• Les cent premiers jours après la fin du monde, 11

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    Premiers matins

    Patrick Denys

     

     

    J’ai dû quitter mon quartier, dans l’urgence et la brutalité. Peu de temps avant les évènements, je m’étais établie dans un coin retiré de la ville pour y vivre seule et tranquille, à l’abri des trépidations du monde. Les humeurs des hommes sont tellement bizarres !

    A l’époque, j’habitais dans une sorte de grand passage, entre un mur blanc  et une forêt de thuyas qui grimpaient jusqu’au ciel ; juste en face d’un tremble  argenté. C’était apaisant et je m’y trouvais bien, au moindre souffle, tout frissonnait de lumière.

    Inutile de m’attarder sur ces souvenirs. Je ne sais trop ce qu’ont fait les hommes, un grand chambardement, je crois, un remue-ménage comme on n’avait encore jamais vu. Tant et si bien qu’un jour, le monde explosa, ce fut comme un déchirement de l’air et de tout ce qui existait alors. Les hommes avaient disparu. Et moi, je me retrouvai à terre, sans nourriture et sans repères, ne possédant plus que ma volonté de survivre et ce besoin  insurmontable de retisser ma toile. Au plus vite.

    J’ai cherché un autre quartier. Je me suis rapprochée des ruines de ce qui avait dû être une maison des hommes. Plus personne, plus aucune de ces insupportables vibrations de l’air qui me terrifiaient, plus trace de ces effluves acides qui me brûlaient l’abdomen, à certaines heures. C’était un air nouveau. Si léger ! Jusqu’alors, j’avais vécu en recluse, dans l’ombre des choses comme si elles n’existaient qu’à moitié ; à moins que ce fût le temps lui-même qui n’ait  jamais existé pour les regarder.

    Je me suis donc établie entre une tige de laurier, un pot de fleurs en terre resté là, et un rosier. J’ai toujours aimé les roses ; les rouges surtout. A la fraîcheur du soir, après les feux du soleil, je m’approche en trois coups de patte ; pas trop près, cependant, le velours de ces pétales est dangereux. Mais, quelle ivresse ! A la moindre vibration, tout mon paysage se colore de ces senteurs lourdes et poivrées

    Depuis mon déménagement, je sors tôt le matin. Au lever du soleil. Quand ce qui reste du toit de la maison des hommes cède le passage aux premiers rayons, ma toile s’irradie. J’en suis gênée moi-même, ça fait tellement riche ! Comme si j’avais accroché à chaque fil des paillettes de diamant, par milliers.  

    Les premières senteurs de résine chaude et, plus tard dans la saison, la fragrance des troènes me mettent en alerte. C’est l’heure du guet. De l’attente. On a beau dire que le monde est beau, on y a toujours faim ! Je ne sais pas comment s’y prenaient les hommes … la splendeur des choses ne remplacera jamais la jouissance d’une conquête, d’un piège refermé patiemment sur une proie, l’étonnant divertissement d’une dévoration. La voluptueuse sidération de la dévoration !

    Pas très loin, au pied d’un grand pin, j’ai repéré la masse bleu mauve d’une lavande. C’est l’heure exquise des premiers bourdonnements et des grandes espérances. Je n’aime pas les bourdons : trop maladroits, et quel bazar ! Grands espoirs mais gros dégâts ! Des heures de travail pour réparer les trous, mes soies ne sont pas inépuisables ! Les mouches, c’est déjà mieux. Après les évènements, il y eut un long silence, elles ne vibrionnaient plus. Les voilà de retour, un peu amaigries, plus diaphanes, plus légères à digérer, mais des mouches tout de même. Je leur préfère les papillons, surtout les petits bleus, très délicats, et les orange zébrés de noir, quand ils ne sont pas trop turbulents. Ils se prennent dans mes filets comme des balourds et la fête commence. Le jabot tout émoustillé de sucs, je les dilacère ou les pique à vif, c’est selon. Quel festin ! Elle est belle, la vie !

    Pour l’ordinaire, je lorgne du côté des capucines. Ça, c’est une trouvaille, un vrai trésor,  l’exubérance fauve de leur feuillage, la vibration invisible  d’un nuage de moucherons. Parfois, à n’en plus savoir où donner de la patte. Ils arrivent par deux ou trois sur ma toile ; alors  on file la soie et on engrange pour les jours de pluie.

    Ces jours là qui annoncent  l’automne et, peut-être, la fin d’une vie, je prends tout mon temps pour contempler la beauté du monde. Avez-vous observé une goutte de pluie cherchant son chemin sur le dos d’une feuille de laurier ? Arrivée sur le bord, elle hésite longtemps, longtemps… c’est le moment à saisir, de la lumière jouant avec les couleurs du ciel. Gorgée de rêves, elle finit par se détacher pour  retourner à la terre. Où tout commence et tout finit.

     


  • Commentaires

    1
    Mercredi 2 Janvier 2013 à 00:05

    J'adore les petites bêtes. Très beau récit, Patrick.

    2
    Mercredi 2 Janvier 2013 à 18:20

    Telle épeire, tel fil !

    Joli récit, la fin du monde sucsite des trésors !

    3
    Lza
    Samedi 23 Août 2014 à 18:05

    Comme j'ai été mal élevée, on ne m'a pas appris à redouter les araignées. S'il en reste quelques-unes chez moi, elles piègent les indésirables mouches, qui me gênent beaucoup plus. Et dehors, lorsqu'il a plu, leurs toiles, dans le jardin, se couvrent de perles et de diamants qui, eux, ne déclencheront ni crime,ni guerre, ni massacre.

    4
    Jordy
    Samedi 23 Août 2014 à 18:05

    Magnifique ! Poésie, style, sensibilité... un beau moment de lecture et un non moins agréable voyage dans le petit monde qui nous entoure qu'on ignore et qui compte tant. Un reproche toutefois, on aurait aimé resté à paresser dans ce jardin encore de longues minutes, mais il est vrai que le temps ne passe de la même façon pour tous les êtres...

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