• Il faut si peu de choses pour que la vie bascule...

    Fêtes et défaites, Calipso, octobre 2011

     

    Nous sommes tristes à Calipso. Tristes d’apprendre le décès de Dominique Guérin. Tristes de l’apprendre si tardivement. En mai dernier, elle avait bravé la maladie pour venir au Fontanil à Nouvelles en fête où elle avait été primée pour sa nouvelle « L’écho des sables d’antan ». Elle y avait rencontré des auteurs qu’elle affectionnait et c’était un beau moment d’échanges, de rires et d’émotions.
    Dominique aimait participer aux concours Calipso. Son talent de nouvelliste avait été reconnu à maintes reprises par des jurys différents : en 2009 avec «Télescopages de parallèles », en 2011 pour « Chinoiseries festives », en 2014 pour « Chronophobie ferroviaire ».

    Elle nous manquera, mais les « Petits bonheurs » qu’elle nous a livrés continueront longtemps à voyager parmi nous…
    « L’écho des sables d’antan » est publié dans le recueil « Rouge Noir » mais à Calipso nous souhaitons partager ce beau texte avec vous.

     

    L'écho des sables d'antan

    Dominique Guérin


    Bientôt, bientôt…
    Blanche s’écarte un peu, se penche, juge de l’effet obtenu.
    L’inox de l’évier lui renvoie son image.
    Charbonneuse. Indéchiffrable.
    Elle esquisse alors un éclatant sourire. C’est un réflexe de circonstance, rien de plus. Elle n’a aucune envie de sourire. La peau de chamois dont elle s’est servie pour mener sa tâche matinale à terme repose sur le plan de travail propre, dans un désœuvrement de chiffon sale.
    Par la fenêtre de la cuisine s’immiscent des odeurs de chèvrefeuille et de lilas venues du jardin. Ces effluves fleuris sont des invites à croquer la vie du bout du nez d’abord, puis des yeux, des dents, du ventre... Son ventre distendu qui a mal.
    Blanche scrute sa bouche entrouverte. Elle se regarde sourire. C’est sa façon de vérifier que tout est conforme à ce qu’on a exigé d’elle.
    « Comme un miroir, tu entends Blanche, comme un miroir »
    Mais elle s’insurge et plaque ses doigts rêches sur ses lèvres brunes désunies : l’éclat laiteux qui émaillait le disque sombre de son visage s’éteint.
    Elle soupire. Le reflet terne de l’inox mat lui dénie toute humanité.
    Blanche se détourne de l’évier avec l’impression d’avoir failli.
    Pourtant, elle a fait de son mieux avec les moyens du bord. Tampon métallique émoussé, poudre à récurer pâteuse, peau de chamois durcie… La Madame ne lui a pas facilité la tâche avec ses produits ménagers en piteux état. La Madame sera difficile à contenter demain, avec toutes ces vitres à faire briller sans laisser de traces !
    Blanche remise sa panoplie d’exécutante des basses œuvres dans le placard sous l’évier. Ses reins sont douloureux.
    Elle refoule la nostalgie de son passé sans fenêtres. Et évite de penser à demain.
    Demain, cet autre jour.

    Un petit prince est né.

    La nouvelle sitôt connue se répand dans l’air par la voie des ondes.
    Elle jaillit d’abord sous les doigts enfiévrés de Sumbo.
    Tam-Tam-Tam. Il est né, il est né !
    Peut-être qu’en y prêtant écoute attendrie, son tempo résonnerait comme un Alléluia. Mais pas aux oreilles traumatisées de Manolo qui se les bouche des deux paumes pour ne plus l’entendre. C’est déjà bien assez invalidant d’être victime d’acouphènes chroniques dus au vibrato de son marteau-piqueur, il ne mérite pas de subir en plus ce ramdam nocturne sourdant des murs.
    Manolo voudrait dormir.
    Tam-Tam-Tam voltigent les doigts fougueux de Sumbo sur la peau caprine de son djembé.
    Tam-Tam-Tam scandent en retour les doigts sorciers de Lingwa le grand émissaire.
    Tam-Tam-Tam interfèrent ceux désinvoltes de Tiztar.
    Adnan, le vieux lion nonagénaire, secoue sa crinière d’argent et son étrange sourire édenté vermillonne dans sa face noire parcheminée. Il en appelle à la fière Afrique de ses puissants aïeux, au sable rouge, au soleil incendiaire.
    De nuages bas en étoiles voilées, elle court, elle court la nouvelle, d’un HLM à l’autre.
    Il est né, il est né !

