• L'enfant plume

    enfant plume
    Si proche si lointain, le livre est enfin déjà disponible. Il a été envoyé aux lauréats ainsi qu’aux lecteurs inspirés qui en avaient fait la demande. Nous continuons quelques jours encore la présentation au café de quelques auteurs qui avaient été sélectionnés au premier tour. Merci encore à tous les participants et rendez-vous en début d’année pour la présentation de la neuvième édition.

     

     

    L’enfant plume

    par Laurent Houssin

     

     

    Dimanche prochain, l’enfant reviendra. Léger comme une plume. Comme apporté et déposé là par le vent léger d’avril. Il arrivera de sa curieuse démarche, un peu raide, les bras serrés le long du corps, son grand cahier à spirale sous le bras.

    De nouveau, l’homme verra son expression grave et souriante à la fois.

    L’enfant lui touchera le visage, les bras ; il passera sa petite main chaude sous sa nuque, et ouvrira son cahier à spirale. Puis il débouchera le stylo plume que sa grand-mère lui a offert pour Noël et s’assiéra sur la chaise où il a coutume de s’installer. Ce ne sera que dimanche prochain.

    Dimanche. Le jour de la visite.

    Pour le moment, l’enfant n’est pas là et l’homme est dans l’entre-deux ; il se traîne dans l’antichambre de son existence.

    Là où il se trouve, les choses ne sont pas vraiment ce qu’elles pourraient être ; ce qu’elles avaient coutume d’être, avant. Les vivants ne sont plus en vie.

    Ici, il n’est qu’un asticot qui se débat misérablement en plein soleil, au beau milieu d’une autoroute en plein mois d’août. Un cas désespéré. Il n’a aucune chance de revenir sur la rive, avec les autres. Il le sait.

    Là où il traîne sa misère, il n’est rien pour aucun être humain, il n’est rien pour rien.

    À l’intérieur de lui, c’est autre chose.

    Un esprit qui pense, qui envisage, pèse le pour, le contre, refait les conversations qui ont laissé des blessures, récentes ou anciennes. Un cœur qui fait le compte de ses amours passées, essaie de savoir enfin pour de bon celles qui ont vraiment comptées pour lui et celles qui n’étaient que des ondées passagères.

    Il est à l’intérieur.

    Dedans.

    Là-bas, au-dehors, il y a les oiseaux qui chantent, les voitures de sport, les enfants qui lèvent le doigt dans les salles de classe, les marchands de marrons grillés, les mains qui caressent, les bouches qui embrassent, qui disent des mots d’amour, des injures, des mots de rupture.

    Là-bas, dehors, c’est bleu, blanc, noir, orange, carmin.

    Chez lui, c’est le gris.

    Des mois qu’il moisit dans sa prison. Qu’il tourne en rond. Si loin de tout.

    Son esprit n’a cessé d’élargir l’horizon étriqué de sa geôle, stabilisant peu à peu des frontières hésitantes au départ. Pour l’agrandir un peu, il a puisé sans relâche dans ses souvenirs. La géographie de son royaume est démentielle.

    Pour bâtir son domaine, il a commencé par y mettre sa ville. Puis il y a accolée celle de son enfance, puis des endroits où il est allé en vacances ou en voyage d’affaire. Un quartier complet de Lyon, un bourg de Normandie, une rue perchée de Gourdon, une petite impasse dans un village dont il a oublié le nom mais dont il se souvient l’odeur puissante de mimosa.

    Il arpente tout cela dans son esprit à défaut de pouvoir aller dans le vaste monde. Maintenant, il met plusieurs jours à en faire l’inspection. Lorsqu’il se sent à l’étroit, il ajoute de nouveaux quartiers dont il fignole les plans pendant des semaines.

    Depuis quelques temps, il n’a plus rien bâti de nouveau.

    Depuis que l’enfant vient régulièrement, a-t-il remarqué.

    Il ne sort plus guère. Depuis que l’enfant vient le dimanche, il a changé, un peu. Il a moins peur de rester à l’intérieur.

    Lorsqu’il est arrivé ici, il ne s’est pas intéressé immédiatement à ce qu’il y avait dedans. Il était encore trop impliqué dans ses activités extérieures. Trop tourné vers le moment où il sortirait.

    Au début, lorsque l’enfant ne venait pas encore le dimanche, il n’y avait que le futur. " Lorsque je sortirai de là, j’irai boire une bière au bar des fleurs ". " Lorsque tout ça sera fini, je ne vivrai plus comme avant, c’est sûr. Je m’en fais le serment. "

    Peu à peu, les souvenirs consultés, repassés, ressassés, rabâchés, histoire de s’occuper pendant qu’il traîne dans son royaume gris et chaud. De moins en moins souvent le futur dans sa bouche. Les souvenirs, l’imparfait, le plus que parfait, le passé simple.

    L’infirmière arrive.

    " 37,4. Pas terrible. "

    Il a envie de lui dire qu’il l’emmerde, que s’il veut avoir 37,4 ce matin, c’est son problème. Il a envie de lui dire que peut-être bien que sa température va encore augmenter, tiens, rien que pour l’emmerder.

