• Les 100 premiers jours après la fin du monde, prologue

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    On ne joue pas avec le ciel

    Patrick Ledent

     

     

    On était au bistrot. On fêtait ça. On parlait fort. Moi, je restais en retrait, prudent. J’étais un solitaire. Le patron, Maurice, entretenait l’ambiance :

    – Quels cons, ces Mayas !

    – Moi, ce que je ne comprends pas, répliqua Georges, l’intellectuel, c’est l’intérêt de tout ça.

    – Qu’est ce que tu déconnes encore, Einstein ? dit un buveur.

    – Ben oui, c’est vrai, quel intérêt les Mayas avaient-il à prédire une fin du monde à si longue échéance, plus de 15 siècles après, ça ne tient pas la route.

    – De toute façon, y avait pas de route, jeta l’ivrogne de service.

    Il eut droit à un éclat de rire qui le surprit : il n’y était pas coutumier.

    Mais Antoine, un pragmatique, recadra le débat :

    – Ben tiens ! Ils n’allaient quand même pas prédire ça pour la semaine suivante, voire l’année suivante, voire dix ans plus tard. Et se cailler la laitance en attendant. Chocotter tous les matins en matant le ciel, tu parles d’une existence ! En tablant sur mille cinq cents ans, par là, j’ai pas les comptes et on s’en fout, ils étaient peinards, les gars. Pouvaient écluser leurs pintes à l’aise. Ça ne serait pas pour leur pomme, la fin du monde.

    Une explosion de rires accueillit l’analyse, pertinente. Georges accompagna le mouvement, quoiqu’avec sa réserve habituelle.

    Quand les rires s’apaisèrent, il reprit :

    – D’accord Antoine, mais c’était quoi leur intérêt, si ce n’était pas faire peur ? Foutre les jetons, parfois, ça peut servir. En politique, par exemple, y en a qui ne vivent que de ça. Mais foutre les jetons avec une prédiction hors de portée, ils n’avaient rien à y gagner, les prédicateurs précolombiens.

    – Pourquoi voudrais-tu qu’ils eussent eu quelque chose à y gagner ? osa un autre.

    – Ustucru, toi-même ! jeta l’ivrogne qui, décidément, vivait son heure de gloire.

    Georges calma un début de rigolade en répondant sérieusement à la question :

    – Parce que rien n’est gratuit. En cinquante ans, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui lançait autre chose qu’une connerie gratuitement, sans rien attendre en retour.

    – Ben justement ! C’t’une connerie ! répliqua Antoine, avec ce bon sens qui était sa signature.

    – La preuve ! approuvèrent tous les autres, en levant joyeusement leur verre.

    Georges laissa passer le temps du toast, avant de poursuivre :

    – Bon, ok, ils se sont trompés, mais ce n’est quand même pas une connerie.

    – Explique !

    – Ils n’ont pas sorti ça comme ça, les Mayas. Ils avaient des mathématiciens, des astronomes. On ne sait pas exactement le niveau atteint par leur civilisation en astronomie, il y a des zones d’ombre, mais il ne fait aucun doute qu’ils en connaissaient un rayon, à commencer par celui de la terre…

    Il marqua un temps, fier de son jeu de mots. Mais personne ne le releva. Il reprit, déçu :

    – Bref, soit ils se sont trompés, soit on a mal interprété leurs calculs. Mais en tout état de cause, c’est clair, ils étaient sérieux.

    – Excuse-moi, Georges, mais je ne te suis pas, dit Antoine. Qu’est-ce que tu cherches à nous dire ?

    Georges soupira, non sans prétention.

    – Je répète : primo, ils n’avaient rien à y gagner ; secundo, ils étaient sérieux. Donc, par conséquent…

    – Par conséquent ? le pressa Antoine, toujours un peu agacé par son côté docte.

    – Par conséquent, la fin du monde, ce n’est pas du pipeau. Bon, ce n’était pas hier, j’admets. Et après ? Il ne pourrait s’agir que d’une très légère erreur de calcul. Ou d’une très légère erreur d’interprétation. C’est ça que je veux dire !

