• Les 100 derniers jours (J -86)

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    Demain, Québec

    Jean Gualbert

     

     

    Demain ! C’est décidé, demain, je pars. Définitivement, j’abandonne tout, je quitte cette ville, ce pays, et je vais m’installer au Québec. Je ne supporte plus la grisaille permanente, la morosité ambiante, ni surtout ces vaines querelles politiciennes qui ne vont aller qu’en s’accentuant. J’ai besoin d’un ailleurs, de changement, de perspectives plus brillantes, plus enthousiasmantes. Je veux respirer, vivre ! Tout cela, c’est outre-Atlantique que je le trouverai.

    Ah, le Québec, qu’est-ce que j’ai pu en rêver !

    De ses espaces, infinis, libres, sauvages ; de sa lumière et de ses couleurs, en automne, bien sûr, mais aussi au printemps, quand le gris, le froid, la neige laissent la place à la douceur du renouveau ; de la musique des feuilles, de ses milliards de feuilles, bercées par un vent tiède de soir d’été ; de son odeur, de sève d’érable et de saumon fraîchement fumé ; de son dynamisme, des possibilités qu’il offre à qui ose entreprendre, à qui accepte de prendre des risques pour avancer ; de sa liberté, surtout, sans frontières, sans limites, absolue.

     

    Sitôt sur place, je pars en vacances. Trois ou quatre semaines, je ne sais pas encore. Je les veux longues, il y a si longtemps que je n’en ai plus prises !

    J’ai repéré sur Internet une petite pourvoirie, au cœur de la Vérendrye. Quel bon temps je vais m’y payer : des excursions interminables, à pied, le long de vagues sentes à peine tracées par les ours ou les wapitis ;  de longues balades en canoë, sur ces lacs aux contours sans cesse renouvelés ; et puis des séances de pêche exaltantes, où truites et brochets se précipiteront sur mes leurres avant que je ne les déguste, tout juste sortis de l’eau. Peut-être bien que pour couronner le tout, je m’offrirai aussi une partie de chasse, à l’orignal.

    Déjà, je les vis, ces longues sorties, sans but, sans horaires. Je respire la puissance des couleurs, elles seront à leur apogée en cette fin septembre. Je me nourris de la force des arbres, de la majesté de la nature, de cette vie qui va me remplir jusqu’à en éclater. Je m’imbibe de paix, de calme, de la douceur du feu de bois, dans ma cabane, à l’heure où les loups se mettent en route pour leurs traques. Me retrouver seul, enfin, ne plus croiser personne pendant des jours et des jours, sauf peut-être quelque trappeur sur la piste des castors et des pékans, ou un Indien, plus épris encore de solitude que moi, quel bonheur, quel luxe inespéré ce sera !

     

    Plus tard, quand je me serai retrouvé, quand cette appréhension face à mes semblables m’aura enfin quitté, je reviendrai en ville, à Montréal ou à Québec, je ne sais pas encore. Ou alors, probablement, dans une bourgade plus petite, Trois-Rivières ou Tadoussac. Je suis dur à l’ouvrage, je trouverai bien quelque chose, peu importe quoi. Je peux être maçon, cuisinier, secrétaire… J’ai des projets plein la tête : il ne sera pas dit que je ne réussirai pas à lancer ma petite entreprise, après toutes ces années passées sans que rien ne puisse progresser, jamais.

    Je m’imagine aussi flânant sans but particulier, un dimanche d’avril ou de mai. L’air sera doux, presque tiède, mais pas trop lourd. Les berges du Saint-Laurent résonneront de rires d’enfants, du tintement des sonnettes de vélos, de chants d’oiseaux. Dans les parcs, les gens seront détendus, aimables, prompts à la conversation. Je pourrai partager tantôt un mot, tantôt un sourire, sans arrière-pensée, sans calcul.

    Il y aura les senteurs, le parfum de la terre, presque métallique, celui du vent, chargé d’effluves marins, celui du fleuve, lourd et minéral. Et puis toutes ces bonnes odeurs, et les saveurs qui les accompagnent et que j’ai presque oubliées : les saucisses, sur le braisier ; la bière qui mousse en remplissant le verre ; le chocolat versé à profusion sur une gaufre chaude. Ma préférée, c’est la poutine, grasse à souhait, dégoulinante de sauce et de fromage fondu.

