• Le dernier Mouvement


    C’est une variation sur le thème " Transit " que nous propose aujourd’hui Jacques Lamy.

     

    Le Dernier Mouvement...

    Ils étouffaient, pleuraient, gémissaient et imploraient. Certains ne disaient rien dans leur désespérance...

    Lui, les yeux demi-clos, survivait de musique : "la-la-la-la-la-la-la-la-lala-la-la-la-la-la..." L'Hymne à la Joie de son cher Ludwig ! Ah ! Le chœur du final : "l'Espace est envahi de voix, pleine ferveur, au soutien de l'orchestre en toute son ampleur, chaque humain tend la main pour prendre une autre main. Lors, sur un cri d'amour le mouvement prend fin..."

    Lorsqu'il abordait ce passage, il repensait, en rageant, aux jeunes loups de l'orchestration, mutant, à son avis, la douce action de grâce en une charge de cavalerie légère. Il pestait : "ce grand fou de Werner !"

    Cascadent les essieux aux passages d'éclisses, les corps pressent des corps, des têtes s'entrechoquent, quelques mains en grappin agrippent les voisins...

    Le crissement des rails exaspère l'esprit.

    L'air est conçu de feu et grille les poumons. Les odeurs échauffées de sueurs et d'urines en milieu confiné font un poison mortel pour qui s'écroule au sol. Êtres agonisants que le wagon bascule...

    Des rigoles acides sillonnent son visage, lui brûlent les paupières, mais il reste debout : "la-la-la-la-la-la-la-la-la-la-la-la-la-la-la...", mais il survit toujours...

     

    Un monde fantomatique s'anime dans une évanescence grise.

    " Relevez la très vite ou elle va mourir !" Bousculade, cris, pleurs, la mère est présentée à l'air chaud du dehors, la bouche ouverte heurtant l'orifice barraudé..." ...chaque humain tend la main pour prendre une autre main..."

    Werner, ce jeune chef d'un orchestre autrichien, il l'a bien revu, un instant sur le minable quai d'embarquement de la gare de VILLACH près de la frontière austro-italienne, en uniforme de la Bundeswehr, au grade d'Oberlieutnant, en tant que chef de ce convoi.

    C'est toujours le grand blond aux yeux "de ciel d'été".

    Ils s'étaient durement agressés autrefois, car lui, Yachem Vernicht, reprochait à ces jeunes leurs esprits révoltés, interprétant la vie en actes doctrinaires, transformant à l'orchestre la mélodie des dieux en cris de liberté ! Werner avait âprement et passionnément défendu sa thèse musicale novatrice, déférent toutefois à l'égard du vieux Maître.

    Yachem se rappelle cet accent germanique, la rudesse atténuée de mélodie latine, originaire du Tyrol Oriental.

    Ils viennent de se voir sur le quai de VILLACH. De leurs regards croisés, ils se sont reconnus. Le masque impénétrable de Werner a saisi l'âme frissonnante du vieux Yachem Vernicht.

    " À boire par pitié", un tuyau d'arrosage rassérène un instant.

     

    REUTTE, dernière étape avant la Germanie... La chaleur accablante annihile l'espoir. S'ouvre la porte en bois de ce wagon putride avec brutalité. Les déportés sont muets, inquiets, tétanisés !

     

    Un nom brutalement cité, laisse sans réaction. "Yachem Vernicht" est de nouveau hurlé ! Dans le wagon un mouvement, des gens s'écartent : Yachem paraît étonné, ébloui, étourdi.

    Sur le quai délabré, des hommes armés attendent. Werner est là, botté, les jambes écartées et les mains dans le dos, lunettes de soleil et casquette abaissée. Werner attend Yachem. Les déportés sont muets.

    " Approche !" Une gifle soudain fait tituber Yachem. Un cri d'horreur a jailli du wagon. La lourde porte est alors refermée.

    " Avance !" Yachem est bousculé par le seul Werner. Ils se dirigent ensemble vers l'orée du bois. Ils disparaissent presque à la vue de la troupe. Une cahute en bois se dresse à quelques pas. Werner pousse Yachem sans ménagement.

    On entend le souffle mat des pistons de la locomotive, le battement des clapets et le claquement des soupapes de rejets. Des écharpes vaporeuses masquent les flancs de la machine avec un chuintement de regret.De la voie on entend un hurlement de rage, un ordre de Werner issu de la cahute : "À genoux, ordure !"

