• Les 100 derniers jours (J -77)

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    Bleu Mogador

    Patrick Denys

     

     

    C’est arrivé le vendredi 3 février. A Paris, dans le quartier de la Maladrerie. Quatre-vingt quatorze jours avant la prochaine élection du Président français. Oncle Bachir a été prévenu par un voisin et il a couru jusqu’au lieu de l’attroupement. Le fourgon qui emmenait Younes venait tout juste de s’engager sur le boulevard, quand il a aperçu sa nièce. « Viens, Radia, a-t-il dit, on rentre à la maison».

     

    Younes et Radia ont vécu une enfance heureuse à Essaouira. Leur maison était au pied des remparts, près du quartier juif ; elle donnait sur le cimetière chrétien et, de la terrasse, on voyait la mer. Le père, qui était sardinier,  disait que c’était son monde à lui. Il s’était enrôlé dans tous les ports des alentours, mais ne connaissait aucune des villes de l’intérieur, « je n’ai rien à y faire », disait-il.  Son frère aîné, Bachir, vit à Paris depuis une quinzaine d’années.

    Tout a bien changé, disait le père. Autrefois, du temps des français, il y avait des lois sociales. Les patrons déclaraient leur personnel et, quand il n’y avait pas de poisson, ils payaient quand même un peu ; alors qu’aujourd’hui, on ne déclare personne. Plus de sécurité pour les soins, plus de retraite, le salaire qu’on distribue au retour de la pêche. Pas de poisson, pas d’argent… Et la nuit, quand il fait froid… seulement huit couchettes pour trente quatre hommes d’équipage ! Il disait aussi qu’au Maroc, on ne pensait plus qu’à l’argent. Jusqu’aux  riches, qui avaient peur de dépenser! « Même les oiseaux, et toutes les bêtes, vont mourir un jour ; quand on a de l’argent, on devrait penser à bien manger et à voir du pays », disait-il encore.

    La mère travaillait dans la médina. Elle faisait le ménage dans un riad transformé en maison d’hôtes. Très tôt, Younes et Radia s’étaient mis aux petits boulots. Le vendredi soir, Younes guettait le débarquement des touristes à leur arrivée de l’aéroport et leur proposait sa panoplie de Ray ban et de boîtes à tiroir secret en racine de thuya. Sa sœur  travaillait à mi-temps dans une coopérative d’huile d’argan des environs.

    Vint la scoumoune, apportée par les vents brûlants de juin. Les pêcheurs restés au port, des semaines durant, la mère opérée d’urgence à l’hôpital de Marrakech, sans espoir de rémission. Et puis, le vent mauvais de la haine et de la peur, un cousin remprisonné à son retour de Guantanamo,  le harcèlement de la police, le loyer qu’on ne pouvait plus payer et l’abandon du logement pour aller vivre dans un gourbi. Cette année-là, tout débordait. L’oued avait traîné jusqu’à la côte les boues rouges de l’Atlas, la mer était de sang… Il faut continuer à vivre, disait le père, « inch’Allah ».

    Il a voulu donner une chance à ses enfants. Avec ses petites économies, il leur a payé le « passage ». Des heures interminables sur un rafiot de fortune, le débarquement sur la côte, quelque part en Espagne, la débrouille et la complicité d’un chauffeur routier,  l’arrivée au petit matin,  Porte d’Orléans. L’oncle Bachir avait été prévenu de leur arrivée et les attendait dans son magasin. L’oncle vit seul dans un deux pièces, au dessus du restaurant KFC ; il a laissé sa chambre à Radia et s’est installé dans le séjour, avec Younes. Il travaille au  « bazar-alimentation Ravlani », sur le boulevard. Produits orientaux-thés-épicerie-fruits secs, gros et demis gros, c’est écrit sur la devanture.  Le patron lui a confié la caisse et le service des clients.