     

    Et puis, forcément, il y aura les Québécoises.

    Toutes sortes de Québécoises, toutes plus jolies les unes que les autres. Des grandes, des minces, des petites grosses aussi. Des brunes, des blondes, avec des seins ronds ou pointus, des fesses charnues, des ventres accueillants. Des rieuses et des boudeuses, des mutines, et d’autres, plus difficiles à conquérir. Seront-elles différentes des filles de chez nous ? Je n’en ai pas la moindre idée… D’ailleurs, pour ce que j’en ai connu, des femmes de par ici, je serais bien en peine de faire la comparaison.

    Un jour, j’en ai la certitude, je trouverai la femme, ma Québécoise, ma Blonde. Sans nul doute, elle sera différente des autres, elle brillera d’un éclat particulier qui n’appartiendra qu’à elle, et qu’elle n’offrira qu’à moi. Comment je la rencontrerai, pourquoi elle me remarquera, quelle sera cette lumière unique qui illuminera son âme, je ne le sais pas encore, et cela n’a aucune importance.

    Mais elle sera mienne, comme je serai à elle, elle sera moi et je serai elle. Ensemble nous avancerons, pour ce qui nous restera de jours, de plaisirs, de peines.

    Alors seulement je saurai que j’ai atteint mon but, que je suis arrivé au terme de ma quête, que je me suis réalisé.

     

    ***

    Tout est calme, ce n’est pas ce soir que j’aurai des problèmes.

    Les détenus sont allongés sur leur paillasse, ou assis près de la table minuscule, résignés. Je les plains, à quatre, dans une cellule prévue pour deux. Que peut-il leur rester d’espoir, de rêves, usés par tant d’années passées derrière ces barreaux ?

    Comme d’habitude, Rémy regarde le vide. Drôle de bonhomme ! « Tintin » l’appellent les autres ! À cause de ses cheveux blonds, de son aspect chétif, sans doute. Il faut dire qu’avec ses cinquante kilos, il n’en reste plus grand chose…

    Cela fait juste deux semaines que je l’ai retrouvé, presque mort, après sa dernière crise. Depuis, les antidouleurs lui permettent à peine de tenir. « Trois mois » a dit le Docteur, « quatre ou cinq au maximum, s’il suit bien son traitement. Mais peut-être moins que cela… ». Saloperie de maladie, qui vous ronge un bonhomme de l’intérieur, jusqu’à ce qu’il n’en reste rien !

     

    ***

    La lumière s’est éteinte, le maton continue sa tournée. Un brave type, un des seuls qui nous montrent un peu d’humanité !

    Enfin, le silence, le vide…

    Demain, je pars, au Québec. Et puis, après-demain, en Inde, la semaine prochaine, au Cameroun, plus tard, au Brésil… Ah, le Brésil, son carnaval, son soleil, sa joie de vivre. Sa liberté, surtout !

     

     


  • Commentaires

    1
    Samedi 11 Février 2012 à 10:45

    Suite à un incident technique, le café a été momentanément perturbé. Le barman s'en excuse et a diligenté une intervention expresse. La salle de lecture a pu retrouver son confort habituel. Merci pour votre visite et bon voyage...

    2
    Samedi 11 Février 2012 à 12:19

    Combien sommes-nous à rêverr d'un ailleurs, à avoir envie souvent de tout plaquer, repartir à à zéro?

    3
    Samedi 18 Février 2012 à 03:27

    Faire venir les Laurentides dans la cellule, c'est le top. Joli voyage, bravo.

    4
    dominique guérin
    Samedi 23 Août 2014 à 18:13

    C'est frustrant, je n'ai pas les fins de phrases dans l'encadré réservé à la nouvelle mais ce n'est pas mon ordi... ni une mauvaise manip... NON... Les autres textes figurant ci-dessous sont entiers. Késaco monsieur le barman ?

    5
    dominique guérin
    Samedi 23 Août 2014 à 18:13

    Merci. C'est un plaisir de lire le déroulé de ces 100 derniers jours à travers le regard et la plume des talentueux fidèles de Calipso. ^^

    6
    Laurence M
    Samedi 23 Août 2014 à 18:13

    A chacun ses barreaux et ses tentatives d'évasion ...

    7
    Annick
    Samedi 23 Août 2014 à 18:13

    Très beau texte sur les évsions imaginaires.

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