• Dernier épisode des Inattendus 2008 (sur Calipso, Mot Compte Double et chez Magali Duru) avec sur le podium Jean-Pierre Michel, poète émérite…

    Encore merci aux auteurs et lecteurs qui ont participé à l’aventure. Rendez-vous en 2010 pour une nouvelle célébration…

     

     

    Le train

     

    Dans les matins mouillés par l’haleine de brume

    A l’heure d’aborder le pénible parcours

    Les ombres ont surgi des gigantesques tours

    Pour longer d’un pas vif les chemins de bitume.

     

    Sur le quai de la gare, à l’approche du train

    Se prépare l’assaut, qui vous prend, vous soulève

    Et vous porte aux instants d’un voyage sans rêve

    Où l’élan du sourire a perdu son entrain.

     

    Hissé dans le wagon sous la poussée brutale

    Au son d’accordéon qui engendre l’ennui

    Chacun, sur le trajet, vient poursuivre sa nuit

    Quand se ferment les yeux jusqu’à l’ultime escale.


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  • La série Transit est sur le podium des Inattendus 2008 avec plus particulièrement les stations 5 et 12. Vous pouvez bien sûr revisiter les autres arrêts en cliquant sur les Assortiments ci-contre.

      

    Transit 5

     


    Ils allaient dans le même sens. Ensemble, les sens en alerte. Ensemble et perdus. Anonymes dans la foule des voyageurs. Egarés au milieu d’âmes traînant de pays en pays leurs corps épuisés. Ensemble, ils avaient un but. Ensemble, ils se rendaient sur le lieu de l’exécution. Elle seule devait accomplir l'exécrable. Leur histoire avait déraillé. C’était une affaire entendue. Il ne leur restait plus qu’à se débarrasser des restes. Ensemble, une dernière fois. Elle en était certaine, elle n’avait rien dit ou rien fait de travers. Son généreux ami s’était éclipsé du train sans crier gare, au milieu de la nuit, quelque part entre Paris et Amsterdam. Seule au monde, elle ne croisait plus que des regards qui disaient l’étrangeté des hommes. Son ventre réprimait des remords. Sa gorge cherchait à expulser la rage. Laisser tomber, se disait-elle. Se délester. Abandonner la valise et tout le nécessaire. Inverser le cours des choses. Dépasser l’idée de devoir se rendre seule à la clinique.

    Retourner à la vie.


    Transit 12

     


    Il n’y avait personne pour indiquer son chemin au voyageur. Personne au guichet, personne en salle d’attente et pas davantage sur les quais. Pas de bruit non plus et presque pas de lumière. Seul sur la plate-forme, il affectait cet air un peu stupide des gens qui languissent et qui ne savent que faire sinon regarder leur montre toutes les minutes. Par bonheur, la sienne s’était enrayée lors d’un accident d’aiguillage. Depuis, son corps le laissait en paix et son esprit vaquait, libre de toute inquiétude. La gare n’était plus qu’un lieu d’attente et il savait à quoi s’en tenir au sujet des trains qui n’arrivaient pas.

    Il n’imaginait pas que la vie puisse ressembler aux images exotiques et promesses d’aventures placardées un peu partout. Pour lui, les vraies histoires étaient liées au besoin d’être bouleversé et pour tout dire elles ne tenaient jamais réellement debout. Elles se passaient fatalement dans des endroits improbables, peut-être même dans des lieux fictifs. Des instants de vie qui s'échauffaient au gré des clins d’œil et du tremblement des corps. Il n’aimait pas être comblé d’avance. Seule lui importait l’intensité du temps qui passe. Surtout le temps de la nuit, celui qui venait du ciel. La pénombre lui permettait de revenir en arrière, de fendre les murailles de l’oubli et de retrouver quelques unes des voies secrètes enfouies dans l’enfance. Parfois, il lui arrivait de se réveiller sur une toute petite île perdue dans l’océan de l’humanité. Ou bien dans une gare au beau milieu d’une salle des pas perdus.


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  • Le doughnut à l’étroit

    (à la manière de Marie NDiaye)

     

    par

    Franck Garot

     

    Caryn me regarde, à moins que ce ne soit Maureen, je ne sais pas les distinguer, elle me fixe d’un œil mauvais car elle n’approuve pas ma réponse, alors qu’elle n’en aurait de toutes les façons pas plus approuvé une autre, quelle qu’elle fût. Mes filles rejettent et critiquent tout ce que je dis, me reprochant sans cesse qu’elles n’ont pas de père, par ma faute. Elles pensent que j’ai décidé qu’elles n’auraient pas de père, alors que je ne sais toujours pas comment j’ai pu tomber enceinte, et je n’ai aucune honte à le dire, je suis persuadée de n’avoir couché avec personne à cette époque, me trouvant trop grosse, trop banale, et donc trop laide pour intéresser des garçons convenables ; et pour avoir, dans un moment de faiblesse, confié ceci à mes filles, elles me considèrent comme une demeurée, m’appellent la Sainte Vierge. Est-il possible d’avoir un tel comportement avec sa mère ? Quand bien même cette mère serait incapable de distinguer les jumelles qu’elle a enfantées d’on ne sait de quel père ? Père qui, quel qu’il soit, saurait-il les distinguer, lui ? Saurait-il dire avec exactitude ce qui différencie ses deux filles, alors qu’elles changent continuellement ? Car elles changent, j’en suis certaine. J’avais noté un grain de beauté sur la joue droite de Maureen. Il est aujourd’hui sur la joue gauche de Caryn. Caryn avait l’habitude de relever sa mèche de cheveux qui tombait inlassablement et de la fixer derrière son oreille gauche. Maureen a maintenant ce réflexe, mais à l’oreille droite. Maureen affectionnait les glazed doughnuts contrairement à Caryn qui les adore à présent. Elles projettent de me rendre folle. Je crois qu’elles complotent avec les meubles aussi. Le fauteuil dans lequel je suis assise par exemple, puisque je lisais quand elles sont venues me demander je ne sais quoi. Ce bon vieux fauteuil qui m’a toujours accueillie avec bienveillance, qui m’a cajolée bien souvent, eh bien, il est avec elles dorénavant : il me fait mal au dos, il se déplace légèrement quand je quitte la pièce et il change de couleur, je ne dis pas qu’il passe du vert au rouge, non, il nuance sa couleur, insidieusement, juste assez pour que je m’en aperçoive, et trop peu pour que je puisse en faire état. J’en oublie la question de ma fille et la réponse qui me vaut ce regard méchant. Elle agite un sac de chez Dunkin sous mon nez. Peut-être me reproche-t-elle de n’avoir pas commandé les doughnuts désirés. Caryn me regarde donc. À moins que ce ne soit Maureen. Peu importe puisqu’elles se tiennent toutes deux face à moi. Celle qui ne me regarde pas fixe ses pieds. C’était Maureen la plus timide auparavant, maintenant je ne suis sûre de rien. La seule chose dont je sois certaine aujourd’hui, c’est qu’elles me méprisent maniaquement. Ma fille abandonne son regard mauvais pour une sorte d’ironie malsaine, j’attends une perfidie, je m’enfonce dans mon fauteuil, celui-ci me repousse doucement mais fermement, il est avec elle vous dis-je. Elle déclare : " Ton cerveau ressemble à un doughnut : un grand trou au milieu. " Je ne comprends pas où elle veut en venir avec son histoire de doughnut. Alors j’opte pour l’indifférence, ce qui la déçoit. Elle m’annonce : " On a retrouvé Papa. Il habite Manhattan. " Puis elle me dit qu’elles l’ont rencontré il y a six mois, qu’elle le voient régulièrement depuis, qu’il est devenu quelqu’un d’important à Wall Street, qu’il n’a jamais supporté que je lui cache leur naissance, qu’il m’aurait épousée, que nous aurions formé une famille, et qu’il est trop tard maintenant, qu’il ne souhaite plus me revoir, mais qu’il veut voir ses filles.

