• Même si vous connaissez parfaitement la cartographie maritime et que Poséidon est à vos côtés, dès lors où vous montez à bord du Pythagora, vous vous engagez dans un voyage qui devient forcément imprévisible. Reste que vous ne serez plus un personnage parmi d’autres et, même déchiré par les mauvais vents de la vie, votre rencontre avec le capitaine Suzanne Alvarez restera inoubliable…

     

    Le passager clandestin

     

     

    - Alors…Il a dit quoi ? murmura-t-il en essayant pauvrement de sourire.

    Et tandis que le fol espoir l’emplissait à la vue du visage radieux des deux femmes, ses traits se détendirent et redevinrent frais comme ceux d’un enfant.

    - Alors, il a dit " Oui " ! firent Carole et Anna à l’unisson.

     

    Le jour " J " arriva enfin et Eole était au rendez-vous.

    Hamidou embarqua avec pour seul bagage, un petit sac à dos, quelques sachets de sucre en poudre et de manioc, un diplôme d’électronicien, des papiers prouvant son identité, et 7 500 francs français.

    - Tiens, le Tonton ! Pour toi… tout ce que j’ai ! dit-il en tendant fièrement une enveloppe au Capitaine du Pythagore.

    - Non, mais, pour qui tu nous prends. Range-moi ça en vitesse ! fit Marc en repoussant l’argent que le Malien voulait lui donner pour le prix de sa liberté.

    Puis il ajouta dans un clin d’œil :

    - Mais un équipier de plus, c’est pas de refus !

    Le jeune homme, à présent, attendait impatiemment la phrase libératrice : " Larguez les amarres ! ", l’ordre salvateur de gagner le large et de voguer pour la Guyane, l’Eldorado dont il rêvait depuis si longtemps.

     

    Avec une maladresse et une ardeur touchantes, il s’essaya à barrer dans les alizés et les poissons volants, délaissa sa bouillie de manioc pour les petits plats qu’Anna lui concoctait, participa aux manœuvres et se révéla être le plus gamin de tous. Tour à tour affectueux, sérieux et blagueur, lui, qui avait avancé jusqu’ici dans la vie comme un chasseur dont l’existence est guettée, se laissait maintenant engourdir avec ravissement par la contemplation des étoiles et le ballet nautique des dauphins. Ivre de sa chance, il répétait sans cesse :

    - J’ai jamais vu des " Tanties *" et un " Tonton* " comme ça ! tandis qu’il se signait.

    Pythagore, suivi quelques jours plus tard de " Nautilus ", " Il était une fois " et "Plaisir d’amour ", mit treize jours exactement pour traverser l’immensité de l’Atlantique et voir apparaître la terre ferme. Après la sécheresse des îles capverdiennes, le vert partout avait surgi de la jungle, dans un lacis déraisonné de lianes enchevêtrées et de racines apocalyptiques. La saison des pluies allait commencer…

    Après bien des péripéties et de grosses frayeurs pour le débarquer, et grâce à l’aide de bonnes volontés des gens de bateaux et de quelques frères maliens qui l’attendaient et qui l’hébergèrent un temps à Cayenne, Hamidou trouva un travail de mécano, réussit à s’inscrire dans une école pour poursuivre ses études, envoya chaque mois de l’argent au pays, fut sur le point de contracter un mariage blanc avec une pompiste, y renonça sur les conseils d’Anna, obtint un BTS en électronique, puis, au bout de trois ans, ne donna plus signe de vie.

    Des années plus tard, Anna et Marc qui faisaient des courses à US Import, à Saint-Martin en Guadeloupe, s’entendirent appeler près du rayon des laitages :

    - Mais c’est la Tantie et le Tonton !

    Après la joie des retrouvailles et le récit de ses aventures guyanaises, leur jeune ami leur confia qu’il devait rencontrer quelqu’un d’important afin d’obtenir une place sur le marché de la ville pour y vendre des statuettes et des masques africains. Mais ils apprirent par la suite que l’affaire ne se fit pas, car les Antillais ne faisaient pas bon ménage avec les Africains. Et une fois encore, ils n’entendirent plus parler de lui.

