• Il fallait qu'il le fasse


    Sur les quatre vingt trois nouvelles reçues au concours Calipso 2008 "Passages rebelles" vingt trois avaient été retenues par les jurés dans une première sélection. Vous connaissez les auteurs des dix nouvelles lauréates mais pas les treize autres qui les suivaient, certaines de très près. Comme ces dernières ne seront pas éditées dans le recueil 2008, nous avons proposé aux auteurs de les publier ici même.

    Nous poursuivons la série avec Danielle Akakpo et sa nouvelle " Il fallait qu’il le fasse "

     

    Il fallait qu’il le fasse. Chez lui, pas question. Avec sa mère toujours derrière lui, à le couver comme un gamin de dix ans :

    - Tu es là, Lolo ? Tu fais quoi ? 

    Pas moyen de fermer la porte de sa chambre pour être tranquille. Il l’aimait bien sa mère, mais ce qu’elle pouvait être chiante ! Son père, lui, bien que passant son temps à errer d’une pièce à l’autre dans son fauteuil roulant, entre deux stations devant la télévision, respectait son intimité. Depuis l’accident qui l’avait privé de l’usage de ses jambes et livré aux soins jaloux de sa compagne, il avait cessé de parler. " Ta mère parle pour deux " avait-il murmuré un jour à Laurent adolescent. Depuis, des clins d’œil discrets, des sourires complices suffisaient à manifester leur tendresse mutuelle.

    Bref, la maison n’était assurément pas le lieu approprié au genre d’opération qu’il projetait.

    Il y avait un moment que l’idée folle avait germé dans son esprit. L’endroit idéal, il n’avait pas eu de peine à le trouver : la forêt touffue de la Bérarde, à la sortie du bourg, où personne n’allait jamais se promener en cette saison. Il avait décidé que ce serait aujourd’hui, en fin de matinée. Ce que ça pinçait ce lundi-là ! Pas le moindre petit rayon de soleil. Ses mains étaient glacées à l’intérieur des gants de laine.

    Un raté ! C’est ce qu’il voyait dans le miroir de la salle de bains en se rasant le matin. Les deux mots lui montaient sans cesse aux lèvres pour exprimer en sourdine la tristesse de son quotidien. Vingt ans. Rien fait de bien, enfin à peine le centième de ce qu’il aurait vraiment aimé faire. C’était maman qui décidait, de tout, pour lui, pour tout le monde. Une seule fois, il avait eu gain de cause, lorsqu’en fin de troisième, on lui avait vivement conseillé d’aller voir du côté d’un lycée professionnel alors que maman Dubois aurait aimé pousser le petit jusqu’au baccalauréat, plus loin même.

    - Le temps que je le décroche, ce bac, m’man, j’aurai des cheveux blancs et une barbe d’un mètre de long. Pas la peine de jeter l’argent par les fenêtres. Avec mon BEP, au bout de deux ans, j’aurai un boulot et je te ramènerai des sous à chaque fin de mois ! 

    En grommelant, elle avait cédé, lui faisant jurer toutefois qu’il ne partirait pas aux cinq cents diables !

    Tout ce qui s’était présenté, pas trop loin de chez lui, c’était une place en BEP vente. Il n’avait pas d’idée bien précise, il avait accepté. C’est au cours des stages obligatoires que son intérêt s’était éveillé, avait grandi jusqu’à devenir une véritable passion. Au supermarché Casina, il avait passé la plus grande partie de son temps à déballer des caisses et des cartons, à ranger des produits dans les rayons. Mais c’était avec plaisir qu’il avait endossé chaque matin la blouse verte du magasin.

    Chez Brize, il avait pendant six semaines classé des tee-shirts et des pulls par tailles et par couleurs. Mais c’était à Conforhome que sa vocation s’était révélée. Conforhome, il en avait plein la bouche lorsqu’il rentrait le soir. Affecté au rayon électroménager, il devint incollable sur les mérites comparés des diverses marques de réfrigérateurs congélateurs, les avantages du dernier modèle de sèche-linge qui loin d’abîmer vos textiles, madame, vous facilitera le repassage.  Son enthousiasme plut à la direction qui fit appel à lui pour un remplacement de trois mois dès la fin de ses études.

    - En juillet et août, tu vas t’ennuyer mon Lolo, gémit maman, tu ferais mieux de profiter du soleil. 

    Il ne s’ennuya pas un seul instant. Il n’y avait pas la foule des grands jours à Conforhome, mais il n’y avait pas non plus pléthore de vendeurs si bien que Laurent se démena d’un rayon à un autre et eut de multiples occasions de déployer ses talents.

    - Ce matelas-là, madame, monsieur, un bonheur pour le dos, croyez-moi ! Votre médecin, votre kiné lui-même vous le recommanderait !