    Younes et Radia ont cherché du travail chez les commerçants du quartier, mais n’ont rien trouvé. Pour alléger la charge d’oncle Bachir, ils ont pris l’habitude de prendre leur repas du soir au « Foyer évangélique ». Dès dix-huit heures, une file d’attente se forme sur le trottoir, comme à l’entrée des cinémas pour les bons films. On y rencontre des réfugiés du sud- est asiatique, des maghrébins et toutes sortes de gens venus des pays de l’est. Beaucoup de sans papiers, des jeunes, des vieux, des femmes et des enfants. Le premier soir, ils ont bavardé avec Martine. Elle vit « sous tutelle » avec son chat, dans un petit studio. Elle s’est fait opérer d’un cancer et le docteur lui a dit qu’il ne faudrait pas qu’elle en attrape un second. Elle leur a montré comment il fallait faire. D’abord, tu prends la soupe et le pain ; tu mets le bouillon dans le gobelet en plastic et tu demandes du rab de légumes et de viande, il y en a toujours quelques morceaux au fond du chaudron. Au début, Younes et Radia étaient très étonnés. L’association est tenue pas des Evangélistes. Avant le service, des étudiants américains font un peu de prêchi prêcha ; ils parlent souvent d’un Père qui est aux cieux et qui pardonne les offenses. Quelquefois même, ils y vont d’un petit couplet accompagné à la guitare. Un soir, la chanson disait : « Dieu est le roi. Il nous aime tous. Le voisin de table de Younes, un homme mal rasé s’est levé. « Mon cul », qu’il a dit ! Le chanteur s’est arrêté et lui a demandé pourquoi il disait ça. Et l’autre : « s’il m’aimait, ton roi, il me laisserait pas dans ma merde ».

    C’est là qu’ils ont rencontré Constantin, un roumain qui joue de la flûte dans le métro. Sa femme fait le « marché du soir » à La Maladretrie. « C’est tout près de chez vous, leur a-t-il dit. Vous devriez essayer ; ça rapporte pas beaucoup mais c’est mieux que rien ».

    Le lendemain, ils sont allés voir. Des camelots en tout genre, accroupis sur le terre-plein central de la grande avenue, leurs marchandises étalées à même le sol, sur un carré de toile. On y trouve tout : des vêtements de récupération, des téléphones portables, des DVD, des piles d’assiettes et des outils de cuisine, des chaussures usagées, des claviers informatiques, des cravates, des lunettes de soleil, des poupées, des montres, des camping-gaz, des épices, des valises, des colifichets…Un moment, Younes et Radia ont cru se retrouver au souk Jdid, près du Mellah Odim, où ils accompagnaient leur mère pour le marché. En plus froid, bien sûr, avec moins de bleu dans le ciel et sur les murs, le bleu Mogador d’Essaouira.  La même façon de marcher de la foule, à petits pas tranquilles, les mêmes attroupements autour du bonimenteur, « regarde, mon frère, un euro, un euro seulement pour les trois CD, regarde, mon frère »… Quelques hommes, les plus âgés,  sont assis sur les bancs de la place et laissent filer le temps. Barbes grises, vestes grises, chechias de laine grise ; ici, même la rumeur est grise. Parfois, l’éclat d’une couleur, le jaune vif d’un foulard, le rouge ou le vert d’une jupe longue et plissée, une roumaine déballe son baluchon de cotonnades.

    Alors, Younes et Radia s’y sont mis. Des nuits entières à arpenter les ruelles du Sentier, à fouiller les poubelles des artisans du quartier Montorgueil. Des fins de coupons, des chutes de cuir et de feutrine … Retour au petit matin, par Poissonnière et Bonne Nouvelle. Parfois, sur les parkings des grandes surfaces, ils récupéraient les ballots de pulls,  vieux jeans et teeshirts abandonnés près des bacs du « Relais ». Younes avait sympathisé avec un jeune cambodgien employé à la déchetterie de la Porte de la Chapelle. Avec sa complicité, ils avaient mis de côté quelques ordinateurs et imprimantes hors d’usage. De quoi bidouiller avec un autre copain, un chinois de Belleville.

