• La corde

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    En attendant la parution du recueil " Si proche, si lointain " prévue pour le 20 décembre, vous pouvez commencer à humer le parfum de ce concours avec au menu du café quelques unes des nouvelles qui avaient fait partie de la première sélection.

     

    La corde

    par Chantal Molto

     


    Ce matin, je suis allé chez Jean. Je voulais lui emprunter sa corde. Parfois, on suit des chemins, on croit les avoir choisis, et pourtant ils ne vous mènent pas là où vous allez. Vous arrivez ailleurs.

    C’était simple et futile. J’avais besoin d’une corde pour attacher ma vieille télévision sur les barres de toit de la voiture. Elle ne rentrait pas dans le coffre. J’avais décidé de me débarrasser de cette énorme boîte noire, laide et encombrante. Je voulais en changer, me distraire avec en plus l’élégance d’un écran plat.

    Je me suis souvenu de la corde. Jean l’avait peut-être gardée. Quand on demandait à Jean pourquoi il avait une corde dans sa chambre, bien enroulée sous son lit, il répondait " une corde, c’est fait pour se pendre, non ? " Il devait avoir seize ans à cette époque-là. Sa mère disait " C’est une menace d’adolescent. Ça lui passera! " On n’en a plus parlé depuis.

    Je n’ai pas réfléchi, je n’ai pas prévenu Jean de mon arrivée. En un quart d’heure de voiture, j’y étais.

    Jean s’est établi à la campagne, pas loin de la petite ville où nous vivons encore, sa mère et moi. Il fait dans le bio. Il dit que ce n’est pas une mode. Moi, je m’en fous. Pourquoi essayer de bien se nourrir quand la vie vous régale chaque jour de chienneries ? S’empoisonner d’une manière ou d’une autre, le résultat reste toujours le même, la boîte, la fosse, le malheur absolu.

    C’était bien calme. Il faisait à peine frais. Les tilleuls sentaient bon, je m’en suis fait la réflexion.

    J‘ai frappé à la porte et personne n’est venu ouvrir. J’ai regardé ma montre. Jean et sa femme devaient être sur la route. Ils accompagnaient chacun un enfant le matin à l’école. Les habitudes se répètent mais les temps changent. Comme ils habitent à la campagne, c’est en voiture que Jean dépose son plus jeune fils à l’école primaire.

    Jimmy, je l’emmenais à pied le matin. Je l’obligeais à me donner la main. Il trottinait toujours derrière. Je le tirais, je le traînais. L’envie me rongeait quand je voyais les pères, tellement à l’aise, tellement heureux, à bavarder avec leurs gamins. Papa portait le cartable, et le petit, le sac de viennoiserie, pour plus tard, à la récréation.

    Au début, nous aussi on faisait le détour par la boulangerie. Mais Jimmy enfouissait le pain au chocolat dans un coin du cartable, où je le retrouvais rassis, en miettes, avec tous les autres de la semaine, quand il acceptait de ranger son cartable le dimanche soir en ma compagnie.

    Ce n’était pas si simple de l’amener à ouvrir ce cartable. A croire qu’il avait peur de tout. A moins qu’il ait eu peur de moi. Pourtant, j’essayais d’être doux, de ne jamais m’emporter. Et j’aurais pu mille fois l’assommer d’une gifle, qu’il n’a jamais reçue.

    Il m’exaspérait avec ses manières effarouchées, cette façon qu’il avait de ne pas me regarder en face, de ne pas répondre à mes questions, de trembler au moindre geste.

    Sa mère avait beau dire qu’il était pareil avec elle, toujours craintif, timide, renfermé, il lui faisait tout de même l’honneur de se cacher derrière elle quand j’approchais, et d’accepter ses baisers.

    Plus encore que Jean, Jimmy a été le fils de sa mère.

    Et pourtant! Pour celui-là, je m’étais senti pousser des ailes dans le dos. Jimmy, c’était l’accident qui offre une deuxième chance, ce serait mon petit, à moi seul. Je l’attendais dans l’impatience. Je me perdais dans les projets. " Je lui montrerai ceci, je l’emmènerai là ". J’ai même arrêté de fumer, parce que ça incommodait sa mère, et je voulais qu’il soit en forme, pour réaliser mes projets.

    Il est né malade. L’hôpital l’a eu plus vite que moi. J’ai passé deux mois à son chevet, je m’y rendais chaque jour. Il est resté fragile, toujours un rhume, une toux. Et puis, un petit corps pas solide. Alors, sa mère l’a, lui aussi, accaparé.

    Il ne me ressemblait pas. Il était blond, avec de belles boucles que je trouvais toujours trop longues, trop blondes, trop voyantes. Il fallait bien les couper, un jour ou l’autre. Mais c’était sa mère qui décidait, et je parlais en l’air.