    Elle s’arrête pour contempler l’effet de ses paroles sur mon visage. Plusieurs secondes s’écoulent. Elle paraît satisfaite du résultat. Elle me dit : " Maman, nous avons quinze ans, nous avons le droit de décider, et nous voulons vivre avec lui, il est d’accord. " Mes yeux se remplissent de larmes, je crie : " Tais-toi ! " Je crie non pas parce qu’elles veulent partir, mais parce que je ne sais toujours pas de qui elle parle. Qui est-ce ? Qui est votre père ? J’étais trop grosse et trop moche pour coucher avec qui que ce fût. Comment te le faire comprendre, Caryn ?

    À moins que tu ne sois Maureen.


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  • Les Inattendus 2008 nous emmènent au large avec Suzanne Alvarez et deux de ses aventures couronnées par les lecteurs de Mot Compte Double, du blog de Magali Duru et bien sûr par les habitués de ce café… Pendant le voyage vous pourrez également vous laisser porter par le Angie des Stones, si cher au capitaine…

     

     

    Pythagora

     

    Au début, ils n’avaient eu qu’une idée en tête : fuir la Capitale où ils étouffaient depuis trop longtemps.

    C’est ainsi qu’ils avaient atterri, un peu comme " cheveux sur la soupe " dans le quartier juif de Marseille pour tenir cette petite librairie. Et puis, quand, plus tard, le tabac et le loto s’ajoutèrent

    à leur commerce, une idée nouvelle commença à germer dans leur esprit. Une idée qui n’allait plus les quitter : partir en mer ! Prendre le large ! Tout plaquer !

    Bien sûr, pour concrétiser cela il fallait de l’argent, et même beaucoup d’argent. Alors, jonglant avec des sommes qu’ils n’avaient pas encore gagnées, ils commencèrent à faire des comptes où se mêlaient confusément recettes, dépenses, chiffre d’affaires et bénéfice.

    Et ce fut au terme de huit années d’un travail acharné et grâce à cette ténacité à vouloir partir un jour qu’ils quittèrent le petit port de l’Estaque un matin d’avril, à bord de leur beau 38 pieds* en acier, un JNF38.

    Immédiatement, le bonheur fut partout : il scintillait dans le bleu du ciel et dans les fentes jaunes du regard du chat vautré au pied du mât, il éclatait dans les rires de Carole, il frétillait dans les lignes de traîne, il tintait dans les glaçons des verres, ruisselait sous le halo de la lampe Coleman, s’infiltrait dans les coffres remplis à ras bord, rampait le long des coursives* et se mêlait au goût salé des lèvres desséchées.

    Trois semaines, déjà, qu’ils avaient quitté la France. Trois semaines sans anicroche. Ils avaient caboté* de port en port pour s’amariner. Le temps s’était arrêté. Ils étaient libres ! Absolument libres !

    Ils longeraient d’abord les côtes espagnoles. A partir de Gibraltar, ils tireraient droit sur le Maroc. Après, ce serait Madère où ils s’arrêteraient au moins un bon mois, et aussi les Canaries. Ensuite, les Iles du Cap-Vert. Puis la traversée de l’Atlantique et cap sur la Guyane. Après ça, on verrait bien.

    La nuit était tranquille et douce. La faible houle venait heurter la coque du cotre* dans un clapotis bas et régulier. Une brise languide venait du large, apportant un entêtant parfum de marée.

    - Alto !  hurla un porte-voix au moment où ils étaient sur le point d’accoster dans ce petit port de Tarragona.

    Ils se regardèrent tous les trois, incrédules, mais n’obtempérèrent pas.

    Carole et Anna se rapprochèrent l’une de l’autre et demeurèrent calées entre les winches, muettes et tremblantes de peur, condamnées à se taire, un projecteur de pont braqué sur elles. " Ils " les tenaient en joue, mitraillette au poing, à peine à un mètre d’elles, leur vedette adossée et maintenue fermement au voilier. Il y avait aussi cette grosse mitrailleuse posée sur cet énorme trépied au milieu d’eux et qui leur faisait face, prête à les pulvériser s’il le fallait. Et tout ce qui se déroulait devant elles leur semblait flou, hors d’atteinte, irréel. Combien étaient-ils ? Dix, douze peut-être ? Sans compter les trois en bas.

    Celui qui paraissait être le chef accula Marc, le skipper du Pythagore, contre la cloison, dans le coin de la banquette, après que ce dernier eut étalé tous les papiers du bateau sur la table du carré.

    - Où sont les drogues ? demanda-t-il dans un français impeccable, sur un ton doucereux qui laissait présager le pire.

