• La deuxième vague (8)


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    Demain, nous irons (2/2)  

    par Roland Goeller

       

    Mon père racontait. A cette époque, les champs de pommes de terre étaient infestés de doryphores. Dès le mois de mai. C’était en 1942. L’indication des années est importante, d’une année sur l’autre, les drapeaux aux frontons des mairies n’étaient plus les mêmes et les souvenirs changent de registre et de langue. Les après-midi, des classes entières d’écoliers s’en allaient aux champs, ramasser les doryphores. Les soldats français avaient été arrêtés depuis longtemps. A l’école, dans la province annexée, des instituteurs indéfinis parlaient la langue de l’indéfini. Elle était redevenue la langue officielle. Assez rapidement, tous l’adoptèrent, comme si personne n’avait oublié. Il est vrai que nombre d’entre eux étaient nés au siècle dernier. Les souvenirs de cette époque restaient vivaces. L’indéfini fut en usage entre 1871 et 1918. L’indication des années est importante, on ne le répétera jamais assez. D’une année sur l’autre, les drapeaux aux frontons des mairies n’étaient plus les mêmes. Celui qui flottait depuis deux ans comportait en son milieu une croix gammée à quatre branches ; l’indéfini en conserva une disgrâce éternelle.

    Depuis 1919, en application d’un article du traité de Versailles, les gens avaient remisé la langue dans leur poche. Le patois avait servi à cela, garder la langue indéfinie dans la poche sans qu’elle ne dessèche. Le patois, c’est la langue concentrée sur le minimal, sa ration de survie. Sans le patois, impossible de ranger le bois dans la remise, les pommes de terre dans la cave, les prunes séchées dans le grenier. Sans le patois, impossible d’interpréter le vol bas des hirondelles, les regards des jeunes filles à la sortie de la messe, la caresse de la mort sur les traits des vieillards. La guerre rôdait mais les champs de bataille étaient loin. Les champs de pomme de terre, eux, succombaient aux doryphores. En rangs par deux, les élèves quittaient la cour de l’école et s’en allaient aux champs. Pour se donner du courage, ils entonnaient des chants indéfinis. Ils n’en connaissaient pas d’autres. Les instituteurs battaient la mesure. Mon père racontait.

    Sur le tard, mon grand-père Joseph devint hémiplégique. Il ne parvenait plus à lever son bras gauche. Le côté gauche de sa bouche était affaissé. Pour marcher, il s’aidait d’une canne. Monter les escaliers lui devint un supplice. A chaque marche, il prenait son élan pour la suivante. Descendre les escaliers comportait une difficulté supplémentaire, son bras resté valide n’étant pas du côté de la rampe. Joseph avait été blessé à la guerre, à plusieurs reprises. Je suis resté longtemps dans l’ignorance de quelle guerre il s’agissait. Par la suite, Joseph était allé régulièrement aux cérémonies commémoratives du 11 novembre. J’en déduisis qu’il s’agissait de la guerre de 14, la der des ders. Joseph avait été un poilu. Il est décédé quelques années après son attaque. Selon les médecins, ses blessures auraient écourté sa vie. A partir de ce moment là, grand-mère s’est assise parmi nous à table, midi et soir, presque tous les jours.

    Lorsque mon père partait aux champs, ramasser les doryphores, mon grand-père Joseph travaillait à la manufacture. Le pays était en guerre, toutes les manufactures réquisitionnées par l’effort de guerre. Mon père était trop jeune pour faire la guerre, il ramassait les doryphores. Mais les jeunes adultes partirent. Par l’effet des règles d’affectation militaire, ils combattirent sur le front est, comme fit mon grand-père une génération plus tôt. Les alsaciens combattent toujours sur le front est. Willy et ses trois frères furent pris dans la nasse de Stalingrad, seul Willy en a réchappé. De retour chez lui, par dépit, il abandonna l’usage de la langue indéfinie, dans laquelle il avait reçu les ordres pour consolider des barricades que les troupes rouges prirent d’assaut. La langue fut abandonnée au même titre que les années, perdues. Willy se restreignit sur le patois, une façon de rester en relation avec l’indéfini, sans le dire. Cette restriction fut d’autant plus forte lorsque l’ampleur de la Shoah fut connue. Willy ne savait pas qu’il avait participé à l’infamie. C’est à cette époque qu’apparut le mot malgré nous, une litote pour certains, un euphémisme pour d’autres. Il y eut des querelles autour du mot. Beaucoup de jeunes gens privilégièrent spontanément alors l’usage du patois, au détriment de celui de l’indéfini, sous les efforts que déployèrent les instituteurs français, de retour devant les bancs d’école.