    Finalement, j’ai dû en faire le constat. Cette femme-là me l’avait pris. Je suis allé voir ailleurs. Elle n’a pas été contre. Elle avait les enfants.

    Je n’ai pas eu d’autres enfants. Et je ne suis pas arrivé à quitter le bercail. Je m’acharnais à séduire Jimmy et cela occupait une bonne part de mon temps. Je ne réussissais pas à renoncer à mes rêves. Tout ce que je proposais à Jimmy l’inquiétait et il refusait sans rien dire, en secouant la tête.

    J’ai passé vingt ans à l’élever, à sucrer sa tasse, à ranger ses livres. De petites attentions que j’imaginais utiles, à la longue.

    Et puis il a quitté la maison pour l’université. Qui l’eut cru ? Cet enfant fragile est devenu patron d’une entreprise. Il dirige des centaines de salariés. Des centaines, j’exagère sûrement, il ne m’en a jamais parlé. Je l’aperçois deux fois l’an, quand il vient embrasser sa mère, qui habite près de chez moi.

    J’imagine qu’il la fréquente plus assidûment que moi, mais Jean me le cache, comme il m’a toujours tout caché.

    Quand Sabine est née, ma femme m’a quittée. Les langues du voisinage se sont rapidement déliées. Que Sabine ne soit pas ma fille, je m’y suis fait. Et le divorce aussi, je l’ai accepté sans regret. On ne s’aimait plus depuis si longtemps. Mais que Jimmy soit l’enfant d’un autre! Jean devenait mon unique enfant. Cela aurait été risible, si j’avais eu envie de rire.

    Je murmurais dans l’oreille de sa mère autrefois, quand nous étions jeunes mariés " j’aimerai t’emmener partout avec moi. Hop, tu sautes dans ma poche, tu t’installes un petit coin, entre le mouchoir et la boîte d’allumettes, et quand j’enfoncerai le poing, il fera doux là-dedans, je saurai que ton cœur bat pour moi ". C’était le moment de l’amour, celui qui n’a pas duré.

    Jean est né. J’ai su très vite qu’il prenait ma place. Enfin, celle que je m’étais attribuée, parce que, à la réflexion, si je l’ai perdue si vite cette place, c’est que je l’occupais mal, ou alors je n’étais qu’une doublure, un remplaçant. Quand il est arrivé, sa mère m’a remisé, oublié.

    Jean, il a compris tout enfant qu’il m’avait pris quelque chose d’important. Un voleur, voilà comment je le voyais. Et lui, face à moi, qui avait toujours l’air coupable. Bien sûr, un voleur!

     

    J’étais devant sa porte. J’ai frappé plus fort, j’ai appelé.

    J’ai tourné la poignée, comme ça, machinalement, et c’était ouvert. Je suis rentré, juste pour m’asseoir et attendre. Et puis je me suis dit " c’est trop bête, cherche la corde, prends-la et va-t-en. Tu lui laisseras un mot, à Jean ".

    L’idée m’est venue qu’elle était sous son lit. C’était là où il la rangeait, il y a bien vingt ans. Je ne sais pas ce qui m’a poussé à aller voir dans sa chambre si c’était là que je la trouverais.

    J’ai monté l’escalier en bois. Il grinçait vraiment à chaque marche. J’ai dit tout haut " c’est difficile d’être discret avec un escalier pareil. " Je n’avais rien à cacher, c’était histoire de parler. Je n’étais pas à l’aise mais j’ai continué à grimper.

    J’ignorais où se trouvait la chambre de Jean et de Marianne, sa femme. J’ai ouvert toutes les portes. J’ai vu les chambres des enfants. J’avais l’impression bizarre de replonger dans le passé. Là, la chambre de Jimmy, ici celle de Jean. Sabine n’avait pas eu le temps d’avoir la sienne à la maison, elle était encore au berceau quand sa mère m’a quittée.

    Comment s’appelaient les fils de Jean, voilà que je ne m’en souvenais plus. Je suis rentré dans les chambres des garçons. Elles étaient bien rangées, comme autrefois. Je me chargeais de celle de Jimmy, et ma femme, de celle de Jean.

    Puis j’ai trouvé facilement la corde sous le lit de Jean, bien enroulée, facile à transporter. Je l’ai saisie d’une main. De l’autre, j’ai refermé la porte.

    J’ai eu envie de revoir une fois encore la chambre du cadet. Il faisait beau dehors et le soleil entrait gentiment dans la pièce. J’ai caressé le petit bureau, les crayons posés à plat. Mon coupe-papier - celui que j’avais donné à Jimmy pour ses dix ans, hérité de mon propre père - était aligné aux côtés d’une règle et d’une gomme. Il y avait de la douceur dans l’air. La chambre de Jimmy donnait plein sud, elle aussi.