     

    Au pas de course, il  rejoignait un couple hésitant devant un téléviseur : 

    - Je vois que ce modèle d’écran plat vous intéresse. Un choix très judicieux, excellente qualité d’image. Deux ou trois enjambées, et on le retrouvait au milieu des lampadaires et lampes de chevet. Une glissade et il vantait les mérites d’une chambre d’enfant en bois blanc.

    Durant ces trois mois-là, il ne vendit pas grand-chose mais il se démena, renseigna, conseilla, exulta. Les journées lui paraissaient trop courtes. Il allait prendre son autocar à 19h l’œil brillant, l’esprit bouillonnant. Il avait trouvé sa voie. Il serait vendeur, mais pas n’importe où. Les boutiques de vêtements, les hypermarchés, en fin de compte ça ne lui disait plus rien. Le magasin idéal, le top du top pour lui, c’était Conforhome. C’était là qu’il trouverait son bonheur, il en était persuadé. Il avait déposé sa demande d’embauche. Il espérait de toutes ses forces qu’on l’engagerait définitivement.

    - Tu ne manges pas, tu es dans la lune, Lolo ?  lui demandait parfois sa mère au dîner.

    Non, il n’était pas dans la lune, Lolo, il se voyait franchir chaque matin, le front haut, le cœur débordant d’enthousiasme, les portes de Conforhome, portant son beau gilet rouge et la cravate assortie. Une étincelle s’allumait aussi dans l’œil du père, comme s’il partageait le rêve de son fils.

    Octobre le vit attendre fébrilement la lettre, le coup de fil promis par le directeur. Le temps passa. On ne lui fit pas signe. Il galéra de petit boulot en petit boulot, traîna dans la maison, choyé par sa mère qui croyait le réconforter en cuisinant ses plats préférés, en répétant à longueur de journée :

    - Te fais pas de souci, mon Lolo, tu verras, on va te trouver quelque chose de bien. 

    Elle finit par lui trouver quelque chose qui lui paraissait très bien à elle. Grâce au boucher dont elle était fidèle cliente, dont la soeur était allée en classe avec la femme de monsieur Brochet le responsable du bureau de poste ! Léon, le facteur du bourg allait devoir subir une délicate opération qui le tiendrait éloigné de son travail pendant plusieurs mois. Monsieur Brochet n’avait rien contre le fait de recruter un remplaçant qui connaîtrait bien le coin. C’est ainsi qu’un beau matin, Laurent endossa le K way bleu de Léon, un peu trop grand pour lui et enfourcha la vieille bicyclette à sacoches du préposé alité. D’emblée, il détesta ce travail qu’il trouvait inintéressant et tellement éloigné du but qu’il s’était fixé. Le vélo, mal entretenu, lui donnait des sueurs froides au freinage. Et certaines étapes de sa tournée viraient au cauchemar. Vers dix heures, c’était Francine Grangier, accorte quadragénaire en mal de mâle qui le guettait sur le pas de sa porte en déshabillé transparent, quel que soit le temps. Elle se précipitait vers lui, toutes voiles aux vents :

    - Quelque chose pour moi, mon chou ? Tu entres prendre un petit café ? 

    Il avait eu la politesse d’accepter, une seule fois et avait à grand-peine échappé aux assauts de la dame en chaleur. Mais elle ne désarmait pas ! Deux portes plus loin , c’était la mère Loubier, soixante-quinze ans, qui n’avait plus toute sa tête et s’obstinait à lui proposer un biscuit, une sucette, comme lorsqu’il avait six ans. Le pire arrivait avec la fin de la tournée, vers 11h30, dans sa rue, devant chez lui :

    - Te voilà, Lolo ? Fais donc voir ce que tu m’apportes de beau aujourd’hui : une facture de téléphone, une lettre de la cousine Marie… À tout de suite ! Y a du ragoût aujourd’hui, Lolo ! braillait sa mère à la porte du jardin sans oublier de lui plaquer un baiser sonore sur chaque joue.

    En général, sa halte devant la maison familiale coïncidait avec la sortie de l’école primaire située juste en face. Les gamins s’en donnaient à cœur joie.

    - Il va manger du ragoût le facteur Lolo ! 

    Et la mère qui ne cessait de répéter que monsieur Brochet était très content de ses services, qu’il ne manquerait pas de dire un mot pour lui à la direction départementale.

    Plus le temps passait et plus son aversion pour son emploi de facteur lui pesait. S’aventurer à grincer " sale pute " entre ses dents en passant devant la Grangier, à traiter la mère Loubier de vieille cinglée en lui tirant la langue et les gamins de l’école d’enfoirés de petits cons lui apportèrent un bien maigre soulagement. La mesure fut à son comble lorsque monsieur Brochet lui annonça que la convalescence de Léon se passait moins bien que prévu et que son congé allait être prolongé de deux mois, voire plus. Le contrat de Laurent allait lui aussi être prolongé d’autant, s’il n’avait rien d’autre en vue, bien évidemment. Il avait eu beau prier pour qu’un miracle se produise, rien de nouveau ne se profilait à l’horizon. Maman mit le champagne au frais le samedi soir pour fêter l’évènement. Lolo descendit la bouteille presque à lui tout seul pour fêter son désespoir. Une ombre de tristesse voila le regard du père qui gagna sa chambre en pressant au passage le bras de son fils. Après une nuit peuplée de cauchemars, Laurent dormit jusqu’à midi, passa l’après-midi l’air absent devant la télévision. En réalité, son plan mûrissait dans son esprit fatigué. Le lundi matin, étrangement serein, sa décision prise, il embrassa sa mère, son père, enfourcha sa bicyclette et fila en sifflotant.