    Des nuits de lavage, de repassage et de couture. Des nuits de fer à souder et de rafistolage. Le trésor, c’était le cuir ! Radia avait réussi à assembler en patchwork, des petits sacs « très branchés ».

     Et ce fut le grand jour. Ce vendredi 3 février. Pour la circonstance, Radia est vêtue de son jean et de sa parka. Sur la tête, un voile léger, rose avec  des paillettes. Avec son frère, ils ont déballé leurs trésors sur une toile cirée donnée par oncle Bachir. En milieu d’après-midi, les ventes vont bon train. Radia, rayonnante, a vendu son premier sac, son frère discute ferme le prix d’une petite imprimante.

    Ils n’ont pas entendu venir la rumeur. « Ils arrivent ! ». Une vague qui gagne de proche en proche, que l’on se chuchote d’étal en étal. Ils n’ont pas vu l’éparpillement soudain, le carreau qui se vide, l’escamotage des carrés de toile tirés subrepticement par quatre bouts de ficelle.

    Radia et Younes sont accroupis, à remettre un peu d’ordre. Alors, ils voient les rangers. Sous leur nez. Une dizaine d’hommes et de femmes, en uniforme bleu marine, portant pistolet et matraque à la ceinture. Ils voient la casquette à visière, portée haut et fier. Ils voient leurs rires et l’inscription P.N.I, en lettres blanches et très majuscules au dos de l’uniforme. Ils assistent au ballet infernal, à grands coups de pied sur ce qui reste des affaires abandonnées par ceux qui se sont laissé surprendre. L’immonde brutalité de ces brodequins contre ces petits trésors de misère ! Sur le boulevard, progressent, au rythme inéluctable d’un convoi funéraire à l’entrée d’un cimetière, les bennes de ramassage de la ville de Paris. Les employés municipaux, gantés, vêtus de leur côte verte, ramassent tout ce bric-à-brac pour le jeter dans la benne. Radia, tremblante, les bras en l’air, fouillée, palpée par une fliquette blonde.

    « Oueld khaba ! ». Younes, ivre de rage, bondissant au secours de sa sœur. « Naddine mouk ! … ne touche pas à ma sœur ». Younes, déjà ceinturé par trois hommes, l’attroupement et l’irréparable, la gifle à la blondinette en drap bleu, Younes roué de coups, et maintenant, le silence immobile de la foule, les gyrophares et le surgissement des hommes en armes.

    Younes a été embarqué. On dit qu’il a été malmené au poste. Deux jours ont passé et il n’est pas encore revenu.

    Ce même jour, 3 février, on annonçait au 20 heures, l’arrivée triomphante d’un footballer anglais. On évoquait aussi la prochaine élection présidentielle et les débats qui agitaient la classe politique. Concernant les étrangers, un ministre est intervenu pour expliquer que la France était le pays du monde où ils étaient le mieux accueillis.

     


  • Commentaires

    1
    Lundi 20 Février 2012 à 10:05

    Le même peut-être qui approuverait "l'immonde brutalité de ces brodequins contre ces petits trésors de misère?"

    Bien triste constat!

    2
    Jeudi 23 Février 2012 à 03:43

    Si c'est en France que les étrangers sont le mieux accueillis, je préfère pas savoir ce qui les attend dans les autres pays.

    Une histoire poignante.

    3
    Lza
    Samedi 23 Août 2014 à 18:12

     Qui est-ce qui disait:<<C'est beau, c'est grand, c'est généreux, la France!>>?

    4
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:12

    Terrible... et superbement bien dit. Bravo l'artiste !

    5
    Claude
    Samedi 23 Août 2014 à 18:12

    Bravo pour cet exercice qui donne à voir, à réfléchir et à ressentir en si peu de lignes. 

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