     

    Le cyclone " Luis " venait de ravager l’île de Saint-Martin, quand les marins du Pythagore trouvèrent dans leur casier, à la Capitainerie de Marigot, une enveloppe en provenance de Bamako, à l’intérieur de laquelle un faire-part leur annonçait le mariage d’Hamidou Sangora avec Jahia Kompaore. Il était retourné à ses racines.

     

     

    *Tontons et Tanties. Noms affectueux donnés aux Blancs par les Africains (de l’Afrique Noire), suite à l’indépendance de ces pays, réalisée par François Mitterrand (surnommé Tonton Mitterrand).

    *Mali. Capitale Bamako. Pays enclavé d’Afrique de l’Ouest ayant des frontières communes avec la Mauritanie, le Sénégal, la Guinée, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Niger et l’Algérie. Il compte presque 14 millions d’habitants pour une superficie de 1 241 238 km2. La langue officielle est le français, mais la plus parlée est le Bambara. C’est un des pays les plus pauvres d’Afrique, malgré ses matières premières (or, coton…).

     


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  • Consacrée aux Inattendus 2008 pour sa série " Histoires d’eau " Suzanne Alvarez qui fait escale du côté de Madère, nous envoie quelques baisers de remerciements…

                                                 Madère, ou la perle de l'Atlantique

     

    Dans la Marina de Funchal à Madère.
    Amira était brune, frêle, pas très belle, mais charmante avec son air d’étourneau dépeigné tombé d’un nid des beaux quartiers marocains et qui, entre trois whiskys et quatre bières, se cramponnait à la plume de Balzac et Flaubert jusqu’à l’ivresse, mais n’hésitait pas à adopter, quand l’envie la prenait, un langage de charcutière. La veille au soir, Riyad son mari, avait convié tout le mouillage à une monstrueuse bamboula pour fêter, sur leur superbe yacht, les 35 ans de sa femme.  


    8 heures du matin, le lendemain.
      Elle avait mis ses mains en porte-voix et hurlait du quai, m’exhortant à venir boire un café avec elle. Puis, comme je ne répondais pas à son invitation, elle avait lancé comme on lance un caillou avec une fronde :

    - Mais réponds, espèce de garce… Je sais bien que tu m’entends… C’est parce que je suis Arabe… Hein ?... que je te fais honte ! Allez ! Dis-le !

    - N’importe quoi ! Vas-y maman, sans ça, elle va ameuter tout le mouillage. Je terminerai la lessive sans toi. Surtout, ne t’en fais pas !

    - Dis-donc ! Elle a l’air drôlement remontée ta copine. Vas-y mais traîne pas trop ! avait fait Marc qui, alerté par tout ce raffut, avait raccroché sa CB et avait fait irruption dans le cockpit où la moussaillonne et moi nous nous activions autour de nos baquets de linge.

    - Ne vous inquiétez pas, je ne risque pas de m’éterniser. Je serai de retour dans moins d’un quart d’heure… C’est moi qui vous le dis !

    - J’arrive ! avais-je fait d’une voix autoritaire en agitant la main en direction d’Amira et comme si je n’avais pas entendu sa grossière apostrophe.

    Elle m’avait prise par le bras, sans l’ombre d’un scrupule et heureuse d’avoir gagné la partie, et elle m’avait entraînée dans un des bars de la marina où Riyad, déjà attablé devant trois tasses de café vides m’avait accueillie avec un large sourire. Ce type était vraiment sympa...

    10 heures.
    Ils avaient vidé cannettes sur cannettes comme d’autres prennent des somnifères, tandis que j’en étais à mon cinquième café. Je savais pourtant que ce breuvage était un poison pour moi et avait des effets dévastateurs. Me connaissant, je m’attendais donc au pire. Et c’est là qu’elle m’avait demandé à brûle-pourpoint :

    - Tu me trouves jolie ?

    - Bon… Non !