    Là, il avait jeté un froid. On vit quelques verres à demi-levés qui furent prudemment reposés sur le zinc. La question suivante ne fut qu’un murmure, quasi collectif. Impossible de savoir qui la posa :

    – Qu’est-ce que t’entends par « légère », Georges ?

    – Ah ça… Ah ça, c’est un mystère, fit l’intéressé en buvant posément une gorgée et savourant son effet.

    Nouveau silence.

    – Dis voir, Georges, attaqua doucement Antoine, passablement exaspéré. Qu’est-ce que tu cherches à faire ? Nous foutre les jetons ? Et si c’est le cas, c’est quoi ton intérêt, à toi ?

     

    Depuis mon coin, à l’ombre, je l’ai senti vaciller, sur ce coup-là, Georges. Il jalousait le bon sens d’Antoine, à raison. Antoine était vif, saisissait la balle au bond, quand Georges, sans être laborieux, ne connaissait pas la spontanéité. Du coup, Antoine lui volait parfois la vedette.

    C’était le moment de sortir de l’ombre et de jouer ma carte. Je me suis levé et j’ai toisé Georges. On ne s’aimait pas, depuis toujours. Carence d’atomes crochus. Y a pas de remède contre ça.

    – Tiens ! Patrick ! Tu te réveilles ? a-t-il ironisé. C’est vrai que sur les grandes questions…  

    J’ai laissé courir.

    Lui, c’était l’intellectuel fort en gueule, moi, le taiseux. Je le laissais toujours bonimenter, très peu pour moi. Mais il savait que je pouvais le moucher, à n’importe quel moment. Mes bases étaient plus solides. Et là, pas con, il sentait que ça allait tomber. De fait :

    – Et s’ils ne s’étaient pas trompés, les Mayas, Georges ? Je veux dire, pas trompés du tout. Pas d’un jour, pas d’une heure…

    – Il est con ou quoi ? questionna-t-il à la cantonade en me désignant.

    Il réclama le silence d’un geste un rien hautain, comme d’habitude :

    – Moi, je veux bien, Patrick. Mais qu’est-ce qu’on fait là, alors ? On y aurait réchappé ? Juste nous ? Serais-tu en train de me dire que tout flambe dehors ? Que si je passe la porte, je vais griller comme un homard ?

    Il eut son petit succès. La métaphore était plaisante, j’en convenais, moins par son originalité que par son anachronisme, il est vrai.

    – Non, Georges, rien de tout ça. Je veux juste dire que si tu passes cette porte, tu seras mouillé.

    – Waouh ! Putain ! Y en a là-dedans !

    Il se permit de me tapoter le front du bout des doigts. Mauvais ça…

    – Tu parles, que je serais mouillé, génie ! Il pleut à seaux.

    – Justement, Georges, il pleut. Tu vois…  T’y arrives quand tu te donnes du mal.

    – Qu’est ce que tu veux dire ?

    ­– Rien d’autre que ça. Qu’il pleut…

    – Ben oui, et alors ?

    Ah quel bonheur, il me mangeait dans la main, là, le petit Georges.

    – Et alors on est là, on devise et on attend que ça cesse. Sauf que…

    – Sauf que quoi ? Mais merde, accouche !

    Un pur moment de bonheur, sa tronche, livide :

    – Sauf que ça pourrait bien ne pas cesser. Ou durer une quarantaine de jours, par là, ça suffirait… Et ça ne serait pas la première fois, d’ailleurs.

    Là-dessus, j’ai vidé ma bière et je suis sorti. J’avais givré les verres, certain. Je sentais la glace se former derrière moi. J’ai ricané. Ça valait bien une douche !


  • Commentaires

    1
    Dimanche 23 Décembre 2012 à 06:48

    Le poivrot va mettre de l'eau dans son vin, sur ce coup-là.

    Qu'ils sont cons, ces Mayas. Ils ont bien fait de se réincarner en abeilles, tiens.

    2
    Liliane (ex-Marlène)
    Samedi 23 Août 2014 à 18:05

    Plus que 3h30 pour savoir si Patrick, Georges et les autres pourraient se poser encore des questions....

    3
    Yvonne Oter
    Samedi 23 Août 2014 à 18:05

    Et glou, et glou, et glou, ...

    Il est des nôtres,

    Il a bu son verre comme les autres...

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