    - Je… ne… comprends pas ! bredouilla Marc, apparemment abasourdi par une suspicion aussi injustifiée.

    L’autre sourit, mielleux et dubitatif tandis que ses deux acolytes fouillaient, retournaient les tiroirs, jetant rageusement à même le sol vêtements et objets divers. Souriant tels des forcenés, ils commençaient à démonter les vaigrages*.

    Les hommes qui étaient en face d’elles donnaient l’impression d’être surnaturels, sans épaisseur. Alors, il sembla à ces deux femmes qui vivaient depuis toujours une relation totalement fusionnelle, qu’elles ressentaient la même impression : elles eurent au même instant l’horrible certitude que, remontant simultanément le cours de leur existence, elles étaient en train de revivre leur enfance dans ce pays qu’elles venaient de quitter. Avec l’effroyable sentiment qu’arrivées au terme de leur vie, elles étaient déjà virtuellement mortes.

    On entendait la respiration de la mer.

    Carole n’osa pas détourner les yeux pour regarder sa mère… Cette dernière, sous le coup d’une impulsion ou dans un sursaut qu’elle n’avait pu contrôler, avait détendu son bras qu’un raidissement soudain rendait affreusement douloureux.

    Et cette réaction n’échappa pas à leurs geôliers. Les yeux de pierre roulèrent dans leurs orbites. Etait-ce le fruit de leur imagination ? Il sembla même à ces deux malheureuses qu’elles surprenaient un léger pivotement de leur corps. La jeune fille, pour montrer qu’elle était courageuse et qu’elle était capable de protéger sa mère coûte que coûte, resserra un peu plus son étreinte comme pour venir à son secours mais elle en profita surtout pour se blottir un peu plus contre elle.

    A présent, une seule chose comptait pour elles : se maintenir en vie. Car ces mécaniques désincarnées, figées comme des automates, les yeux rivés sur le viseur de leur arme, semblaient incapables de sentiments mais capables du pire. Le moindre faux mouvement, la moindre distraction, et ils opéreraient à coup sûr en tir groupé. Les réduisant à un souffle, un rien.

    C’est alors que, sans que l’on sût pourquoi, l’un de ceux qui se trouvaient sur le pont d’en face sembla être la proie d’un terrible doute. Sans quitter son arme, il sortit sa V.H.F portative de sa poche et parla longuement. Puis :

    - Detenga todo ! 

    Alors, les mitraillettes se posèrent, ceux d’en bas remontèrent. On défit les amarres, on remonta les pare battages*. Bref, on les planta là, les laissant impuissants, anéantis et défaits.

    Après le départ de ces hommes, ils se regardèrent en silence, consternés devant l’étendue de toute cette pagaille qui régnait dans les cabines. Alors, ils s’inquiétèrent de savoir quelle heure il pouvait bien être. Il était plus de minuit. Marc ouvrit un sachet de soupe lyophilisée parce qu’ils avaient parcouru beaucoup de miles* dans la journée sans prendre le temps de se restaurer, et qu’ils pensaient avoir faim. Puis ils se mirent à manger en silence. Ensuite, ils rangèrent tout et se couchèrent sans avoir prononcé un seul mot.

    Le lendemain, très tôt, alors qu’ils dormaient encore, une vedette de la Guardia Civil vint les trouver. Les militaires frappèrent contre la coque, poliment, et présentèrent leurs excuses : ils avaient fait une grosse prise de drogue à bord du bateau Pythagora qu’ils pistaient depuis six mois au moins, et dont une voix anonyme leur avait signalé le passage au port de Tarragona, non loin de leur voilier.

    - Une méprise ! Une regrettable méprise ! dit le capitaine.

    - La oscuridad …Un omonimo…Pythagora/Pythagore

    - Comprende ? renchérit un autre.

    Non, ils ne comprenaient pas. Mais que pouvaient-ils faire ? Alors, sans plus tarder, ne voulant pas rester une minute de plus dans ce lieu qui, tout à coup, leur paraissait horrible, ils mirent le moteur en route, sans prendre le temps de hisser les voiles.

    Leur colère de la veille, en même temps que leur amertume et leur désabusement, leur dégoût des gens et des choses, s’était dissoute dans un profond apaisement. Et cette soudaine liberté leur apparaissait comme un rêve et la nuit qui s’achevait, comme un cauchemar.

    Alors chacun se laissa gagner par la contagion de l’allégresse. On se promit de fêter l’arrivée dans le prochain port, par une orgie de tapas dans le premier resto venu.

    Ils entonnèrent en la massacrant, une vieille chanson de matelots. On aurait pu croire que toute une existence de bonheur était contenue dans cet instant, tant ils se sentaient à nouveau heureux de vivre. Un vent léger s’était levé, doux comme une caresse de fille. On hissa la grand voile et le foc*.

    Ce fut juste après qu’une vague surgit d’un coup d’on ne sait où. Haute comme un immeuble. Elle vint heurter la coque avec une violence inouïe tandis qu’une autre submergeait le pont et les trempait de la tête aux pieds. Anna évita de justesse la bôme* qui allait l’assommer en changeant brutalement de direction. On venait d’empanner*.

    Ils se regardèrent tous les trois, chacun cherchant du secours dans les yeux des deux autres.

    S’acharnant à redresser la barre qui roulait entre ses mains, Marc cria ses ordres. Le foc était en train de se déchirer sous la fureur du vent qui venait de se lever. Il fallait vite affaler.

    Puis on verrouilla tous les capots.

    A l’intérieur le désordre était indescriptible. La radio surtout était inutilisable. Ils ne pourraient  même pas signaler leur position, donner des nouvelles du large. Ils étaient  seuls, complètement isolés.

    Maintenant, soudés les uns aux autres derrière les hublots battus par un grain qui n’en finissait pas, ils observaient, impuissants, ballottés, et le souffle suspendu, la tempête qui faisait rage. Attendre. Il n’y avait que ça à faire. Et cette réclusion forcée, en même temps que la répétition de leur malheur, réveillait en eux tout une foule de regrets, enflammant leur douleur aussi sûrement qu’une rage de dents !