    Il ne l’aime pas. Elle est méchante avec lui. Elle ne le respecte pas.

    Lorsqu’elle parle de lui à ses collègues, dans le couloir, elle l’appelle la courgette, le potiron, et d’autres noms de légumes ; plutôt dans la catégorie des cucurbitacées.

    Lorsqu’elle parle de lui à ses supérieurs, ce n’est guère mieux, elle l’appelle le L.I.S.

    Locked-In Syndrome

    Elle lui change sa perfusion sans ménagement, en lui parlant de choses inintéressantes, lui rappelant sans tact que sa famille ne vient presque plus jamais le visiter. Il faut dire qu’il a peu de moyens d’action pour protester.

    Il ne lui en reste qu’un.

    Il ferme les paupières.

    Elle est brutale. Elle lui fait mal en replaçant le cathéter. Si seulement quelqu’un dans cet hôpital pouvait lui expliquer qu’un L.I.S ressent douleur, chaleur, qu’il n’est pas dans le coma. Mais il pense qu’elle sait tout ça. Elle ne respecte pas son corps, voilà tout.

    Elle ne le respecte pas, lui. Elle se venge de quelque chose. Il trinque pour les saletés que quelqu’un d’autre lui a sans doute fait subir.

    Elle est dure.

    Il y a des gens comme cela. Et il y en a d’autres qui n’ont plus les moyens de défendre le peu qui leur reste.

    Il n’a presque plus rien, lui. Plus que son corps immobile. Sa prison de chair.

    Ses veines sont ses rues, ses organes des stations. Le sang, les feux arrière des voitures du périphérique dans la froide nuit d’hiver, les poumons, des arbres.

    Son cerveau est devenu le grand maître, la capitale.

    Mais le plus important, c’est sa paupière gauche.

    Sa paupière, c’est la bouche qui parle, ce sont les mains qui caressent, qui écrivent, les pieds qui agissent, un reste de ce que fût son corps, autrefois. Avant qu’il ne rentre sans le vouloir à l’intérieur de lui-même et qu’il ne parvienne plus à en trouver la sortie.

    Sa paupière, ce sont surtout des lettres qui sortent laborieusement une par une le dimanche et que l’enfant écrit sur son grand cahier à spirale.

    L’enfant récite :

    E S A R I N T U L O M D …

    L’enfant forme un D laborieux sur on cahier.

    E S A …

    DA…

    DAN…

    DANS

    Un mot. Puis deux.

    Des mots, qui mis bout à bout deviennent des phrases, des vers.

    Des vers qui forment de longs poèmes.

    Des poèmes bizarres. Des poèmes de là-bas, avec des mots de chez lui. Qui parlent du temps qui s’écoule autrement. Lorsqu’il en a fini un, L’enfant lui relit à voix haute en essayant de mettre le ton.

    L’homme se souvient lorsqu’il avait l’âge de l’enfant et qu’il fallait réciter la poésie de Maurice Carême bien droit devant la classe, les deux mains dans le dos et le menton haut. Mais la sienne n’est pas du Maurice Carême. Seulement des mots de souffrance.

     

    Dans la mansarde étroite de mon poignet immobile, tu t’agites, tu tournes, n’aspires qu’à me nuire.

    Tu dois te fatiguer, à virevolter de la sorte, trotteuse. Je te hais.

    Je t’aime.

     

    Il rouvre la paupière. L’infirmière sadique est repartie.

    Dimanche l’enfant viendra.

    On est mardi. Il a cinq jours pour polir ses mots. Rien de trop. Il retourne chez lui, s’assoit à sa table de travail, seul dans son monde fluctuant.

    Un peu plus tard dans la journée, pour se reposer l’esprit, il marchera peut-être sur les pentes du mont Canigou, fera un tour dans la neige cotonneuse de l’un des nombreux ponts de Stockholm ou il traînera dans la forêt de Bord, à deux pas de là où il vivait juste avant de se retirer sans l’avoir voulu dans sa prison de chair.

    Il ne sait pas encore. Il verra.

    Une seule certitude : Dimanche prochain, l’enfant plume viendra.

     

     

    Laurent Houssin en bref : j'ai quarante ans, j'habite en Normandie avec ma femme, mon fils de 10 ans et notre chien. J'aime lire, avec une préférence pour les auteurs américains et évidemment écrire, en écoutant du rock et en buvant beaucoup - trop - de café. Bonne continuation à vous. Je participerai à l'édition 2010 et cette fois, j'essaierai de faire partie de la sélection finale.clignementclignement de paupière..


  • Commentaires

    1
    HélèneD
    Samedi 23 Août 2014 à 18:26
    Un texte tout en délicatesse, très touchant, et en même temps plein d'espoir. Il donne envie d'en savoir plus sur l'enfant, sur l'infirmière. J'ai bien aimé que le narrateur s'interroge sur les raisons de son comportement brutal. Bravo.
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    2
    chantal blanc
    Samedi 23 Août 2014 à 18:26
    Très émouvant. La souffrance transpire par tous les pores. Merci.
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