• La Rouquine

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    La Rouquine

    Jacqueline Dewerdt

     

     

    - Elle est passée où, la Rouquine ?

    - Aux toilettes, c’est son heure.

    - C’est son heure plus souvent qu’à son tour aujourd’hui.

    - T’as vu sa coiffure ce matin ?

    - Moi, la Rouquine, je ne la regarde plus, sa tronche de déterrée me fout le bourdon.

    Il est vrai qu’elle n’a pas bonne mine La Rouquine, comme rongée de l’intérieur. Faut dire qu’elle n’a jamais eu de chance, tout lui tombe sur le dos depuis trop longtemps. C’est ce qui se dit. Elle, elle ne raconte plus rien. Moi, je préfère ne  pas poser trop lui de questions. Bonjour, bonsoir, ça va. J’ai de la peine quand je la regarde. Il y a longtemps qu’elle ne se maquille plus. Et maintenant, voilà qu’elle ne prend même plus la peine de se coiffer. Je lui avais tendu la perche avec une coloration à faire soi-même, efficace et pas chère. J’en avais apporté pour qu’elle l’essaie. Un haussement d’épaules, c’est tout ce que j’ai récolté, alors depuis… Ce matin, on aurait dit qu’elle avait dormi sous les ponts.

    - Il paraît qu’elle est harcelée par son ex.

    - Un sale type. Il y a longtemps qu’elle aurait dû se barrer. Le genre de mec, tu le vois à cent pas qu’il va t’apporter que des emmerdes toute ta vie.

    Elle ne raconte plus rien au bureau, La Rouquine, mais on ne peut pas empêcher les rumeurs de courir. Elle me fait pitié, elle qui était si coquette. J’en étais même un peu jalouse. Toujours à la mode avec le petit détail original qui te fait enrager parce que tu n’y as pas pensé. Elle n’a jamais été bien bavarde, mais on causait entre collègues, la vie quotidienne, banal, normal quoi. On rigolait. Je n’ai pas remarqué tout de suite qu’elle changeait. Elle se renfermait. J’ai vu la dégringolade quand elle a été en arrêt maladie plusieurs fois d’affilée. On disait qu’elle était soupçonnée d’avoir détourné de l’argent. Je n’y ai jamais cru et, depuis, on a découvert le vrai coupable. Après ça, elle a été de plus en plus mal. Et sa famille a éclaté.

    - Tu sais si son fils a trouvé du travail ?

    - Risque pas d’en trouver. Un bon à rien comme son père.

    - T’es sévère. Mais dis donc, ça fait combien de temps qu’elle est partie ? Elle exagère un peu, là, quand même.

    - T’occupe ! Pendant ce temps-là, je ne l’entends pas soupirer ni renifler, ça me repose.

     

    Brève, 31 mai 2014

    Hier matin, une employée de La Poste a tenté de mettre fin à ses jours sur son lieu de travail. Ne la voyant pas revenir des toilettes, ses collègues se sont inquiétés en fin de matinée.


  • Commentaires

    1
    danielle
    Samedi 23 Août 2014 à 17:56

    La souffrance au travail, un mal qui ne fait qu'empirer avec la montée du chômage, et souvent aggravée par des problèmes personnels et la honte de se confier.

    Drôle de monde à léguer à nos enfants si rienn'est fait.

    2
    Lza
    Samedi 23 Août 2014 à 17:56

    Continuer à vivre lorsque tout se dérobe sous vos pieds, que la vie se fait si pénible, que rien ne vous y rattache. Et en plus, les conseils, souvent bien intentionnés, ne font que vous enfoncer davantage.

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