    Pour Marc, le cauchemar recommençait, empoisonnait chaque goutte de son sang. Malgré tout, il lui fallait taire cette angoisse qui l’étreignait, ce mauvais pressentiment qui devait se lire dans ses yeux. Il fallait qu’il fît semblant d’être fort, au moins pour elles qui s’en étaient remises complètement à lui, à qui elles devraient leur survie. N’était-ce pas lui le capitaine, le seul maître à bord après Dieu ?

    Alors, comme pour conjurer sa peur, il se saisit du paquet de fruits secs et commença une lente mastication…

    Un grattement derrière eux les fit tous trois se retourner en même temps. De derrière le fouillis de la table à cartes, deux lucarnes jaunes apparurent. Le chat qui n’avait pas donné signe de vie depuis la veille vint d’un bond se lover contre eux. Marc savait par expérience que cette réapparition soudaine était le signe annonciateur d’une prochaine accalmie, tandis qu’il sentait monter en lui le baume de la délivrance.

     

     

    Petit glossaire de la marine à voile

    Tout lecteur n’est pas tenu de connaître parfaitement le vocabulaire utilisé par les marins lorsqu’ils communiquent entre eux. Aussi ai-je pensé que quelques explications s’imposaient… 

    *pied : mesure anglo-saxonne valant 12 pouces soit 30,48 cm.

    *cotre : petit bâtiment à un mât et deux focs.

    *vaigrages : revêtement intérieur de la coque.

    *pare battages : défenses destinées à protéger des chocs, la coque d’un navire adossé à un quai ou à un autre bateau.

    *mile : mesure anglo-saxonne valant 1,852 m.

    *Guardia Civil : gendarmerie maritime espagnole.

    *foc : voile triangulaire placée à l’avant d’un voilier.

    *bôme : arbre de mât qui supporte la grand-voile.

    *empanner : faire passer rapidement la grand-voile d’un voilier d’un bord à l’autre, au moment

    du virement de bord vent arrière.

    *caboter : naviguer le long des côtes.

    *Detenga : Arrêtez tout !

    *La oscuridad : l’obscurité.

    *Un omonimo : un homonyme.

    *Coursive : passage réservé entre les cabines, dans le sens de la longueur d’un navire.

     

     

     

    Tous les mêmes !

     

    Suffoquée par la violence de cette interpellation, Anna qui guettait la scène, planquée derrière le rideau d’un hublot du carré, demeura un instant le souffle court puis, recouvrant ses esprits, se remit à son ouvrage comme si de rien n’était, avant qu’il ne déboule, et pour ne pas qu’il vît son visage de gêne et de commisération. L’aiguille de la machine à coudre allait et venait en un beau point de zigzag, à travers le tissu rêche. Une belle qualité de toile qu’ils avaient choisie ensemble à Port Of Spain* pour la confection d’un nouveau taud* de soleil et de pluie.

     

     

    - C’est encore elle qui trinque ! Cette fois-ci, je ne laisserai pas faire ça !

    - Oh ! Ça… ne me fais pas croire que si la fille était moche, tu te précipiterais…

    - Mais ma parole, tu es jalouse !

    - Moi, jalouse ?...

    Il ne l’écoutait déjà plus. Il avait sauté dans le youyou pour couvrir, à la rame, les quelques mètres qui séparaient Pythagore de " Petit Loïc II ".

    - Tous les mêmes ! soupira-t-elle, en se replongeant dans sa couture, tandis que son imagination se fixait sur la petite blonde au visage meurtri qu’elle avait rencontrée quelques jours plus tôt, à la capitainerie du port de Chaguaramas* et qui, en ce moment, faisait encore les frais de l’autre brute.

    - C’est votre mari qui vous a fait ça ?

    - Oh !... Vous savez ! s’était-elle écriée dans un sanglot de souffrance. Puis, elle s’était ressaisie et était même intervenue pour prendre sa défense lorsque le fonctionnaire de la République bananière de Trinidad* avait voulu confisquer ses passeports et son carnet de francisation*, et tout ça, parce qu’elle avait eu l’honnêteté de déclarer Iris, la chatte de Pythagore, qu’il voulait mettre en quarantaine, malgré le carnet de vaccins en règle qu’elle lui avait fourré sous le nez.

    - N’empêche que si elle n’avait pas été là cette pauvre fille, ce sale British t’aurait fait enfermer hein " ma Pépette " ! reconnut-elle, en s’adressant à la chatte étalée de tout son long sur le tissu bleu.

     

     

    Le ton sur lequel elle lui avait dit : " Non, mais ! On vous a pas sonné ! Mêlez-vous de vos oignons ! " suivi d’un coup de pied dans la figure qu’elle lui avait balancé, à travers les filières du cata*, avait fait se dresser sur la tête de Marc, un épi comme la crête d’un oiseau irrité, en même temps que la marque d’un gnon au-dessous de l’œil. Quand il remonta sur Pythagore, Anna, à son air, eut comme l’intuition qu’il s’était mis tout à coup à haïr toutes les femmes. Il est vrai que jamais une telle aventure ne lui était arrivée.

    Néanmoins, il sut se dominer et joua la décontraction sous un sourire bravache :
    - Tu as bientôt terminé… Je sens que ce taud va être super… Elle est vraiment belle cette toile, tu ne trouves pas ! fit-il, palpant le tissu. Demain, je poserai les œillets* !

    Et, comme elle ne répondait pas, il alluma une cigarette en même temps que la station de radio anglaise pour faire diversion, et afin de ne pas fournir à sa femme l’occasion d’une remarque.

    La voix de Mike Jagger mourait, divine, sur ces derniers accents : " Angie, Angie, they can’t say we never tried "*.

    Alors, elle se sentit tout à coup, peut-être à cause de cette voix et de cette musique dont ils étaient dingues tous les deux, envahie de douceur et de mansuétude :

    - Et si tu m’aidais à le replier ce taud sublime ! lança-t-elle en relevant un peu la tête mais n’osant encore le regarder vraiment en face.

    Un soulagement presque palpable se répandit autour de la table, où la lumière de la lampe Coleman faisait ressortir l’acajou du bois. Pendant qu’ils tenaient chacun une extrémité de la toile d’un bout à l’autre du carré, tirant par petites secousses chacun de leur côté, ils s’étudièrent l’un et l’autre avec une ombre de complicité dans le regard et se mirent à pouffer de rire.

     

    *Trinidad : île des Antilles au large du Venezuela, qui forme, avec l’île de Tobago toute proche, un Etat membre du Commonwealth.