    Je me suis senti fatigué tout à coup, le cœur lourd. Le cœur, non. C’était la corde qui pesait sur mon épaule, sur mon torse. En quittant la chambre, je l’avais passée, comme un pull. Elle paraissait légère, juste un filin vert tendre, presque la grosseur d’une corde à sauter.

    J’ai commencé à descendre l’escalier. Je me suis retourné une dernière fois pour apercevoir le petit bureau de bois, si propret, et le coupe-papier, souvenir de mon père. J’ai trébuché. La corde pesait un poids de plomb.

    Je me suis emporté " Ce Jean, qu’est-ce qu’il a toujours foutu avec une corde pareille sous son lit ? "

    J’ai crié ses mots " une corde, ça sert à se pendre! " et la corde a frémi. Une petite secousse que j’ai ressenti à la taille, comme si elle se mettait à balancer tranquillement dans le vide, derrière moi.

    " Laisse! Elle est enroulée! " j’ai dit pour me rassurer.

    Mais toute enroulée qu’elle était, elle bougeait mollement d’avant en arrière, d’un côté puis de l’autre. J’ai voulu la soulever, m’en débarrasser, mais elle était devenue trop lourde. Elle supportait un poids, dans mon dos. Il me tirait vers l’arrière, comprimait mon cou, creusait mes reins.

    J’ai réussi tout de même à atteindre le rez-de-chaussée. J’avais laissé la porte ouverte en entrant dans la maison et du salon, j’ai aperçu une lumière crue, blanche, tranchante, qui commençait à s’infiltrer, venant du jardin.

    J’ai tempêté une nouvelle fois contre Jean " Qu’est-ce que tu veux me prendre encore, avec ta corde ? " Alors, une nouvelle secousse a rétréci la corde, la plaquant sur mon cou.

    " Voleur, voleur ! " J’articulais avec peine, la gorge garrottée.

    C’est à ce moment que j’ai pensé " Je vais mourir comme l’autre, il veut me tuer! "

    Je ne tenais plus droit. Le corps, dans mon dos, m’affaissait, m’étouffait. Je me suis traîné jusqu’à la terrasse, à genoux.

    Au dessus de ma tête, les fleurs de tilleul se balançaient doucement. Je me forçais à tenir encore les yeux ouverts. J’avais la gorge enserrée, entaillée. La corde m’étranglait. " Comme l’autre " je me répétais " comme l’autre !".

    Cela me revenait, en quelques vieilles images, vieilles d’au moins vingt ans. Celui qui s’était pendu, on l’appelait le blond, l’étranger, l’anglais. 

    Qu’il tourne autour de ma femme, qu’il fraternise avec Jean, c’était sans importance. Qu’ils soient, avec Jimmy, les deux seuls blonds dans un pays qui fabriquaient des noirauds cuits au soleil, cela ne me tracassait même pas.

    Mais un soir, en rentrant à la maison, je l’ai trouvé là, assis sur mon canapé, Jimmy sur ses genoux. Et Jimmy riait! Je me suis dit que c’était beau de voir Jimmy heureux comme ça.

    Alors, je lui ai arraché le gamin des bras et je l’ai foutu dehors à coups de poing. Je l’ai menacé " si tu reviens, si tu touches mon fils, je te tue. " C’était des mots prononcés dans la rage. Il n’est pas revenu, il s’est pendu.

    Dans un sursaut, j’ai retrouvé ma voix pour appeler " Jean, Jean, dis-moi si c’est toi qui l’a détaché de la corde, dis-le moi, si c’est vrai! "

    Mais Jean n’était pas là, et il fallait bien que je me débrouille tout seul, que je comprenne tout seul le secret de la corde.

    J’ai hurlé " Jean, tu as gardé la corde, pour qu’elle serve à nouveau! C’est ça, hein? Elle va servir, je te le dis, moi! "

     

    Elle m’y a mené tout droit, la corde, dans le clocher de l’église, où l’autre, l’anglais, s’était pendu. Peut-être que cette fois-ci, elle restera là, oubliée de tous. Mais peut-être pas. Si c’est Jean qui vient me dépendre, elle va servir encore, elle va servir.


     

    Chantal Molto en bref : je suis née à Alger en 1952. Après des études de droit à Toulouse et à Paris, j’ai multiplié les petits emplois tout en ébauchant romans et nouvelles. Puis je suis devenue avocate et j’ai consacré dix années au barreau avant de reprendre le chemin de l’écriture. Je me suis alors installée en pays d’Arles où j’ai suivi un atelier d’écriture. " La corde " met en scène un personnage, lequel suit un chemin qui ne l’amène pas où il croit aller. Il est précipité dans l’imprévisible et c’est l’instant où sa vie bascule qui est conté.


  • Commentaires

    1
    fanbouh
    Samedi 23 Août 2014 à 18:26
    J'aime beaucoup, cette avancée vers l'inévitable...
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