    Je me souviens qu’elle avait ouvert la bouche puis l’avait refermée comme un poisson manquant d’air et que cela m’avait arraché un sourire. Puis elle m’avait fixée d’un air désespéré avec des yeux qui semblaient m’accuser. Après un petit rire silencieux elle avait fini par exploser sur un ton de rage froide :

    - Alors comme ça, tu ne me trouves pas jolie ! Elle avait pris un couteau qui traînait sur la table d’à côté et l’avait piqué au milieu de la carte des menus qui s’y trouvait, comme si elle eût voulu me poignarder. Enfin elle avait fait un signe au garçon pour " remettre ça " et il lui avait apporté prestement une autre bière qu’elle avait sifflée d’un trait.

    - Ah ! Bon… tu ne me trouves pas jolie. Ces mots semblaient tourner en boucle dans sa tête et la tarabuster. Et elle s’était mise à pleurer. L’alcool avait fait son effet. Je me souviens aussi qu’après, le manque d’égard que j’avais eu envers elle, m’avait pesé sur le cœur. Je ne sais plus pourquoi je lui avais répondu ça. Je crois bien qu’elle m’avait juste un peu énervée parce qu’elle m’avait taxée de racisme et aussi parce que je ne supportais pas de la voir dans cet état d’ébriété continuel. Malgré tout, j’appréciais sa compagnie car même si on sentait bien qu’elle avait parfois la légèreté des enfants de riches, elle n’enrobait jamais, même dans l’ivresse, ses phrases de formules creuses, de fioritures courtoises, de commentaires névrotiques. Elle était elle, tout simplement.

    La nuit dernière, pourtant, pendant la fête sur son bateau, elle avait été lamentable. Son mari, dont chacun s’accordait à dire qu’il était d’une intelligence remarquable, buvait lui aussi comme un trou, mais lui au moins savait se tenir. Le vrai alcoolique, sans doute ! Quand je lui posais des questions à propos de tout cela, Amira me répondait que c’était impossible pour elle d’accepter la vie telle qu’elle était et qu’un besoin de se détruire la prenait parfois. Mais malgré la conscience qu’elle avait de sa déchéance, et culpabilisant sans cesse, elle ne faisait rien pour en changer.

    Midi.
    L’arrivée de ma fille allait me délivrer. Je n’avais pas vu filer l’heure et j’avais hâte de retourner sur mon voilier. Mais c’était sans compter sur la promptitude de Riyad qui, avec sa gentillesse habituelle, l’avait invitée à s’asseoir et à consulter la carte des menus.


    13heures
    . Marc, inquiet de la disparition de ses deux femmes s’était pointé dans l’encadrement de la porte du bar :

    - Bon, je vois que vous vous êtes fait piéger ! Alors, on fait quoi, maintenant ? avait-il déclaré à notre adresse en se forçant à sourire. Puis, après avoir décliné une invitation à déjeuner avec nous quatre, il avait fini par accepter de s’attabler, lui aussi.

    Entre-temps, dans l’après-midi, tout le mouillage avait fait son apparition petit à petit, par curiosité. Et Riyad avait offert de bon cœur une tournée générale.

    Le soleil baissait sur la mer et commençait à fouiller de ses rayons obliques, d’un or plus doux et plus fané, la végétation du Parc de Santa Catarina, situé tout près, quand la calculette avait crépité et craché son verdict sur la bande enregistreuse. Le garçon stylé, en poste depuis le matin, n’avait pas bronché. Il s’était seulement contenté de sourire à la vue du déroulement du rouleau de papier. Et Amira qui ne se rappelait que confusément ce qui s’était passé, l’esprit tout baigné d’un douloureux brouillard et enfin délivrée de son chagrin solitaire après que je l’eus embrassée, m’avait souri aussi, derrière les traces de ses larmes qui s’étaient mêlées à la sueur, sur son visage bruni par ses origines, autant que par le soleil cuisant de Madère.

      

    A chaque fois que je franchis la passerelle d’un avion, me vient une pensée douloureuse et tendre pour Amira, et je frémis en évoquant Riyad, le séduisant Commandant de bord d’une prestigieuse compagnie marocaine qui, ce soir-là, à Funchal, avait passé le seuil du " O Jango " au bras de sa femme - pour regagner son palace flottant qu’il avait quitté au petit matin- avec la majesté chancelante de l’ivresse, juste après avoir déposé une liasse de billets de banque sur le comptoir d’un bar à la mode.