    * Port Of Spain : capitale de Trinidad.

    * Chaguaramas  : haut lieu du bricolage nautique. On s’y arrête pour caréner, exécuter de gros travaux…

    *francisation  : reconnaître à un navire le droit de porter pavillon français en l’inscrivant au registre de francisation.

    * taud  : abri en toile imperméable tendu au-dessus de la bôme, pour protéger de la pluie et du soleil (quand on est au mouillage).

    *œillet : bague métallique destinée à passer les cordages, pour tendre fermement le taud.

    *cata  : catamaran, voilier fait de deux coques accouplées. chanteur britannique du célèbre groupe de rock des années 60, les Rolling Stones.

    *Mike Jagger : Angie, Angie, ils ne peuvent pas dire que l’on n’a jamais essayé.


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  • Et voici le résultat du grand vote pour le lauréat des inattendus! Merci à tous ceux qui y ont participé.
    Jean Calbrix a su emballer tout le monde avec son "Putain de carton"' (Calipso) et arrive grand lauréat, en outsider.

    Les lauréats suivants, pratiquement ex-aequo, cités par ordre alphabétique sont :

     

    Suzanne Alvarez, pour "Pythagora" et "Tous les mêmes" (Calipso)

    Franck Garot, pour "Le doughnut à l'étroit" (Mot compte double)

    Patrick L’Ecolier, pour "Transit 12" et "Transit 5" (Calipso)

    Jean-Pierre Michel, pour "Le Train" (Calipso)

     

    Vous aurez le plaisir de découvrir ou de redécouvrir leurs textes, ainsi que ceux qui ont aussi reçu le plus grand nombre de suffrages dans les jours qui suivent sur les trois blogs (Calipso, Magali Duru et Mot Compte double) ayant participé à ce concours.

     

     Réedition aujourd'hui de la nouvelle de Jean Calbrix

    La société fait un carton

     

    Qu'est-ce que je me caille les meules dans ce putain de carton ! Le vent par rafales me renvoie le couvercle dans le nez et je suis obligé de sortir le pied dehors pour le maintenir ouvert. Mon orteil, comme un gros radis violacé, dépasse de ma chaussure trouée, et le froid croque dedans à belles dents. Dans mon champ de vision limité par le bord rectangulaire de mon habitation, je peux voir les pavés poisseux du quai, la Seine un peu plus loin, pleine à ras bord, charriant des eaux croupies, les immeubles en face, petits et gris, avec de l'or aux fenêtres et au-dessus, un morceau de ciel traversé par des nuages s'étirant comme des serpillières sales. Ma hantise, c'est qu'il se mette à pleuvoir. A la moindre goutte, mon abri ne ferait pas long feu.

     

    J'avais bien essayé, en débarquant ici, de trouver une place sous le pont cent mètres plus loin. Il y avait plein d'espace libre mais les occupants, en cercle autour d'un brûlot dans lequel ils se faisaient chauffer leurs gamelles, m'avaient regardé de travers. Une espèce de brute, le chef de meute sûrement, les bras nus constellés de tatouages, m'avait aboyé : "Dégage !". Les autres avaient bien ri, un concert de gloussements rocailleux dans des bouches chicottées. Une femme aux mèches de filasse pendouillantes, le visage vieilli par la crasse et l'alcool, m'avait même jeté une tomate pourrie en gueulant d'une voix cassée : "Barre-toi, qu'on'dit !". Deux bergers allemands allongés auprès d'elle s'étaient levés et commençaient à me montrer les crocs. Je n'avais pas demandé mon reste. J'étais partis plus loin, escargotant derrière moi ma maison de carton.

    Dans la file des logements de fortune, j'avais trouvé une place assez spacieuse et apparemment libre car le carton qu'il y avait là était tout ratatiné et impropre à loger âme qui vive. Il avait fallu que je nettoie l'emplacement car il était couvert de vieilles nippes solidifiées dans la boue, de boîtes de conserve rouillées et de résidus peu ragoûtants. Un gars qui passait m'avait dit que l'ancien locataire avait été embarqué à moitié mourant par le service de l'hygiène. Sûr, on ne le reverrait pas de sitôt.

    Le lendemain, j'eus la surprise de voir que deux autres quidams s'étaient installés de part et d'autre de mon emplacement. Quand mon homme de droite mit son museau dehors, il se présenta à moi d'une manière tout à fait civile. Il n'avait rien à voir avec la sorte d'engeance qui logeait sous le pont. Il m'affirma qu'il s'appelait Antoine Gallimard et qu'on le surnommait Titoine. Comme je lui demandai comment il se pouvait qu'une maison d'édition d'un tel renom ait pu tomber en faillite, il s'était mis à rire. Il m'expliqua qu'il n'avait rien à voir avec les éditions Gallimard, qu'il avait été cadre dans une boîte d'informatique, que cette boîte avait été contrainte de dégraisser le personnel et qu'il avait fait partie de la charrette des mis à pied. Il prit un air navré pour me dire qu'il était en fin de droit, que les huissiers lui avaient bouffé ses économies et que l'heureuse fortune lui avait donné les quais pour refuge. Cela durait depuis deux ans, d'abord les quais chics du côté de Neuilly, puis la lente remontée vers les bas-fonds pour atterrir ici. Il a ajouté : "Tu vas rire, le gars de gauche s'appelle Charles-Henri Flammarion, Riton qu'on l'appelle, mais lui aussi n'a rien à voir avec l'édition. C'est un ancien cadre au chômedu, comme moi. Il était dans une banque à ce qu'il m'a dit. Et toi mon père, t'es aussi au chômedu ?" Je lui ai répondu oui, pour lui faire plaisir, car à la vérité, je n'avais jamais travaillé de ma vie et j'avais bien raison car ces types-là, après avoir turbiné comme des malades, se retrouvaient dans la même situation que la mienne. Titoine me proposa de faire équipe avec Riton et lui. J'acceptais car la mouise se supporte mieux à plusieurs.