    Zuwena gît sur sa couche de douleur posée à même le sol. Elle dérive au Royaume des Sables, envoûtée par cette polyphonie ancestrale. Son ventre est dur du placenta qui y loge encore.
    Zuwena est quelqu’un.
    Manolo s’agite dans le lit jumeau occupant la moitié de la chambre qu’il partage avec Jahal Mmadi. Leur cohabitation n’a rien de choisi ni d’amical. Elle découle du seul bon vouloir de leur Société employeuse qui les cantonne ensemble pour un loyer modique. Ils s’y côtoient rarement : Jahal Mmadi turbine quand Manolo pionce et vice-versa.
    Manolo n’est personne.

    Zuwena est fille de chef.
    Sa tribu remonte à la création du Royaume des Sables par le Dieu de l’Eau vive. Sages et guerriers l’enseignent aux enfants attroupés en cercle devant les feux d’herbes rousses. L’Eau rubigineuse qu’on psalmodie n’a pas de fluidité. Depuis le premier jour du monde, elle se fait avaler par un serpent arénicole avide de ses moindres gouttes. Malgré le rite des scarifications, les peuples nomades n’ont pu conjurer de leur sang versé perle à perle son inépuisable voracité. Alors Zuwena et bon nombre des siens ont été obligés d’abandonner leur vaste pays de dunes pourprées à son aridité oxydée… Pour un pays étriqué, jalonné de cités-abreuvoir telles de grises oasis ceintes de béton.
    Zuwena la survivante sait exactement qui elle est.
    Une princesse en exil de la race des sans-papiers.

    Manolo est petit-fils d’un réfugié anti-franquiste.
    Né déraciné. Son grand-père puis son père ont raté leur vie à trimer dur chez les français de France. Lui-même n’est pas certain d’en avoir une. Il persiste pourtant à trimer autant qu’eux. Ses mains vibrent constamment à force d’être assujetties au tressautement du marteau-piqueur dont elles ont la trépidante charge. Naguère Manuel, le grand-père, a fui l’oppresseur sans avoir pris les armes pour défendre son propre Guernica. Après le décès de Franco, José, le père, s’est refusé à regagner l’Espagne pour servir un roi, convaincu que 1789 avait rendu tous les monarques caducs.
    Manolo n’a ni lâcheté, ni courage, ni but. Il rate juste sa vie, une vie sans relief ni couleur, ce qui l’occupe à temps plein. Manolo n’aura pas d’enfant.
    Sa carte d’identité lui accorde deux nationalités.
    Il ne s’en reconnaît aucune.

    Le petit prince a tété.

    Tam-Tam-Tam, qu’on se le dise de cage d’escalier en faîte d’immeuble !
    Manolo interprète mal cet assaut de roulements triomphaux au cœur des ténèbres.
    Les aiguilles phosphorescentes de son réveil s’emballent. Il cauchemarde d’un sommeil réparateur, car, semblable en cela à Zuwena, il se lève pour aller au boulot quand l’aube se pointe. Une aube gris pollution, du gris des âmes errantes.
    Adnan, le vieux lion, rugit ses incantations patriarcales d’une voix d’outre temps. Un filet de bave rigole à la commissure de ses lèvres, du côté où l’hémiplégie lui a forgé un sourire distordu. Bras levés, il implore la bénédiction d’obscures déités vaguement sanguinaires.
    Les doigts survoltés de Sumbo fatiguent. Dans la cage B, ceux magiques de Lingwa cessent de leur répondre. Seul Tiztar maintient la cadence. Mais Tiztar est un ado qui méconnaît encore ses limites : il ne « fait pas vigile » chez Auchan ni ne boulonne à l’usine. Il deale sous les porches. Rien ne le presse d’être debout aux aurores.