    11h30 le trouva à la sortie du village, à genoux entre deux gros chênes, au coeur de la forêt de la Barbade. Il y avait bien longtemps qu’il avait cessé de siffloter. Le regard brûlant de colère et de chagrin, il contemplait la pile de lettres qu’il venait de déverser en tremblant de ses sacoches. Il avait dû faire l’effort d’en distribuer quelques unes, de traîner en chemin, pour ne pas attirer l’attention si bien que la tournée lui avait paru durer une éternité. Il se débarrassa de ses gants, craqua une allumette. En quelques minutes, la pyramide de courrier s’embrasa. Laurent, hagard, regarda les flammes grignoter le bas de la pile, dévorer goulûment le papier. Secoué de hoquets de sanglots, il tendit les mains vers la gerbe rutilante, laissant le feu lécher le bout de ses doigts engourdis. S’envolaient en fumée le symbole d’une tâche abhorrée et le bel idéal qu’il avait perdu tout espoir de voir se réaliser. Partir lui aussi, se laisser emporter par ces flammes crépitantes… Il lui suffisait d’approcher ses vêtements du brasier…

    - Non mais, tu as perdu la tête, Laurent Dubois ? Déclencher les feux de forêt, c’est devenu ton nouveau passe-temps ?

    Une main ferme venait de l’agripper par l’épaule. Il n’avait pas prévu que ce jour-là, l’idée saugrenue de couper à travers bois pour aller déjeuner chez son frère traverserait l’esprit du maire.

    Chez les Dubois, après un quart d’heure passé à crier, à faire répéter son interlocuteur en levant les yeux au ciel, la mère reposa le combiné du téléphone dans l’entrée et rejoignit le père dans la salle à manger. Son regard las fixé sur l’écran de la télévision, il demeurait muet, comme à son habitude.

    - Quel tintamarre, mon pauvre Auguste! On dirait la sirène des pompiers, ou celle de la police. Sûrement un accident de la route. Au fait, tu sais qui j’avais au bout du fil ? Conforhome, pour Lolo ! Ils auraient besoin de lui dans une quinzaine de jours. Je lui en parlerai pour qu’il rappelle, par politesse. Mais de toute façon, ça ne l’intéressera pas.

    - Pas si sûr !  scanda le père d’un ton sec devant sa femme médusée.



    Danielle Akakpo  : cadre administratif à la retraite, si j’ai toujours eu un penchant pour l’écriture, j’ai attendu très longtemps avant d’oser montrer mes productions à qui que ce soit. Le Net m’y a aidée. Après avoir adhéré (timidement) à une association d’auteurs amateurs dont je suis finalement devenue présidente (Le Cercle Maux d’Auteurs pour ne pas le nommer), reçu avis, conseils et encouragements, j’ai déployé mes ailes. (J’en ai deux, que diable : DanieLLe et j’y tiens !) Peu importe si elles ne m’emmènent pas au firmament : j’écris pour me sentir bien, me faire plaisir et si je peux faire plaisir à d’autres, cela suffit à mon bonheur. Rien de plus triste que de se prendre trop au sérieux. ! J’oubliais : ma préférence va à la nouvelle et au texte court.

    J’ai eu la chance de franchir le barrage de l’édition avec :

    Elles et Eux (Éditions Écriture et Partage) 2006 Recueil de nouvelles

    Un Homme de Trôo, roman coécrit avec Jean-Noël Lewandowski (PLE Editions) 2006

    Quelle comédie la vie ! (PLE Éditions) septembre 2008 Recueil de nouvelles

    Mon blog :  http://danielle.nipox.com

     


  • Commentaires

    1
    Vendredi 10 Octobre 2008 à 10:30
    Superbe la bicyclette à Lolo, c'est comme ça que je la voyais!
    2
    Laurence M
    Samedi 23 Août 2014 à 18:33

    Très original ! Une autre forme de rébellion ... muette. Je ne m'attendais pas à cette fin, je m'attendais ... au pire.

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    3
    Régine
    Samedi 23 Août 2014 à 18:33
    Moi aussi, je m'attendais au pire. Bravo Danielle !
    4
    STEPH
    Samedi 23 Août 2014 à 18:33
    Votre texte me touche.
    Hurler sans bruit ...
    Dire sans parler.
    Ecrire, en somme ?
    Non ?
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