     

    Une putain de démangeaison me dévore le dos. L'endroit est bourré de puces ; il faut dire qu'on représente un sacré garde-manger pour cette vermine. Je n'ai pas envie de retrousser mes trois pulls pour aller me gratter, il fait trop froid. Je m'allonge sur ma couverture et je me gratte comme je peux en me frottant dessus. Mon carton enregistre les secousses, et je crains un moment de défoncer le fond. J'arrête de me tortiller comme un lombric sorti de terre et je me rassois. Ma démangeaison s'est un peu calmée mais je sais que dans cinq minutes, ça va recommencer. Bordel, qu'est-ce que j'ai froid ! Je sors la tête et je jette un coup d'oeil sur mes voisins. Titoine a rabattu son couvercle, il a disparu complètement dans son logement. De l'autre côté, je vois les jambes de Riton qui dépassent. Son logement est solide mais petit, trop petit pour sa taille.

    Je me rappelle une discussion que l'on avait eue sur nos cartons.

    - Je préfère Laden, avait dit Titoine. C'est spacieux et assez costaud.

    - T'as un grenier aménageable, avait fait Riton, en rigolant.

    Puis, il avait ajouté :

    - En tout cas, je vais vous dire, rien ne vaut Philips. D'accord c'est un peu petit, mais ça résiste à la flotte.

    - Moi, j'ai pris ce que j'ai trouvé, leur ai-je dit. Je crois que c'est du Brandt.

    - Ah ! c'est de la merde, m'avaient-ils répondu en choeur. A la prochaine averse, tu seras couvert de bouillie de carton.

    Et voilà pourquoi je la redoute cette prochaine averse. Ces gars-là savent de quoi ils parlent. Deux ans de quais, ça vous forge une sacrée expérience. J'ai faim tout à coup. Je plonge la main dans ma musette derrière moi. Elle rencontre un quignon de pain rassis, un opinel et un saucisson tout neuf carotté ce matin chez Monoprix. Je voulais garder mes victuailles pour ce soir, mais j'ai trop la dalle. Je me taille des rondelles mais j'ai quelques difficultés à enlever la peau. La prochaine fois, je choisirai Cochonou, parce qu'avec Olida on a toujours du mal à enlever la peau. Je m'enfile le pain et le saucisson. C'est agréable, mais j'attrape la pépie. Je me retourne. Merde ! mon kil de rouquin est vide. J'étais persuadé qu'il m'en restait. Maintenant je crève de soif ! Il me faut boire. J'attrape une bouteille de plastique et comme un bernard-l'ermite, je m'extirpe de ma coquille. Le vent glacial se jette sur moi, comme un tueur. Plié en huit, je me dirige vers la Seine. Elle est presque à ras du quai ; je n'ai aucun mal à remplir ma bouteille au milieu des détritus et des poissons morts que je repousse délicatement de la main. Je repars aussi sec vers mon carton et je m'engouffre dans mon appartement. Je suis transi jusqu'à l'os, mais quand je me mets à boire, un pain de glace me tombe sur l'estomac et je suis saisi d'un tremblement à me décrocher les mâchoires. Je me ratatine en chien de fusil, et enrobé dans ma couverture, je sens la chaleur revenir peu à peu. Je m'endors.

     

    "Eh ! Bébert !" Je me réveille en sursaut. La silhouette de Titoine me masque le paysage. Dans le contre-jour j'ai du mal à discerner ses traits, sa bonne bouille ronde rasée de frais, ses cheveux impeccablement coiffés. Comment pouvait-il, vu les conditions déplorables dans lesquelles on pataugeait, entretenir cette tête de bien nourri ? Avait-il aménagé une salle de bain au fond de son emballage ? C'est tout juste s'il n'avait pas gardé une cravate, oripeau de la fonction sociale de laquelle il était déchu. Mais là, il savait qu'il n'avait pas intérêt à en mettre une. Cela aurait été interprété comme une faute de goût, et la population des quais n'aurait pas manqué de le foutre à la baille.

    - Passe-moi le saucifflard, me dit-il.

    - Excuse-moi, Titoine, j'ai tout bouffé.

    - Ah bah ! mon salaud ! t'es gonflé. On l'a tiré à trois, y avait pas de raison pour que tu te le farcisses à toi tout seul.

    - Eh ! dis, celui qu'on a tiré avant hier, j'en ai pas vu la couleur.

    - T'avais qu'à en réclamer. T'as rien à becter ?

    Je fouille dans ma musette et je sors un machin mou, certainement du fromage, mais on n'arrive pas à discerner quel genre de fromage tellement il est enrobé de moisissures. Je le lui tends et il fait une grimace de dégoût.

    - Garde tes saloperies pour toi, me fait-il.

    - Monsieur Gallimard n'aime pas le fromage. Pourtant monsieur Gallimard est au milieu du fromage, dis-je en remettant précieusement le petit en-cas dans ma musette.

    - Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ?

    - Rien Titoine, je ne parle pas de toi.

    Il repart en grognant et plonge à quatre pattes dans sa niche.

    Je suis furibard, il m'a réveillé en plein rêve, un merveilleux rêve érotique. J'étais replongé dix ans en arrière et je me prélassais sur le plumard de Philomène, ma douce amie du moment qui par amour m'offrait de partager sa petite chambre de bonne au huitième. Elle arrivait tout essoufflée avec deux lettres dans les mains, l'une des éditions Gallimard et l'autre des éditions Flammarion. Toutes deux acceptaient avec enthousiasme de publier le recueil de poèmes que je leur avais envoyé par la poste une semaine avant. Je m'imaginais en train de faire monter les enchères entre ces deux géants. Philomène était folle de joie. C'est au moment où nous défoncions le sommier que Titoine a rompu le charme.

     

    Bon Dieu ! qu'est-ce que je me les pèle. Dehors, la fumée des cheminées ajoute sa note de gris à la grisaille ambiante. Il doit faire bon dans ces immeubles où les intégrés en sursis coulent des heures d'indolence. Il y a un gus à sa fenêtre qui nous regarde à la jumelle. Putain, c'que la misère est un spectacle bandant ! Je me retourne et je plonge la main dans ma musette. Tout au fond, je le sens, il est là tout poisseux, maculé de toutes sortes de taches graisseuses, mon manuscrit, mon cher manuscrit, mes tripes, l'enfant qui m'aide à survivre. Je l'extirpe et je le feuillette. Je m'emmêle les doigts dans les cornes. C'est tout foutu ! Mais où il est ce quatrain que Philomène adorait ? Il fait sombre et les taches de doigts ont à moitié effacé le texte. Ah ! le voilà :

    Quand mon sexe pénètre en ton sexe, ô Madone !