    Zuwena expulse son arrière-faix dans un flux de sang vite tari, déjà prête pour ses relevailles comme le veut la tradition des sables. Ses seins sont engorgés. La montée de lait éprouvante. Les trois gorgées de colostrum tétées ont enclenché le processus.
    Les tam-tams se sont tus.
    Le vieux lion berce le petit prince. Sumbo gagne sa natte en paille de riz marchandée à un Malien, vendeur à la sauvette boulevard Junot, et Lingwa, un bloc plus loin, s’écroule d’épuisement au sortir de sa transe. Tiztar aussi s’est lassé bien que ses doigts ne soient pas las.
    Tiztar n’a pas l’étoffe d’un messager. Il se fiche de ce passé tribal et sacrificiel dont ses proches lui ont saturé les tympans. Ses percussions ne sont qu’imitations. Il n’aime que les choses superficielles et les euros faciles. En mars, il a déserté le collège Diderot et quand il a soif, il ouvre le premier robinet venu. Tiztar se contrefiche du petit prince ‘peau de boudin’, un négro de plus dans la cité des chiards perdus... Là où c’est giga nullos de kiffer pour du sable rouge dans un bled de parpaings gris… Là où tout pourrit sur pied sauf si on prend racine… Là : chez lui.
    Tiztar l’apatride a l’étoffe d’un chef de bande. Il s’étire, sûr de son avenir, et remise son doumdoum à ton grave, cadeau naze de son grand-père le vieil Adnan, cette caricature d’un autre âge. Tiztar réserve ses doigts virtuoses aux platines ‘tombées du camion’ entre les mains rapetout de Kévin : tous deux forment avec Gengiz, le turkish fana de break dance, un trio dingue de hip-hop.

    Zuwena a langé serré son entrejambe et solidement sanglé ses seins avec un foulard épais. Elle implore l’esprit de la nuit pour qu’il retarde le matin.
    Le silence des tambours assourdit Manolo qui sombre au son familier du marteau-piqueur.

    Le petit prince s’éveille.

    Zuwena se lève. Manolo aussi. Et le jour de même.
    Dans le bus de sept heures attrapé au pied de la tour Voltaire, l’ouvrier du bâtiment au sourire las s’est assis d’office à côté de la belle black en boubou rouge, sans qu’aucun mot ne soit échangé. Il leur arrive souvent de faire le trajet côte à côte pour rallier le centre-ville, muets et fatalistes, en étrangers complices.
    Un matin comme les autres.
    Ou presque : en partant, Manolo n’a pas croisé Jahal Mmadi sur le seuil de la chambre pour leur rituelle inversion de rôles. Trop crevé pour y accorder importance après cette nuit de grand chambard, il s’était contenté de croiser superstitieusement les doigts. Un accident au travail est si vite arrivé !

    Perchée sur un escabeau bleu, Blanche astique les vitres de la maison aux lilas qui embaume le chèvrefeuille. Son bras s’active, son esprit s’esquive. Elle a mal. Elle est bien… Deux heures encore à s’échiner… Plus que deux heures à tenir bon...
    C’est la Madame qui a décidé pour « Blanche ». La Madame n’arrivait pas à retenir le prénom africain de Zuwena, un prénom à coucher dehors. La Madame se trouve très drôle : n’est-il pas désopilant que Blanche travaille au noir ?

