• Les cent premiers jours après la fin du monde, 14

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    Survivants

    Benoit Camus

     

     

    Jean Guingois et Louis Bastingage roulaient carpette sur leur banquette. Ils n’en revenaient toujours pas d’être vivants, se palpaient le visage, se tâtaient les côtes, les bras, les cuisses, s’étonnaient de leur bonne fortune. « Putain, on s’en est sorti ! » exultaient-ils et là-dessus, lampaient une rasade pour solenniser l’heureux dénouement. Ils n’en finissaient plus de l’arroser, le dénouement. Surtout qu’ils l’avaient devancé…

    À peine s’étaient-ils enfermés dans leur cave, qu’ils débouchaient leur première bouteille. Pour se donner du courage, d’abord, et traverser en gaillards l’épreuve. Ils avaient longuement hésité sur la nature du carburant. Entre le Beaujolais nouveau, dont les caisses tapissaient le mur du fond, et le blend écossais que Gérard leur avait refourgué. Le bonhomme avait profité d’un retour à vide de son quinze tonnes pour se ravitailler en tonneaux chez un grossiste local, de quoi alimenter les copains une fois rentré au pays. Guingois et Bastingage en avaient récupéré dix, les avaient entreposés dans leur refuge, juste en face des centaines de litres de vin qu’ils s’étaient commandés le mois précédent. De quoi tenir un siège. Ils avaient complété leurs provisions en conserves et salaisons, tant que Maurice, le charcutier, s’en était inquiété. « Gaffe au cholestérol ! » les avait-il avertis, sentencieux. À quoi le Louis avait répondu : « Je préfère avoir du cholestérol qu’être mort ! ». Il ne s’était pas démonté, le Louis, et avait noté non sans satisfaction, à l’air ahuri de Maurice, qu’il lui en avait bouché un coin. Donc, il avait fallu choisir. Beaujolais ou scotch ? Telle était la question, qui les avait turlupinés, chaque jour de la semaine avant le fatidique. Une fois la porte blindée verrouillée, calfeutrés dans le réduit qu’ils avaient aménagé pour y subsister, et sans doute transcendés par la gravité des heures dramatiques qu’ils s’apprêtaient à affronter, leur fibre patriotique avait vibré. S’ils devaient mourir, ils mourraient avec du liquide français dans les veines… Et puis se disaient-ils, malins, le whisky était un breuvage avec lequel il convenait de lambiner. S’ils en réchappaient comme ils l’espéraient, du moins s’étaient-ils organisés pour, ils auraient tout loisir de se consacrer à sa dégustation. Leur vœu avait été exaucé. Terrés dans leur antre, ils avaient échappé à la fin du monde et attendaient depuis, en alternant pinard et eau-de-vie, que là-haut, ça se décantât un peu…

    Ils buvaient et cuvaient ainsi leur joie quand un énorme bruit les fit tressaillir. Les pompiers pénétraient dans la maison. Alertés par Gérard qui commençait à s’inquiéter non seulement de la disparition de ses amis, disparition corroborée par le patron du Sporting lui-même qui, en fin observateur, avait noté depuis quelques jours leur absence à son comptoir, mais surtout des versements que ceux-ci avaient encore à lui régler – huit tonneaux, il leur restait à payer – les anges gardiens casqués, avec leur délicatesse proverbiale, avaient arraché la porte d’entrée et inspectaient maintenant les lieux. Quand ils déboulèrent devant la cave, et qu’ils martelèrent son accès métallique à grands coups de bélier, Jean Guingois et Louis Bastingage en frémirent tellement de frousse, qu’ils émergèrent de leur état semi-comateux. La fin du monde les avait rattrapés, elle venait les traquer jusque dans leur tanière. Ils se prirent dans leurs bras, s’agrippèrent l’un à l’autre, et scrutèrent, tétanisés, la porte qui vacillait à chaque coup de boutoir. « C’était trop beau ! » murmura dans un sanglot Jean Guingois. Sur quoi, Louis Bastingage lui pressa l’épaule, en signe de solidarité. « Oui, c’était trop beau ! » déplora-t-il, la larme à l’œil, en considérant tous les tonneaux et les caisses même pas entamés.


  • Commentaires

    1
    Vendredi 11 Janvier 2013 à 17:45

    C'est comme les coins à champignons... top secret !

    2
    Samedi 12 Janvier 2013 à 03:58

    Pas intérêt à fumer, dans le réduit. Avec l'haleine patriotique qui vibre là-dedans...

    Ces histoires de pochetrons sont trop sympas.

    3
    Annick D.
    Samedi 23 Août 2014 à 18:05

    Bravo, Benoît, c'est très bon, ça file, c'est simple et on ne s'ennuie pas.

    4
    le Belge
    Samedi 23 Août 2014 à 18:05

    Je trouve aussi. Un seul regret: sans l'adresse des lieux, impossible de récupérer le pinard. Pas con, le Benoit!

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