    Dans le tiroir d’une commode j’avais trouvé, rangée, dissimulée peut-être, une croix de guerre indéfinie. Son anse était cassée. D’avoir été arrachée au cou de son propriétaire ? Au dos de la croix, il était écrit, Joseph, …, 1914-1918. Passé la stupeur, ma première réaction fut de penser que Joseph avait été un traître. Cela expliquait son peu d’empressement aux cérémonies du 11 novembre. Mon père rectifia. 1915. La guerre germano-russe. Tannenberg. Brest-Litovsk, défaite pour les uns, victoire pour les autres. Joseph n’était pas un traître. Joseph avait été enrôlé sous les drapeaux de ce qui fut alors son pays, l’indéfini. Revêtu d’un uniforme indéfini, il avait fait la guerre contre les Russes, à l’appel du Kaiser. En 1917, il était revenu de la campagne de Russie, blessé à plusieurs reprises. Un an plus tard, le traité de Versailles avait rebattu les cartes. Alsace et Lorraine s’en retournaient en France, leur berceau, selon les tribuns qui se succédaient à l’Assemblée. Le prix de la revanche. La langue de l’indéfini fut interdite, sévèrement. Des instituteurs français se dépêchèrent de prendre la place des instituteurs indéfinis. Il fallut de nombreuses baguettes de coudrier pour venir à bout de l’indéfini.

    Lorsque, en 1918, Joseph fut de retour de la campagne de Russie, les employés municipaux hissaient le drapeau tricolore au fronton de la mairie. Mais Joseph ne connaissait d’autre langue que l’indéfini. Que n’avait-il appris le français au lieu de se battre, quatre longues années durant, sur les fronts de Pologne, de Biélorussie, de Lettonie et de Lituanie, portant un uniforme indéfini. Malheur aux vaincus. Ils sont interdits de parole. A Joseph, il ne resta que le patois. Le patois, c’est une langue en guenilles, sans chaussures, sans chemise, sans costume. Le patois sert à acheter du pain, désigner l’endroit dans le vaisselier où le ranger, prendre des nouvelles de gens que l’on voit de temps en temps. Le patois tient dans la poche, comme un couteau, un briquet, un objet de première nécessité.

    Malheur aux vaincus !

    Mais Joseph n’avait pas été vaincu. Il avait combattu vaillamment en Pologne, tué des soldats russes, comme à la guerre, permis que des soldats indéfinis ne soient pas tués, comme à la guerre. Il avait mené une guerre qui n’était ni plus propre ni plus sale que les autres guerres. Il a tué lorsqu’il ne pouvait faire autrement. Il avait été décoré de la croix de guerre indéfinie. Il n’avait pas été vaincu. Cependant, les employés municipaux qui hissaient d’autres couleurs lui dirent, tais-toi Joseph, tu t’es trompé de guerre, tu t’es trompé de camp. Tu es dans le camp des perdants. Tes blessures ne comptent pas. A présent, tu dois te taire.

    Joseph s’est tu. Il a tenté de gagner ses galons de citoyen français de seconde classe. Joseph n’est jamais retourné de l’autre côté du Rhin. De l’autre côté, il avait eu la peau trouée par les balles, les poumons brûlés par les gaz et l’honneur remisé aux vestiaires. De l’autre côté, il s’était trompé de guerre.

    Mon père racontait.

    Le 23 novembre de l’année 44, selon les manuels d’histoire, les troupes anglo-américaines ont libéré Strasbourg. Dans leurs bagages vinrent historiens, administrateurs et instituteurs chargés de tout reprendre. Au fronton des mairies, on se dépêcha de hisser le drapeau tricolore et de brûler l’autre.

    Très vite, tout ce qui s’était passé pendant cinq ans et même plus loin, jusqu’à ce courrier reçu par Joseph en 1914, dans lequel le Kaiser lui donna l’ordre d’aller à la guerre, tout, les histoires, les chants, les witz, les noms à l’entrée des villes, les en-têtes des actes administratifs, les gâteaux aux épices, les conjugaisons des verbes, la sonorité des noms de fleurs et d’oiseaux, tout cela rentrait dans cette partie d’histoire dont on ne parlerait plus désormais. Tout cela avait des liens trop évidents avec les doryphores, les défilés dominicaux, les soldats qui se rendent sans se battre, les officiers arrogants bottés de cuir, les drapeaux à svastika qui flottaient au fronton des mairies. L’indéfini avait gangrené trop d’esprits et de corps.

    Sur le Rhin, de part et d’autre, s’érigea une frontière sévèrement gardée. Il fallait avoir de bonnes raisons pour oser en affronter les procédures et les remparts. Pour quoi faire du reste ?

    Tenus au silence, ils oublieront.

    Mais à table, tandis que le lapin chasseur dégageait un fumet capiteux, tandis que régnait un silence propice aux choses tues, tandis que devenait sensible la respiration du monstre tapi de l’autre côté du fleuve, il échappa à mon père, entre deux bouchées, comme une chose très simple qui aurait dû être faite depuis longtemps mais qui, pour toutes sortes de raisons, fut toujours reportée, il échappa à mon père que, demain, nous irions.

     


  • Commentaires

    1
    Vendredi 19 Octobre 2007 à 08:05
    Un fort beau texte...et même un beau texte fort.

    Merci Roland.
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