• La deuxième vague (11)


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                                                                        Caritas (3/7) 
                                                                  par
    Corinne Jeanson


    Troisième lettre
    Aujourd'hui, au cœur de la Méditerranée, je suis déconnecté de tout, ramené au temps heureux de la méditation. Je laisse venir à moi ce qui m'importe profondément. Je deviens un renonçant. C'est vrai, je ne suis pas crédible dans ce rôle. Je me métamorphose plutôt en vagabond indien à la recherche de quelque yoga tantrique.
    Avec Caritas, dans cette recherche de l'extase, le mal se confond avec le sacré et l'érotisme va au-delà de la chair et de l'esprit. De jumeaux, nous succombons en être unique. Un large hymen diffus nous saisit sur la plage jaune. Tout l'été, elle m'a entraîné, moi, vieux con, dans les caves de l'île pour danser et échauffer son corps. Je l'ai suivie, en me tenant au coin du bar, à écluser des bières bouteilles – pas de pression ici. Toutes les bières sont allemandes, pâles et sans goût, sauf dans les night clubs. Je me nourris de houblon belge et scandinave. Je n'ai jamais aimé la bière anglaise. Tout ce qui vient d'Angleterre, je ne le digère pas. La politique, le foot, le cynisme et le sentiment de race. Dans l’île, je ne parle anglais qu'avec des étrangers, je fuis les Anglais. Dans le jour, je vis avec des Grecs venus d'Athènes. Nous parlons pendant des heures de politique, de foot, avec cynisme et humour. Ici, aux terrasses des cafés, avec le soleil au zénith et les filles bronzées, l'agora change le goût des choses, rien à voir avec celui de notre poisseuse île pluvieuse. Ici, les architectes et même les paysans sont poètes. Ici, la terre offre son aridité avec une sensualité déconcertante. J'en pleure dans le jour quand les enfants courent dans les ruelles. J’en pleure à midi, quand je pisse face aux champs bleus des oliviers noueux. J’en pleure dans la nuit quand sur la grève je me couvre de son manteau nu.

     

    Caritas m'a raconté son histoire, qu'elle a failli mourir à cause de la diphtérie. Parce que le médecin tardait à venir, sa grand-mère lui a enfoncé dans la gorge un poireau pour éviter le croup. Il fallait rompre les membranes qui l'asphyxiaient. Ca lui a donné le goût de la vie, proche de la mort, sans crainte de passer de l'une à l'autre dans les bras de l'une, désarmant l'autre, s'y préparant à chaque petite mort, où elle puise toute son énergie noire et blanche. Sa force vitale, son aiôn comme dise les Antiques, n’est pas prête de s’épuiser. Quand elle m'entraîne dans les night clubs rouge et vert, elle respire le cœur de la terre volcan. A ses côtés, je l’ai reconnu, se tient un drôle de dieu cornu qui se presse noir et velu contre ses chairs. Je le vois. Il la tient par la main, aux doigts comme tu sais, pour la faire rire et vivre en accord avec la trépidation qui monte des entrailles de la terre. Pour le temps de la danse, il se tient à côté de Caritas, je vois ses yeux rouges de prédateur l'observer. Autour d'eux, les Anglais, les Scandinaves, les Allemands, des Américains (il y en a) et les Grecs, dizaines de cellules vouées à l'écrasement léger de la danse, s'articulent au rythme des percussions et des basses électriques. L'électricité dans ce lieu se colore de lumière rouge, et ses ondes rythment les corps. La chimie des chairs se mêle à la physique astrale des étoiles. Elles tombent au milieu de la scène, les belles étoiles attardées depuis des millénaires au-dessus de notre planète, suppliant l'appel éternel. A chaque pas, nus sur le bitume, on appelle l'éternité sur nous. Au milieu du battement de la musique, nous tentons de gagner une part d'immortalité en soufflant au hasard notre génie ou notre nauséabonde petite vie.

    Avec Caritas, j'entremêle mes gènes toutes les nuits et même le jour. Parce que j'ai perdu l'illusion du génie et de l'immortalité, chaque jour je dévore avec elle le fruit reptile et démoniaque. Je te le dis, la nuit, dans les night clubs, mon plus terrifiant adversaire se tient à ses côtés. Elle se serre contre son démon cornu. J'admets sa présence car, sinon lui, qui peut l'approcher ? Même moi, je n'ai pas la force du vide et de la liberté suffisants, pour monter avec elle la falaise et me tenir jusqu'au bord du volcan. Lui seul peut lui apporter la lumière.
    Autour, les cellules américaines, scandinaves, allemandes, grecques et anglaises évoluent en suintant un non définitif, oublieux de violence. Ca rappelle l’avant 70 et leur cortège psyché qui fait réchauffé. Reste qu’au fil des heures, le non progresse vers l'assentiment, ouvert à l'océan d'amour. La pensée légère s'envole au-dessus des horizons crépusculaires pour retrouver celle, atomisée, des étoiles luisantes. Sur terre, dans cette île, dans l'enceinte du night club, la chair et les corps continuent la danse autour de Caritas-la sorcière et du diable vêtu de vert, que moi seul ai reconnu. Je continue, à l'écart, à boire mes bières blondes, à fumer, aux aguets de cette frénésie. Caritas essoufflée, brûlante, couverte de la sueur de son corps et de la poussière du sol. Le diable lui crache son feu au visage et je voudrais dans ce lieu la surprendre écartelée par lui, enfin possédée. Je ne sais pas ce qui sortira de son ventre velu et noir à lui, quel liquide emplira les poches chaudes de son corps blanc et lisse à elle. Certainement pas du miel. Et si c'est du sang, il sera noir et épais. Dans cet antre, ils concevront l'antéchrist, c'est certain, et je repartirai au bras de Caritas, bienheureux Joseph, capable de passer le reste de mes jours à caresser son ventre s'arrondissant sous l'effort implacable du hasard.

    Moi qui sors de la caste horrifiante des criminels -tu sais les suicidés à eux-mêmes-, je me complais dans cette liaison troublante où elle devient la criminelle épuisant mes minables retenues, balayant mes frustrations européennes. Je ne sais pas d'où vient cette Caritas, d'Asie ou d'Afrique, mais pas d'Europe. Ou bien elle est née d'un alien cornu, d'un taureau furieux, et sa mère a gardé jusqu'à la tombe le secret de cet enfantement.
    S’il y a un délice à danser à l'ombre des colonnes roses de la cité antique, le Moyen Age parisien continue de me hanter. Je me souviens. A Paris, j'ai passé de longues nuits dans les cimetières. Celui du Père Lachaise. Les gisants de bronze se couvraient du sperme froid des esseulés de la nuit. Dans mes rêveries nocturnes, Paris garde le goût des allées entres les tombes et les mausolées.

    Ici, dans l'île, bien longtemps après sa mort, l’ombre de Mausole arpente les rues de la vie.

    Michael, ton frère. Embrasse-les pour moi.

    à suivre…

     


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