    Manolo a enfilé ses gants ignifugés et empoigné son marteau. Sur le chantier, dans la bouche du contremaître, tous les ‘Espingouins’, naturalisés français ou non, s’appellent José. Ici, ils sont trois. Manolo est sûr qu’avec un petit effort ce ne serait pas la mer à boire que de rendre à chacun son prénom. Mais si ça simplifie le boulot, alors... Et puis, ça ravive le souvenir de son père. Il faut bien se trouver une raison de continuer quand nul fil rouge conducteur donc en conséquence ni présent ni avenir, ne vous y invite !

    Lingwa déploie solennellement un voile écarlate sur le lino ocré, devant la couche désertée par Zuwena où les sécrétions violacées de l’accouchement s’exposent en guise d’offrande. Ils sont quatre seulement.
    Tiztar ne viendra pas : pourquoi frayerait-il avec ces bouffons inadaptés ? Autant pioncer jusqu’à midi.
    Jahal Mmadi s’assoit en tailleur, peau d’ébène, pommettes hautes, port altier et regard souverain, oubliant ses épaules endolories par ses jongleries de portefaix. Le vieil Adnan s’avance vers lui, hiératique, et dépose le nouveau-né endormi dans la corbeille protectrice de ses bras musculeux.
    Sumbo et Lingwa s’inclinent avec respect.

    Le Dieu de l’Eau ensable leurs cœurs.
    Tout : …Rougeoie. Flamboie. S’illumine…

    Le petit prince est fils de roi.

     


  • Commentaires

    1
    danielle
    Vendredi 22 Juillet 2016 à 17:17

    Quel talent !  Et dire que nous ne lirons plus de belles pages de Dominique, notre Djin...

     

    2
    Lza
    Dimanche 24 Juillet 2016 à 09:37

    Donner le nom "Blanche" à une employée africaine, ça ne s'invente pas. Et pourtant, hélas, ça arrive: une jeune femme de ma connaissance a nommé"Guenola" une petite Africaine qu'elle a adoptée! Or, ce prénom Breton dérive de l'adjectif "gwen" qui signifie "blanc" en Breton! Il reste à souhaiter que cette petite fille vive ailleurs qu'en Bretagne!

    3
    ysiad
    Lundi 25 Juillet 2016 à 08:42

    J'ai rencontré Dominique au Fontanil il y a plusieurs années. Nous avions échangé sur pas mal de choses. Nous nous étions revues en 2014 à l'occasion des dix ans du concours de Bourbon L'Archambault. Elle restera toujours dans mon coeur. 

    4
    Marie
    Lundi 25 Juillet 2016 à 11:39

    On avait parlé d'elle cet été à Bourbon, sous le tilleul-menthe où flottera toujours le souvenir de sa présence. Elle était là, dans ce très doux parfum de verdure. L'absence, ça n'existe pas.

    5
    Samedi 30 Juillet 2016 à 13:23

    Une lourde perte pour la communauté des nouvellistes ! La plume de Dominique ne pouvait pas laisser indifférent comme le prouve ce texte fort qui dénonce au passage les travers esclavagistes de notre société. Sincères condoléances à sa famille et ses proches.

    6
    Jacqueline
    Dimanche 14 Août 2016 à 14:06

    Je viens d'apprendre la nouvelle et je partage votre tristesse à tous. Nous avions échangé, Dominique et moi en 2011, à propos d'un de ses premiers textes "Semblant d'arbre" qui avait gagné le concours de Saint-Pol-sur-Ternoise, où j'habite, et avait été perdu. "Je ne l'écrirai plus ainsi, m'écrivait-elle, mais il m'est cher, ce texte". Heureusement, ses beaux textes restent.

    7
    Valérie A.
    Dimanche 18 Septembre 2016 à 09:52
    Merci. Beaucoup d'émotions en découvrant ce texte ce matin. Merci beaucoup.
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