, Nono, il s’est tapoté la tempe plusieurs fois et il m’a fait un clin d’œil. Bon, moi ce que j’en disais, c’était pour occuper le temps. On était d’accord pour continuer le voyage. Je sais pas s’il avait fait ses classes dans un club cycliste en Belgique ou quoi, mais il m’a montré un bon truc pour pas avoir froid. Il a pris des journaux, il me les a glissés entre mon marcel et ma chemise. Je me demandais ce qu’il me voulait à me tripoter comme ça tout d’un coup. Il a raison, ça fait une bonne couche isolante. Tu ligotes bien ton sac-poubelle par-dessus tout le reste, et tu restes au chaud.

    L’automne est arrivé, il a continué à pleuvoir. On n’a pas tenu longtemps. On a eu froid aux pieds. Les journaux dans les godasses, avec la flotte, ça fait de la pâte à papier. On a arrêté de pédaler. Ça s’est fait un peu par hasard, mais pas tout à fait. On était quelque part du côté de Lens. C’est mon coin par là-bas. Dans les anciens corons, il y a encore pas mal de maisons murées. Il y aurait de quoi loger des dizaines de familles. Je sais pas s’ils vont les démolir ou les rénover, mais en attendant, c’est pas trop compliqué de s’y glisser. À condition d’être discrets.

    On s’en est trouvé une à l’abri des regards et petit à petit on s’est mis à l’aise. Les vélos sont prêts à repartir. Mais c’est pas demain la veille parce que depuis, quel déluge. Un temps, j’ai même pensé que c’était encore un coup du grand horloger céleste qui voulait punir l’humanité pour ses péchés. Des relents du catéchisme, ça te colle ces trucs-là. Je l’avais dit à Nono avant même que les journaux se mettent à parler d’une chose et d’une seule : les Mayas ont prévu la fin du monde et vous êtes priés d’y croire, bande de crétins. J’y ai jamais cru. Et quand bien même, moi, ça me fait ni chaud ni froid. Chienne de vie.

    On est au courant de tout par les journaux, parce que Nono, les journaux, il aime ça. Et ça isole les murs des maisons aussi bien que les côtelettes des cyclistes. Il a vite repéré les poubelles de quelques intellectuels pas loin d’ici. C’est pas des bouteilles plastiques qu’ils jettent, c’est que des journaux ! Nono s’en fiche que ce soit des vieilles nouvelles. Il les lit et après, il les cloue au mur, en couches superposées, bien entrecroisées comme il faut. C’est moi qui lui trouve les clous. Vous ne vous imaginez pas comme c’est facile de trouver des clous, il en traîne partout. Un jour, j’ai dégoté un chantier de démolition. Trêve des confiseurs, personne à l’horizon. J’ai ramené du bois pour faire du feu et plein de clous pour fixer les journaux. Qu’est-ce que tu dis de ça, Nono ?

    Il n’a pas levé son sourcil comme d’habitude, il n’a pas levé le pouce, il n’a pas secoué les épaules. Non, il a tapoté le mur avec son index :

    Écoute ça.

    Oh ! Y’a quelqu’un ? Nono ? Je peux vous dire que ma mâchoire s’est décrochée et que ma salive est partie de travers. J’étouffais. J’ai cru que j’avais avalé ma langue. Le temps que je retrouve mes esprits et que j’arrête de tousser, Nono a attendu patiemment, le doigt toujours pointé sur une photo du journal.

    Écoute bien. Ça, c’est un mec. Écoute bien ce qu’il a dit, c’est écrit là : « Il faut trouver un moyen de distribuer l’argent. Nous avons besoin de l’art comme du pain de l’esprit ». 

    « Be-soin-de-l’art-comme-du-pain-de-l’esprit. »

    L’index soulignait chaque syllabe. J’ai pourtant pas bien saisi ce qu’il voulait dire le mec. J’essayais d’intégrer le fait que Nono s’était mis à parler. Je regardais autour de nous, histoire de vérifier qu’il n’y avait pas quelqu’un d’autre dans le gourbi. Nono continuait à lire l’article à voix basse. En tout cas, je peux vous confirmer, vu son accent, Nono, il est belge. Flamand. Je me suis approché pour relire la phrase écrite en gros sous la photo du mec. Ouais, c’est bien, c’est intéressant. Mais bon, il le dit et puis après ? J’ai demandé :

    C’est qui, ce mec ?

    Voisin de quand j’étais môme. Fils du boulanger. On était à l’école ensemble.  Maintenant, tu vois comme moi, directeur de l’opéra de Madrid. Le pain de l’esprit ! Ouais !


  • Commentaires

    1
    Jeudi 10 Janvier 2013 à 11:06

    Ouais !!! ... Et puis, en plus, à Lens, pour la fin du monde, ils ont eu droit à un musée !

    2
    Liliane
    Samedi 23 Août 2014 à 18:05

    D'ailleurs ça prouve qu'ils n'y croyaient pas, les malins !!    

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    3
    Lza
    Samedi 23 Août 2014 à 18:05

    Il faut parler quand on a quelque chose à dire.

    4
    Liliane
    Samedi 23 Août 2014 à 18:05

    Yep, mais..... tous ceux qui piaffent à longueur de temps ont quelque chose à dire ! hi hi hi !

    5
    jordy
    Samedi 23 Août 2014 à 18:05

    Bravo, beau texte très sensible et joliment écrit.

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