• Les cent premiers jours après la fin du monde, 02

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    Aller-retour

    Patrick L'Ecolier

     

    C’était notre première fin du monde. Un évènement unique à ne pas rater, avaient affirmé sans l’ombre d’un doute les spécialistes de la question. Avec Juliette, on était sur le qui-vive, d’autant qu’à soixante-treize ans, une fin du monde, on n’en reverrait certainement pas une autre de notre vivant.

    On avait tout préparé. On est comme ça avec Juliette, ce n’est pas parce qu’on arrivait au bout qu’il ne fallait pas faire le ménage et laisser tout en désordre. On avait fait une liste pour rien oublier. Faire la vaisselle, la poussière, les carreaux, le parterre, les lits, repasser le linge, débarrasser le frigidaire, donner les restes aux chats du quartier, sortir le chien, vider la poubelle, ranger les papiers, préparer un thermos et des chocolats au cas où, prendre une douche, se raser, s’épiler, arroser les plantes, couper l’eau, fermer le gaz, régler les factures, envoyer un SMS à Tatie pour son anniversaire, annuler le rendez-vous chez le kiné, prévenir les assurances, les impôts, les voisins, le syndic, charger la batterie du portable, éteindre la télé, déconnecter la boîte noire, tirer les volets, mettre un mot sur la porte, la clef sous le paillasson, la voiture au garage, retirer de l’argent au distributeur, acheter le journal, passer au cimetière, mettre des fleurs à Prosper, à Clémence, à Edmond, à Isidore, Gilberte, Amélie, Maxime... Après, on a arrêté la liste du cimetière, on n’aurait pas eu le temps de tous les voir.

    Avec Juliette, on sait comment ça se passe les grands évènements. Pour avoir une chance d’être bien placé, il ne faut rien laisser au hasard. La veille, on avait reconnu les lieux au centre du village et choisi de se poster sur le promontoire près de la fontaine. Juliette, qui est toujours très avisée, avait collé des postits « réservés aux anciens» sur le muret qui l’entoure. Le maire qui passait par là avait l’air catastrophé. On a ri.

    Pour une fois, les gens ne s’étaient pas précipités et on a pu s’installer à notre aise. Apparemment, il n’y avait rien de prévu avant le soir, car toute la journée les gens n’ont fait qu’aller et venir sans s’attarder. Au couchant, on commençait à avoir de légères palpitations cardiaques avec Juliette. Heureusement qu’on avait prévu les chocolats. On était bien contents d’en croquer pour faire aller les derniers instants.    

    Sur le coup des vingt heures, on a bien cru que ça y était. Des petits groupes s’étaient formés sur la place. Quelques élus dépêchés allaient de l’un à l’autre en serrant des mains. Des hommes étreignaient leurs femmes, mais on les sentait mal à l’aise, nerveux. Le panneau des infos express venait de s’allumer. Une horloge numérique affichait un compte à rebours. Rien d’autre. Ça faisait bien dix minutes qu’on était tous plantés à regarder les secondes s’égrenées quand quelqu’un a crié : ça colle pas ! Ça colle pas, je vous dis, faites le compte, on nous a juste programmé la fin de l’année.

    On a scruté le ciel, écouté le vent, senti la terre. Il ne se passait rien. On a demandé aux gens de passage s’ils avaient vu quelque chose, entendu quelque chose, perçu quelque chose...  Rien. Juliette qui n’a pas la langue dans sa poche a insisté, mais quand même, y a pas rien, après tout ce qu’ils ont promis, parce que quand même si y a rien, ça va pas le faire. Les gens, ils ne savaient pas trop quoi dire, un haussement d’épaules par ci, une moue dubitative par là, des yeux ronds, des bouches pincées... puis c’est venu brusquement, comme une tornade. La place a résonné de cris, de ricanements, d’insultes, de menaces... Le pugilat a commencé quand un élu a brandi un bras d’honneur en direction du boucher qui pestait sur son manque à gagner. Avec Juliette, on s’est dit que si c’était comme ça la fin du monde, ça n’allait pas changer grand chose. Et on est rentré.


  • Commentaires

    1
    Dimanche 23 Décembre 2012 à 17:31

    Rien de changé, en effet. Notre fin du monde, on va se la tricoter nous-mêmes.

    2
    jordy
    Samedi 23 Août 2014 à 18:05

    Ca me rappelle un petit village d'irréductibles Gaulois... qui avait peur que le ciel ne leur tombe sur la tête ! Comme quoi, rien de neuf sous le soleil, qu'il brille pour les Mayas, Incas, Gaulois...

    3
    Liliane
    Samedi 23 Août 2014 à 18:05

    Ce petit couple est attachant et presque drôle !

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