• Les 100 derniers jours (J -54)

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    La fiole
    Corinne Jeanson

     

     

    C'était un beau matin juste avant l'arrivée du printemps. Deux jeunes femmes se tenaient à la terrasse de café. Un chien errant se promenait sur les boulevards. Le tramway trainait sur ses rails. Pourquoi ai-je pris ce chemin ce matin d'avant le printemps ?

    Je venais de quitter l'agence de travail temporaire. J'avais déposé mon curriculum vitae et rempli une fiche d'inscription. A l'accueil, la dame a regardé mon curriculum rapidement, elle a vu tout ce que j'avais fait, à cinquante ans on a beaucoup travaillé, on a de l'expérience, c'est ce que je croyais. Elle m'a regardé et elle m'a demandé : « Vous n'avez pas rempli toutes les cases ? Est-ce que vous accepteriez de travailler à l'usine ? Est-ce que vous accepteriez des missions d'une journée ? » Je l'ai regardée, j'ai coché les cases et je suis parti.

    Je me suis souvenu d'une parole de mon oncle : « Quand j'étais jeune, j'étais journalier et puis ils ont changé les lois. Je suis devenu ouvrier et j'étais fier de passer la grille tous les matins pour aller à l'usine. On travaillait quarante-huit heures par semaine et ça payait bien. » Mes vieux ils m'ont toujours dit que pour être libre, il fallait travailler.

    Il avait fait froid cet hiver, la tuyauterie avait gelé, mon chauffage avait claqué. Il avait fait sept degrés dans ma chambre, j'avais fait une bouillotte. Je m'étais souvenu des paroles de ma mère : «L'hiver cinquante-six, je me déshabillais dans la cuisine, je chauffais la bouillotte et je la déposais dans mon lit, sous l'oreiller. Et quand j'allais me coucher je la basculais au pied du lit. A cette époque, on avait l'habitude, les chambres n'étaient pas chauffées. C'était normal de pas chauffer les chambres. C'était pour faire pipi que c'était dur, avec les WC à l'extérieur. Mais le lit était chaud avec la bouillotte.»

    Partout, ils annonçaient qu'il allait y avoir des élections, enfin des élections présidentielles. J'avais feuilleté les journaux, j'avais écouté la radio, j'avais parcouru le Net : « Il paraît que la Saumure a des bordels en Belgique, il paraît qu'Ikea espionne ses employés, il paraît qu'à la Réunion les jeunes n'ont pas de travail et que la vie est chère. Il paraît qu'en Espagne, le peuple s'indigne, il paraît qu'en Grèce le peuple est fatigué de s'indigner. Il paraît qu'en Libye la révolution est finie, il paraît qu'en Syrie l'armée a pris le quartier rebelle à Homs. Il paraît que si on taxe les riches, ils vont quitter le pays. Il paraît qu'en Argentine ils ont dit non au FMI et qu'on leur a dit qu'ils allaient mettre en péril le capitalisme. Il paraît que Poutine va être réélu.» Ça s'embrouillait dans ma tête toutes ces nouvelles qui ne voulaient rien dire.

    Pourquoi j'ai pris ce chemin ce matin le long des voies ferrées ? Les talus étaient gris, le soleil ne sauvait pas leur mauvaise mine. J'avais ma fiole avec moi, elle ne me quitte jamais. C'est elle qui donne de la couleur aux jours de peine. D'ailleurs quelle peine ? Peine de cœur, peine d'argent ? Peine de désir ? Oui, c'est ça, j'ai perdu le goût de vivre. Les vieilles lunes sont revenues : je n'ai pas connu de guerre, j'ai connu que celles des anciens, celles qu'ils m'ont tant de fois racontées. Celles des privations, celles de la peur des soldats et de leurs bottes. Et il y avait cet ancien déporté avec sa marque au bras, celui-là ne parlait pas, il était une ombre pâlissante. C'est un cancer qui l'a emporté. Ils ont dit : « Il faut que l'Europe soit en paix. » Le deuil est long à venir sur les charniers d'hier. Qui a bronché quand ils ont fauché les Juifs, les homosexuels, les communistes, les femmes, les enfants, les vieillards, les hommes ? Il y a toujours un homme avec son fusil, sa bonne conscience, pour en frapper un autre. "Il paraît que les pompiers ont sauvé un chevreuil sur le fleuve gelé." Mais la glace a fondu, le printemps arrive et au mois de mai...

