• Le gueulard


    Bien connu des habitués du café pour sa rubrique " A propos de… " Gilbert Marquès s’est risqué au concours Calipso et sa nouvelle " Le gueulard " a fait partie de la première série des textes finalistes. Elle a donc sa place au menu du jour.

    A noter que cette nouvelle a obtenu en 2005 le 2° prix Scriborêve " organisé par la Société SCRIBO – 58500 – Clamecy ; en 2007, parution dans le numéro 25 de "La Gazette des Amis de Thalie" - 87100 Limoges ainsi que dans le numéro 9 de la revue "Au fil des Pages" - 01600 Trevoux ; en 2008, parution sur le site http://www.laguerredesmots.com

     

     

     

    Dans l’après-midi finissant d’un automne frissonnant, un mec gueulait dans la rue presque vide.

    - Libérez les peuples opprimés, les taulards et tous les marginaux qui n’en peuvent plus de crever d’envie à vous voir étaler vos richesses de merde !

    Immanquablement, son cri s’achevait dans un hoquet. Chaque dix pas, il recommençait sa rengaine sans écho. Il ne savait probablement pas où aller puisque, depuis le matin, il suivait le même invariable itinéraire : il montait la rue par le trottoir de droite, traversait au feu devant le café, descendait par celui de gauche et traversait de nouveau au rond-point. Réglé comme une horloge, il bouclait son périple en un petit quart d’heure en s’arrêtant régulièrement pour débiter ses conneries presque devant chaque porte d’immeuble ou sur le seuil des magasins.

    Au début, les commerçants avaient rigolé de sa tronche de traviole aux yeux presque fermés tant ils étaient bouffis, de son visage enflé et rouge comme s’il venait de prendre une branlée. Du reste, ce personnage venu on ne sait d’où prêtait vraiment à rire. Il était mal foutu ; pas nain mais presque, pas vraiment bossu mais tout courbé, fringué à la va com’j’te pousse. Une espèce de clown… triste et crade.

    A force de tourner comme un lion en cage, les autres, les habitants du quartier, avaient fini par ne plus faire attention à lui. Il s’était fondu dans le décor et même sa litanie ne dérangeait plus.

    Le soir venu, les quelques rares passants rentrant de leur boulot le découvraient en ne lui accordant qu’un vague regard. La tête baissée sous le poids d’une rude journée, peut-être se sentaient-ils coupables de ne pas prendre le temps de l’écouter… Ils évitaient ce nabot de crainte qu’il ne les accoste pour les retenir par ses propos avinés.

    Lui ne s’occupait de personne. Il marchait de son pas claudiquant sans voir quiconque. Il s’arrêtait soudain, braillait ses âneries puis repartait comme un automate. Sa harangue ne servait à rien. Elle ne s’adressait pas aux bons auditeurs et ça n’empêchait personne de bouffer, de regarder la télé et peut-être même pas ce couple de hasard de faire l’amour à la sauvette dans cet hôtel un peu miteux. Apparemment, lui s’en foutait. Seule semblait compter cette phrase un peu vulgaire qu’il débitait d’une voix éraillée.

    Les gens du coin étaient habitués depuis longtemps à cette sorte de colère qui grondait comme un orage sans jamais vraiment éclater. Ils en étaient abreuvés par les informations et ça ne les touchait plus beaucoup sauf, parfois, quand eux-mêmes se sentaient concernés ou menacés.

    D’où venait ce type qui gueulait, en bas, dans la rue ? Qui était-il ? Pourquoi débloquait-il ainsi ? Autant de questions qui n’intéressait personne a priori. Les gens d’ici ne comprenaient rien à son charabia. Tout ça n’avait au fond pas beaucoup d’importance puisque le bonhomme n’emmerdait personne. Il ne dérangeait pas les habitudes et clodo ou pas, son problème n’était pas le leur. Il pouvait traîner autant que ça lui plairait dans ce coin où tous étaient pratiquement aussi paumés que lui.

    Sans être la zone, ce quartier abritait de petites gens modestes asservis par la persécution bourgeoise. Ils vivotaient au jour le jour des miettes que la société voulait bien laisser tomber à leurs pieds. Sans être chien, ils se comportaient comme tel en tentant d’obtenir opiniâtrement un bonheur de gagne-petit. Ils n’avaient pas accès aux grands sentiments, à l’amour moins encore qu’à tout autre. Usés jusqu’à la trame, ils n’aspiraient qu’au repos et à l’oubli de leur condition.

    Ici, nul ne songeait plus depuis longtemps à casser quoique ce soit. Pauvres sans aucun doute, résignés certainement, ils conservaient malgré tout le cœur atavique des… " braves gens ". C’était souvent péjoratif dans la bouche des nantis qui les utilisaient en s’en moquant.

