• J'irai pleurer sur vos tombes

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    J’irai pleurer sur vos tombes

    Nelly Bridenne

     

     

    La plage est blonde, un parfum d’eucalyptus berce les pirogues, le sable crisse sous les pieds.

    Cette nuit encore, les pêcheurs s’affairent pour affronter la mer.

    Ladji est en partance. Il a réuni la somme nécessaire à la traversée, et pas en faux billets : cinq cent mille francs CFA, six mois de salaire. Enfin, quand on travaille.

    Abdoulaye, autoproclamé président, malgré quelques imperfections (trois fois rien, des urnes pleines, volées par des militaires à sa solde) avait promis des emplois pour les jeunes. Déjà quelques années de ça.

    Sur cette plage blonde, dans les faubourgs de la capitale, des centaines de candidats à l’exil se faufilent parmi les chaloupes. Aucune chance que les faux frères, les pêcheurs devenus passeurs, ne leur faussent compagnie. Cet aller simple les enrichira, et tant pis pour l’embarcation perdue et quelques vies aussi.

    Les migrants rêvent de l’Europe, cet Eldorado si proche, à quelques jours de bateau seulement, où ils accosteront en Italie ou en Espagne, et pourront envoyer de l’argent à leurs mères.

    Modestine, mère de Ladji, l’a supplié de renoncer, de ne pas courir ce danger. Elle en a vu partir des clandestins, rarement revenir. Ceux qui rentrent, les rapatriés, expulsés suite à leur tentative de vie meilleure, après quelques mois captifs dans un camp, sont bannis par leurs propres familles, qu’ils ont laissées sans ressources.

    Les plus chanceux, les rescapés de cette traversée, mentent à leurs proches : ils n’osent décrire les conditions de vie infligées par les « Toubab », les Blancs.

    Leurs ancêtres, esclaves, étaient déportés de force pour s’échiner dans des champs de coton. Eux, s’embarquent volontairement et sont exploités dans des plantations d’agrumes ou d’olives.

    Toutefois, la majorité n’atteint les côtes qu’en rêve. Trop souvent, ils périssent noyés, affamés, déshydratés, à bout de force, sans revoir la rive.

    Modestine comprend ses fils : pauvres, inactifs, sans avenir immédiat dans leur pays natal, ils revendiquent une vie digne, ici ou ailleurs. Nombreux, comme Ladji, risquent le démon maritime, encouragés par des marabouts tout puissants.

    Ils s’entassent par dizaines dans des canots bondés, précaires, guidés par un GPS aléatoire, mais une foi inébranlable, et prient pour échapper aux patrouilles.

    Les Canaries, trop bien gardées, ne sont plus sereines, ils ciblent l’archipel italien. Mais le vent des globes a tourné, et pas dans le bon sens. Ont-ils fait fausse route ? Y a-t-il eu un faux-bord, dû au surpoids ?

    La barque chavire, les passagers sombrent. La terre promise est encore loin…

    La pirogue abandonnée s’échouera doucement, sur le sable blond d’une crique, abritée du vent.

    Angelo, fossoyeur à Lampedusa, minuscule et lumineuse île italienne, si proche des rivages africains, creuse quelques tombes. La mer infanticide, a encore vomi son contingent de naufragés à peau sombre.

    Des étrangers, comme on les désigne ici, des boat people modernes. Ils voyagent sans papiers, de peur d’être renvoyés chez eux, s’ils sont identifiés.

    Certains sont recueillis dans les filets des pêcheurs, sirènes macabres.

    Angelo les enterrera anonymement, dans le carré du vieux cimetière, qui leur est réservé, dorénavant. Il aura une pensée pour leurs mères, sans nouvelles de leurs petits, engloutis, en leur confectionnant des croix, numérotées, même pour les non-catholiques. Il gravera sur leur pierre tombale la date de leur sépulture, pour se souvenir, pour les compter.

     

    À Lampedusa, la plage est blonde, nettoyée, un parfum d’agaves sèche les filets, le sable crisse sous

    les pieds. Ce matin encore, les pêcheurs s’affairent, pour affronter la mer…

     

    Brève, 03 octobre 2013

    Une embarcation transportant environ 500 migrants clandestins africains fait naufrage près de Lampedusa, île italienne proche de la Sicile. La catastrophe a fait trois cent soixante-six morts...

     

    Brève 12 mai 2014

    Près de sept mois après le naufrage qui avait fait plus de trois cent cinquante morts, un nouveau bateau transportant des immigrants clandestins a coulé, lundi 12 mai, au large de l'île italienne de Lampedusa.


  • Commentaires

    1
    Mardi 13 Mai 2014 à 10:35

    Tristement vrai! Hélas!

    2
    Vendredi 16 Mai 2014 à 23:55

    c'est triste et poétique. 

    3
    Lza
    Samedi 23 Août 2014 à 17:57

    A qui profitent ces crimes?

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