    Que tu cries, que tu geins dans mon cou, que tu donnes

    Tout le meilleur de toi dans nos corps qui se nouent,

    Que tu es belle, amour, belle à me rendre fou !

    Et ce connard de Titoine qui m'a arraché à mon rêve, tout ça pour un saucisson ! Je serre mon manuscrit sur ma poitrine. Les souvenirs me transpercent, pires que les lames de couteaux du vent glacé : la réponse de Gallimard au bout de deux mois, sèche, impersonnelle, cavalière, aux confins du mépris ; celle de Flammarion quinze jours plus tard dans le même style ; puis, Philomène qui me fout dehors en me traitant de taré, de raté, de propre à rien, de résidu. Elle venait de se faire draguer par un gomineux, un engoncé du col, un débiteur de stéréotypes, un marchand de vent.

    Je vais chercher le dernier poème de mon manuscrit, celui que j'avais rajouté après le renvoi et que j'avais envoyé aux éditeurs en réponse à leurs refus. Je le lis les yeux fermés :

    Tu auras le choix

    Naître ou n'être pas

    Et imbu de toi-même

    Tu choisiras de devenir

    Tu t'activeras

    Tu te presseras le citron

    Tu t'éclateras la cervelle

    Tu te sentiras pousser des ailes

    Tu n'en dormiras plus

     

    Et

     

    Quand au bout de l'infinitude de tes errances

    Tu auras déterré le joyau qui te crève les yeux

    Tu les verras

    Ceux qui tiennent le haut du pavé

    Dardant leurs yeux de hyènes

    Crevant de jalousie

    Bouffis d'insuffisance

    Bavant la médisance

    Et ils te toiseront avec condescendance

    Et ils te réduiront à trois fois moins que rien

    Car au bout du compte

    Tu t'apercevras

    Que rien n'est essentiel

    Hormis leur superflu

    Alors

    Tu t'allongeras dans les sables de la lassitude

    Fatigué

    Usé jusqu'à l'os

    Meurtri bien au-delà de toute souffrance

    Et tu n'aspireras plus qu'à une chose

    Dormir.

    Riton vient d'allumer son transistor. C'est l'heure des cours de la Bourse. Tous les jours, il allume sa radio à la même heure et il écoute les cours de la Bourse. C'est son ballon d'oxygène quotidien ; ça le replonge dans l'univers d'où il a été expulsé. Il y a une semaine, son poste est tombé en panne de piles ; il a failli piquer une crise d'épilepsie. Titoine et moi, nous avons dû nous précipiter chez Monoprix pour aller en acheter. Nous avons zoné un moment du côté des saucissons et le vigile ne nous a pas lâchés d'une semelle. Quand nous nous sommes éloignés des saucissons pour nous diriger vers le présentoir des piles, son attention s'est relâchée et nous avons pu en tirer quelques unes.

    Jean-Pierre Gaillard serine, monocorde, les scores des multinationales, une mélopée comme une messe en latin. Puis, vient le cours de l'or. Je ne sais pas pourquoi, mais si ça monte je suis content, si ça descend ça me rend triste. Gaillard annonce que ça descend ; j'ai un long frisson qui me rappelle que j'ai bigrement froid. A la fin de la messe boursière, Riton laisse son transistor allumé. Le flot sonore augmente d'un cran et on a le droit à une série de pubs. Renault et Peugeot se chamaillent pour s'arracher notre clientèle. Je me dis que c'est Peugeot qui va gagner car avec la nouvelle 906, le confort et la tenue de route ont atteint des niveaux jamais égalés. Mais quand même, Renault vient d'inventer le triple air-bag ; on peut maintenant faire des tonneaux sans danger. Puis, on passe à Lancôme. Ah ! là je ris ; ce ne sont pas les parfums qui manquent ici, et de plus, ils sont à la portée de toutes les bourses. Puis j'entends : "N'est pas président qui veut". Ils veulent rire ; Saint Moret c'est autre chose, ça a un petit goût frais pas dégueulasse, sauf que quand Riton l'a mis dans son slip pour passer les caisses, il a chauffé un peu. Tiens, la SNCF propose des voyages à mi-tarif dans les périodes bleues. Je m'interroge : dans quelle période est-on ? Bleue, rouge, verte ? Difficile à dire dans tout ce gris. Le speaker conclut : " Le progrès ne vaut que s'il est partagé par tous ! " Oh ! ça s'est bien vrai ; Brandt a pensé à moi. S'il avait consigné son carton, j'aurais été dans la merde.

    - Riton, tu ne pourrais pas éteindre ça, gueule Titoine.

    Riton tord le cou aux nouvelles de l'au-delà et le quai se replonge tout à coup dans son silence glacé.

     

    - Bébert, tu peux me prêter ton manuscrit ?

    Je lève les yeux et je vois Riton avec sa barbe de quinze jours et ses cheveux hirsutes. Après avoir éteint sa radio, Riton s'emmerde dans ses murs. Les locataires du pont sont passés tout à l'heure. Ils ont ramassé toutes les feuilles de journaux qui pouvaient traîner, sans doute pour allumer leurs brûlots, et de ce fait, il n'y a plus rien à lire. Or, Riton est un dévoreur d'articles, surtout les articles du Monde économique et de Capital. Il prétend même que Capital est mieux que le Monde économique, mais à mon avis, pour allumer le feu, il est préférable d'avoir le Monde économique.

    J'hésite. Je l'avais déjà prêté à Titoine qui s'était fait tirer l'oreille pour me le rendre. Je lui tends quand même mon manuscrit en lui demandant de me le rendre dans une heure.

    Une heure plus tard, il me le ramène. Il me dit que ce n'est pas mal mais ajoute, finaud, que ça ne vaut pas les cours de la Bourse. Je remarque qu'il manque la page de garde. Je lui demande ce qu'il en a fait. Il est là tout penaud, puis il passe aux aveux. Il a eu un besoin légitime à satisfaire, la page de garde de mon manuscrit a servi à la toilette de son postérieur souillé. Effectivement, il a chié derrière son carton, et ça empeste. Je reprends mon manuscrit en me promettant bien de ne plus jamais m'en séparer.