    Après l'élite de cette fin de règne, qui va prendre sa place ? Une nouvelle élite qui n'aura au cœur que sauver ses avantages. Voilà, j'avançais le long du chemin, je ne savais pas où mes pas m'entrainaient mais je savais que je ne reviendrai pas en arrière. Hier est mort, aujourd'hui est futile, reste demain. Les lendemains qui chantent. J'étais désenchanté mais vivant, debout, et le soleil battait à ma nuque. C'est ma fiole qui m'emportera mais pas leurs nouvelles lois, pas leurs nouvelles résolutions, pas leurs nouveaux référendums, pas leur avenir sans désir. Voilà pourquoi j'ai pris ce chemin un matin d'avant le printemps.

     

     

    14 mars 2012.

     

    La nuit dernière, un car transportant des enfants belges et néerlandais d’une douzaine d’années s’est écrasé contre le mur d’un tunnel, en Suisse. Vingt-deux enfants morts et six adultes. Vingt-quatre enfants blessés plus ou moins grièvement, répartis dans les hôpitaux de la région, dont trois « dans un état grave ».

    Ce n’est qu’un fait divers banal, direz-vous, comme on en lit tous les jours dans les journaux. C’est vrai. Mais en tant que mère et grand-mère, les photos de la catastrophe m’ont hantée toute la journée.

    Alors, le grand cirque organisé pour les élections présidentielles, les déclarations des uns et des autres, les différences affichées par les instituts de sondage, les photos de nos hommes et femmes politiques souriant le plus benoîtement possible, les reproches échangés de part et d’autre, tout ce cinéma savamment relayé par les media, m’est apparu ce mercredi comme indécent, décalé par rapport à la réalité.

    Et m’a dégoûtée.

    Yvonne Oter

     

     


  • Commentaires

    1
    Jeudi 15 Mars 2012 à 02:01

    Un beau texte, bien stressant, sur la dérive de la société libérale. L'oncle doit être bien écoeuré de voir que la solidarité entre ouvriers qui a permis les avancées sociales s'est émiettée au point de conduire à cette situation où les possédants des rouages économiques considèrent les travailleurs comme exploitables, corvéables et jetables à merci.

    Merci Corinne

    2
    Jeudi 15 Mars 2012 à 06:07

    14 mars 2012; Un billet brut de production d'Yvonne Oter à lire ci-dessus...

    3
    Lza
    Samedi 23 Août 2014 à 18:11

    Cette fois, ça ne rigole plus. Un certain Pierre B. a suivi, lui aussi, ce chemin...

    4
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:11

    Je le veux, ce job. Je le veux. Donc maintenant à l'envers en commençant par transports en sautant un mot :

    Tes transports, Tanguy, ton penchant pour la petite histoire, chez les autres : ok, autrement c'est non. Pas ici. Songe que le naturel n'est pas à confier en tous lieux. Ménage mon caractère et l'âme de ta mère.

     

    Amen.

    5
    corinne
    Samedi 23 Août 2014 à 18:11

    merci Jean pour ta lecture... oui bien stressant... et le texte d'Yvonne en écho, ce même jour, voyez-vous c'est étrange, pour des raisons qui m'appartiennent qui font écho, gardons espoir, gardons empathie.

    6
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:11

    Beau texte lucide, à 50 ans on est fichu sur le marché du travail, on ne vous répond même plus, le ticket n'est plus valable. L'homme n'est qu'une marchandise avec une date de péremption dans notre belle société.

    Ces deux textes en écho mettent en lumière l'aveuglement de notre société. Bravo Corine, Bravo Yvonne.

    7
    corinne
    Samedi 23 Août 2014 à 18:11

    Yvonne, c'était le prénom de ma tante, celle qui m'a élevée pendant deux ans, après la mort de ma mère, d'un accident de la circulation, il y a plus de cinquante ans, et pourtant les vieux du quartier et de la ville s'en souviennent encore... c'est vrai qu'à cette époque-là, en 60, les accidents de la route étaient encore rares, ils marquaient les mémoires.

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