    Un garde, d'un air dégoûté, dit aux autres : "il en a trouvé un, comme à chaque voyage, d'ailleurs... La dernière fois c'était un grand-père et son petit-fils !" Il secoue la tête, plein d'incompréhension... Un coup de feu retentit. Un jeune soldat vomit sur les boggies...

     

    Dans cet abri, Werner, le revolver fumant en main, des traces de plâtre sur l'uniforme, se précipite : "levez-vous Monsieur Vernicht, il me fallait donner le change..."

     

    Yachem ouvre les yeux, sortant d'un effrayant et bien trop long cauchemar. Il se précipite sur Werner et le serre très fort dans ses bras : "...chaque humain tend la main pour prendre une autre main..."

    Deux hommes de type sémitique les surprennent par l'ouverture arrière de la cahute, en civil, pistolet mitrailleur au côté. L'un d'eux sort un poignard, pratique une légère estafilade sur son propre bras, essuie le sang sur l'uniforme de Werner. Les "partizans" ne disent mot...

    " Vous suivrez leur filière et vous irez en Suisse, Monsieur Vernitch, car..., je suis un musicien avant d'être un humain."

    Yachem, les larmes aux yeux, déclare à son sauveur :

    - " Il est splendide votre dernier mouvement de la neuvième, cet immense cri de Liberté,... Maître !"

    La locomotive siffle, trois fois de suite.

    L'Oberlieutnant Werner, se redresse et salue. Son ombre s'agrandit en grignotant le sol, silhouette hors mesure sous un Soleil couchant.

    "...chaque humain tend la main pour prendre une autre main..."

    Jacques LAMY


  • Commentaires

    1
    Lundi 20 Avril 2009 à 07:56
    émouvant et réconfortant: tout n'est pas perdu...
    2
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Magnifique et très émouvante prose poétique. BRAVO ! LamyJacques pour ce voyage hors du train de l'Enfer.
    3
    LAMY Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Merci Lastrega !
    .
    Claude Bachelier,  c'est exactement ce que j'ai voulu signifier par ce texte :  TOUT N'EST PAS PERDU !  (grâce à la musique ?)
    4
    LAMY Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Merci Patrick!
    .
    J'espère seulement que mon texte est bien dans la lignée de vos magnifiques "Transit"
    5
    ANNA
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    C'est toujours un bonheur de lire le poète Jacques LAMY. Félicitations pour ce très beau texte poignant.
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      Commentaire :


    6
    MARQUES Gilbert
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Monsieur,

    Nous nous sommes opposés en bien des occasions et nous opposerons probablement encore mais veuillez néanmoins accepter mes compliments pour ce texte fort touchant.
    Il est à espérer que l'art, musique ou autre, surpasse la barbarie et rende les humains plus... humains !
    G M
    7
    LAMY Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Merci Gilbert  Marquès !
    .
    La confrontation des idées permet une saine évolution de la pensée de chacun.
    .
    Si nous nous accordons sur un texte qui expose un peu d'humanisme, cela montre que nous ne sommes probablement pas idéologiquement si éloignés l'un de l'autre que cela.
     .
    Il suffit peut-être de mettre bien à plat nos points de vue en un débat parlé (plus rapide) pour réfreiner la révolte à tout  crin, d'une part, et refuser lla résignation systématique moutonnière, d'autre part...
    8
    Jean-Pierre
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Je connaissais Jacques Lamy comme poète et me montrais toujours surpris de voir avec quelle aisance, il dégainait sa plume, pour reprendre une expression de Suzanne, afin de nous surprendre à la suite de commentaires qui l'invitaient à mettre son imagination en branle pour notre plus grand plaisir.
    Aussi, de le découvrir sous une autre facette, me surprend agréablement. Ce récit, que je veux nommer ainsi, car je ne suis pas très versé dans ce domaine, est d'une grande qualité et nous remplit d'émotion.Il a manoeuvré sur un terrain délicat, si je puis m'exprimer ainsi, et il s'en sort fort bien, il faut l'avouer.
    Il aurait été  dommage que ce récit se morfonde au fond d'un placard!
    Aucun doute Monsieur Lamy, vous avez un immense talent. 
    9
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Quels beaux compliments amplements mérités ! Et venant d'un aussi talentueux poète qu'est Jean-Pierre. Vous voilà comblé, LamyJacques.
    10
    fils d'émigré
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Un homme qui aime la musique ne peut pas être tout à fait mauvais.
    11
    Yvonne+Oter
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Que dire de plus sur ce texte si poignant? Rien!
    Juste écouter, réécouter et écouter encore l'Hymne à la Joie et se laisser bercer par sa musique céleste.
    12
    Yasmina
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    "Un homme qui aime la musique ne peut être tout à fait mauvais"
    J'ai quelque doute. Dans le texte de Jacques Lamy, Werner épargne Yamesh, parce que une musique les relie. Il est mentionné que lors d'autres arrivées de convoi, le même Werner ne fait pas dans la tendresse en commettant quelques exécutions.
    Dois-je rappeler que Hitler aimait beaucoup la musique et particulièrement Wagner...
    13
    Sébastien
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    J'ai beaucoup apprécié la nouvelle de Jacques Lamy. Il n'est pas impossible qu'à cette époque où l'on faisait peu de cas de la vie humaine pour la conquête d'une partie du globe que des situations similaires, comme celle que nous présente Jacques Lamy aient existé. Des affinités, une ressemblance avec un être cher que l'on a quitté ou perdu, une fragilité due à des remords passagers, et quelques parcelles d'humanisme peuvent ressurgir chez le bourreau.
    Roman Polanski a soulevé cette question dans son fim "Le pianiste" qui, il faut le dire a obtenu la Palme d'or en 2002 à Cannes.
    Brièvement, je résume l'histoire:
    Durant la seconde guerre mondiale, Wladyslaw Szpilman, un célèbre pianiste juif polonais, échappe à la déportation mais se retrouve parqué dans le ghetto de Varsovie dont il partage les souffrances, les humiliations et les luttes héroïques. Il parvient à s'en échapper et se réfugie dans les ruines de la capitale. Un officier allemand, qui apprécie sa musique, l'aide et lui permet de survivre.
    Il n'est point besoin de dire que ce film est remarquable
    14
    LAMY++Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Le film le pianiste : quel merveille pour les humanistes et les mélomanes.
    .
    Hitler n'aimait pas "la musique" !  Il adulait le pangermanisme de Wagner, tout comme Paul Déroulède.   Ce n'est pas tout-à fait la même chose, et  être mélomane exige bien d'autres vertus que celle de préférer un musicien qui flatte une idéologie particulière.
    15
    LAMY++Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    ERRATA .