     

    Voilà que mon dos me redémange. Je me couche et je me frotte avec frénésie. J'entends un craquement derrière moi. Je me retourne et je vois que le scotch qui maintient le couvercle du fond hermétiquement fermé vient de craquer. Mes compagnons ont raison ; Brandt, c'est vraiment de la saloperie. La nuit tombe et le froid s'amplifie. Bon Dieu, c'est intenable. En plus, par la craquelure du fond, je sens maintenant un petit filet d'air.

    Les réverbères se sont allumés et leurs lumières crèvent la surface de l'eau de dents d'argent gigantesques et froides qui n'en finissent pas d'onduler. En face, l'or des fenêtres trouent les murailles noires comme des symboles de richesse posés sur le vide. Pourvu que la Seine ne déborde pas ! La radio de Riton avait parlé de pluies diluviennes en Champagne, et toute la semaine, le niveau de l'eau était monté inexorablement jusqu'au ras des quais. Depuis la veille, ce niveau avait paru se stabiliser mais la météo avait annoncé de nouvelles chutes de pluie. Je grelotte. J'ai bien envie de fermer mon couvercle, mais la Seine à ras du quai m'obsède et me fait peur. Il faut que je surveille. Je résiste, je résiste encore, puis je ferme. La température monte légèrement. Je m'engourdis et je m'endors.

    Je me réveille en sursaut. Il y a eu des petits coups de frappés sur mon toit. Mon oreille se tend. Est-ce l'un de mes voisins qui me veut quelque chose ? Non, ce n'était qu'une illusion, tout est parfaitement calme. Je n'ai pas le courage d'ouvrir pour regarder dehors. Je me sens un peu fiévreux. Je me roule en boule et je me rendors.

    Je me réveille de nouveau en sursaut. Il y a eu encore des petits coups de frappés sur mon toit. Je reste assis deux ou trois minutes. Ma fièvre a salement augmenté. Je perçois des cris et des chants d'ivrognes amplifiés par la nuit. Là-bas sous le pont, on s'amuse comme tous les soirs. Et tout à coup, ça se met à tambouriner sur mon toit. Je réalise : la pluie tombe à verse. Je me recroqueville et j'attends, espérant que cela va cesser. Je tremble de tous mes membres de peur, de froid, de fièvre. Un moment, j'ai l'impression qu'il y a une accalmie, mais je réalise vite que le carton trempé amortit le bruit des gouttes.

    Maintenant, j'entends un clapotis au-dessus de ma tête. J'allume mon briquet et je constate que le toit est complètement incurvé. Une goutte sourd à travers le carton. Elle se positionne au centre et me tombe dans l'oeil. Et puis, une deuxième suit, une troisième, et bientôt un filet d'eau glacée me tombe dessus. Je repousse avec ma main le toit vers le haut ; elle passe au travers du carton et en même temps cinq litres d'eau me coulent dans la manche. Je me ratatine sous la morsure et je me colle sur les bords en ramenant sous moi ma précieuse musette. Quelque temps plus tard, les bords se gondolent et m'enrobent, m'engluant dans un bloc de glace. Je veux me lever et fuir, mais la fièvre me cloue sur place...

     

    Dans une demi-léthargie, j'ouvre un œil. Les employés du service de l'hygiène m'ont mis dans un brancard et m'emportent dans leur véhicule qui éclabousse les quais de lumière bleue. Il fait à peine jour. La portière reste un instant ouverte et, à travers les brumes de mon cerveau, j'aperçois Gallimard et Flammarion qui se disputent mon manuscrit. Ils se battent comme des chiffonniers, ils tirent chacun de leur côté, et tout à coup, les feuillets s'envolent, planent et plongent vers la Seine comme un vol de mouettes tanguant d'une aile à l'autre pour aller se poser sur l'eau.


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  • Ce billet est publié simultanément sur le blog de Magali Duru et sur Mot compte double.

     

    Si même après des années, on ne s’étonne pas de se souvenir si bien de certains livres, c’est peut-être parce que les souvenirs qui y sont attachés ne sont pas étrangers à notre propre existence. Lire, c’est accueillir une autre langue, un autre de soi à qui nous prêtons parfois notre voix pour exprimer quelque chose de notre intimité.

    Qu’attendons-nous de nos propres écrits une fois ceux-ci publiés ? L’idée de permanence est plaisante mais illusoire ; c’est bien parce qu’il sait que le lecteur lève un jour ou l’autre les yeux de son livre que l’auteur peut renouer avec l’écriture et continuer à interroger le monde, à explorer ce qu’il en est de ses affaires, de ses regrets comme de ses envies.

    Avec Internet, l’écrit se disperse aussi vite qu’il a fait irruption. Dans cet immense flux de mots, rares sont les textes qui parviennent à se différencier au point de rester dans nos mémoires. Classés une fois pour toutes, ils n’occupent assurément pas cette place si particulière que possède le livre, cet objet à portée de mains, perpétuellement présent, à la fois témoin du passé et miroir de notre durée.

    Une publication sur Internet serait-elle pour autant une chose totalement oubliable ? Tout dépend bien sûr de la capacité de chacun à trouver du plaisir à lire, à se laisser porter par la lecture et à entrer finalement dans la matière même de la littérature.

    Avec Internet, le lecteur est abreuvé de textes ; bonne ou mauvaise littérature, là n’est pas la question. Comment faire revenir en première page un poème ou une nouvelle qui aurait en son temps ébloui quelques lecteurs ? A Calipso, chez Magali Duru et sur Mot compte double, nous nous sommes dit qu’il serait peut-être intéressant de mettre ces visiteurs d’un jour à contribution en leur demandant de revenir sur leurs lectures passées, chez l’un et l’autre, et d’y élire le ou les deux textes qui les auront particulièrement titillés.

    Les trois auteurs les plus cités auront à nouveau l’honneur d’une première page sur chacun des sites. Ils recevront en sus le titre de " Lauréat des inattendus 2008 ".

    Pratiquement : la participation se fait sous forme de mail dans lequel sera précisé :
    - le titre du texte,
    - le nom de l’auteur
    - le blog de publication ;

    Elle est à envoyer avant le 15 février 2009 à l’adresse :   laureat.des.inattendus@gmail.com     

     

    CALIPSO, le blog de MAGALI DURU et MOT COMPTE DOUBLE


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