    Leur révolution, ils la faisaient au café du coin, la noyant, au bout de quelques heures, dans les verres du mauvais vin de l’espoir. Ils savaient leurs péroraisons inutiles. Comment les riches pourraient-ils jamais s’abaisser à les écouter ? Il leur aurait fallu le courage d’aller gueuler avec l’autre, dehors, mais ils ne l’avaient plus. Ils se culpabilisaient, bien sûr, de cette absence de volonté mais tout en estimant que pour eux, il était déjà trop tard. ça ne les empêchait pas de rêver… Leur réalité se résumait pourtant à peu de choses : les syndicats qui faisaient le jeu de la politique pour les baiser jusqu’au trognon avec obligation de s’exténuer pour un boulot de traîne-misère qu’il fallait surtout essayer de garder pour ne pas finir laminé par le spectre du chômage. Le peu de fric qui rentrait était toujours ça de pris pour faire bouillir la marmite.

    Y avait la femme et les gosses, les responsabilités, quoi !

    Non, ils n’étaient pas dupes. Ils savaient que leur inertie servait les ambitions de ceux qu’ils appelaient " les gros " mais ils n’étaient plus tout jeunes et se cherchaient des excuses pour ne plus réagir, pour ne plus prendre leur destinée en charge. Ils se contentaient de cette précarité dans laquelle ils s’enfermaient comme dans une prison sans mur et sans barreau. Le mec qui gueulait, dehors, réveillait dans le tréfonds de leur esprit étroit un reste de conscience honteuse mais c’était insuffisant pour embraser leurs forces déclinantes. Ils acceptaient de s’enterrer de leurs propres mains.

    Ils avaient des devoirs mais, au fond, presque plus de droits sauf celui de se taire.

    Dehors, le mec gueulait toujours. La nuit était maintenant tombée. Les boutiques avaient fermé leurs rideaux mis à part le café. Le film à la télé était fini. L’un après l’autre, les volets claquaient. Parfois, une voix excédée s’adressait à l’inconnu :

    - Tu vas la fermer ta grande gueule, oui ou merde ? On voudrait bien roupiller ! Nous, demain, on bosse, du con !

    Rien que de très ordinaire dans ce bordel mais, apparemment, cette soudaine hostilité qui gagnait toute la rue ne troublait pas le mec. Il continuait ses allées et venues en gueulant toujours, comme si le temps n’était pas passé.

    Etait-ce le silence qui l’incitait à crier encore plus fort ? Mystère… Il persévérait néanmoins dans un désert au fur et à mesure que la nuit s’alourdissait.

    Plus personne, toutefois, ne l’entendait. Les autres avaient dû finir par s’endormir.

    Au petit matin, quand les premiers habitants sortirent dans la rue pour se rendre à leur travail, un silence pesant les accueillit et les étonna. La " pauv’ mec ", comme ils l’avaient baptisé, s’était tu et avait même disparu. Il n’était plus là et ça faisait comme un vide étrange, un grand trou dans lequel sa voix ne résonnait plus. Les uns et les autres le cherchèrent ici ou là, dans les encoignures de porte, près des poubelles mais rien. Chacun se sentit orphelin. Soudainement, ils se rendirent compte que le mec dont ils ignoraient tout leur manquait. Ils regrettaient tout d’un coup de n’avoir pas été plus sympa avec lui. Alors, ils s’interrogèrent en s’interpellant :

    - Tu sais qui c’était ?

    - Non, et toi ?

    tandis qu’un autre essayait de savoir

    - D’où qu’il venait ?

    - Va savoir… lui répondait quelqu’un en ajoutant mais faisait chier à brailler comme ça !

    Trop tard pour lui poser toutes ces questions. C’était hier qu’il aurait fallu lui demander, l’inviter à boire un coup mais ils avaient laissé passer leur chance. Le mec s’était barré ailleurs.

    Continuait-il à gueuler son truc pour chambouler les consciences ?

    Quelle importance ? Ici, y a pas de place pour les sentiments et puis, on oublie vite…

    Gilbert Marquès


  • Commentaires

    1
    Mardi 7 Octobre 2008 à 22:50
    Un vrai coup de coeur! J'ai tout aimé: le thème tellement ancré dans la réalité, le personnage principal,  l'atmosphère et la langue colorée qui colle si bien au thème traité!
    2
    ana Surret
    Samedi 23 Août 2014 à 18:33
    Je partage l'avis de Danielle. Le langage quotidien si bien utilisé a, de plus, pris une dimension poétique en contraste avec la situation plutôt noire décrite dans cette nouvelle. 
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    3
    Laurence M
    Samedi 23 Août 2014 à 18:33
    Un texte fort, qui écorche ...
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