    "tout comme Paul Déroulède créait des poésies guerrières et revanchardes..."
    16
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Oskar Chindler, l'homme d'affaires allemand qui sauva 801 Juifs d'une mort certaine,  a pourtant existé... tout le monde a vu "la liste de Chindler".
    17
    LAMY Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Et puis, je ne pense pas que les partisans auraient établi toute une filière d'évasion (pour un seul individu), si Werber  avait été un tueur des leurs ?  Werber se serait retrouvé abattu, un couteau entre les deux épaule, avant d'arriver à la cahute.

    Maintenant, si le lecteur avait été alerté dès le début du texte, les soldats Allemands  au milieu de qui veillait la Gestapo, qui convoient les déportés auraient eu vent de ces évasion eux aussi, et Werner se serait fait arrêté dès son arrivée en Allemagne, jugé et puis fussillé sous 48 heures.
    18
    LAMY Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Vous n'avez pas compris grand chose Yasmina à ce transit, Yasmina.  Il est vrai que la prose poétique comporte bien des "non-dits", parfois non décelable pour les non habitués.
    .
    Werner n'exécute PERSONNE !  Il joue la comédie vis-à vis des siens de l'officier sadique, pour À CHAQUE CONVOI  sauver  un juif déporté, ne pouvant les sauver TOUS !   Le mal n'est pas toujours prépondérant systématiquement chez l'ennemi, Yasmina...
    .
    Chaque humain tend la main pour prendre  une autre main.  Ma famille a eu sa part de  victimes tant aux guerres de 1914-1918, en 1940-1945 et dans la Résitance, mais j'ai tout de même , enfant, rencontré un vieux soldat allemand qui demeurait humain et détestait la guerre...  C'est en pensant à lui que j'ai créé le personnage de WERNER... en plus jeune, bien sûr.
    .
    Personne n'est vraiment tout noir ou tout blanc, Yasmina, il doit bien y avoir des troskiste humain, par exemple...
    19
    LAMY++Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    evasionS            arrêtER
    20
    LAMY Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Je reviens sur la remarque de Yasmina au sujet de ce TRANSIT et varations...
    .
    Pour éviter toute ambiguïté quant à l'attitude de l'Oberlieutnant Werner, vis-à-vis des déportés, je pense devoir noter une précision un peu ... téléphonée, mais qui annihile toute hésitation sur le sujet :
    .
    "
    Levez-vous Monsieur Vernicht, il me fallait donner le change..., comme d'habitude..."
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