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  • Après l’épisode 10 des aventures maritimes de Suzanne Alvarez à bord du Pythagore et de ses 114 commentaires reçus à ce jour, voici une nouvelle virée qui devrait en susciter bien d’autres…

     

    Des nouvelles fraîches

     

    Il libéra la chose de son plastique protecteur, l’ouvrit avec lenteur, ce qui eut le don de nous exaspérer au plus haut point, enfin la déplia, et sa voix s’éleva comme celle de Dieu le Père sur le Sinaï. 

     

    Sur l’île de Sâo Vicente au Cap-Vert . La baie de Mindelo est agitée par un roulis dansant. Les voiliers, une bonne vingtaine, ont la danse de Saint-Guy et sont ballotés dans tous les sens par une méchante houle et un vent à décorner les bœufs d’au moins 35 nœuds, et chargé de boue. C’est encore pire que sur l’ïle de Sal que nous avions délaissée au bout d’une semaine. Il est près de 10 heures du matin, mais dans le mouillage, le silence est total. Il est vrai que même les estomacs les plus amarinés ont du mal à résister à un tel régime. Heureusement que notre bateau est un quillard*. Certains sont sûrement encore sous leur couette. La nuit a été rude. J’imagine ce pauvre Michel de " Plaisir d’Amour ", en ce moment, tellement secoué sur son dériveur, et qui se terre avec un mal de mer carabiné dans son sarcophage de plume. A propos de Michel, justement, il attend, comme nous, " Nautilus " et " Il était une fois " avec lesquels nous nous étions donné rendez-vous, ici, pour la traversée de l’Atlantique. Et comme nous, il commence à s’inquiéter car nous n’avons plus de nouvelles de nos amis depuis Madère. Et pas question, aujourd’hui, d’aller à terre. Aller jusqu’au quai en annexe relèverait de l’acrobatie. La houle déferlante aurait tôt fait de nous transformer en serpillères, remplir le canot et noyer le moteur de surcroît. Marc est assis, adossé au mât. De temps en temps, il repose son gobelet de café qu’il coince entre ses genoux et qu’il boit à petites gorgées, pour prendre ses jumelles. A l’intérieur, le chat somnole sur la table à cartes. La moussaillonne qui a délaissé aujourd’hui livres et cahiers pour se transformer en boulangère, malaxe une boule de pâte. Assise en face d’elle, je la regarde faire, qui prépare le pain pour plusieurs jours. Elle en a déjà enfourné un. Je le vois qui commence à dorer, à travers la vitre du four. J’ai la tête comme une pastèque. Toute la nuit, Pythagore a gémi et j’ai à peine fermé l’œil. A plusieurs reprises, j’ai entendu Marc s’affairer sur le pont, pour remonter l’annexe qui cognait contre la coque et aussi pour vérifier si l’ancre ne dérapait pas.

    - Bon Dieu ! Quelqu’un est en train de se noyer !

    Des appels au loin. Un groupe sur le quai. Des mains qui s’agitaient dans la direction du mouillage. Un corps qui a basculé dans l’eau. Voilà ce que le capitaine de Pythagore a entendu et vu de son poste d’observation.

    Je me suis emparée de l’autre paire de jumelles en dérangeant le chat qui m’a regardée d’un sale œil, et je suis montée sur le pont, dare dare, suivie de ma progéniture qui a les mains encore pleines de farine.

    - Et l’annexe qui est remontée…Il va falloir la remettre à l’eau… Il est trop loin… je n’arriverai jamais à temps ! a fait Marc, complètement désespéré.

    - Mais au lieu de gueuler comme ça… non, mais tu crois pas… il n’y en a pas un qui se serait porté à son secours… puisqu’ils étaient à côté ? déplora Carole en désignant le groupe de curieux qui s’était formé sur le quai d’en face.

    J’ai pu enfin régler ces maudites jumelles :

    - Une minute ! Il n’est pas en train de se noyer, il vient dans notre direction !

    Nageant à la force d’un seul bras, l’homme -puisque c’en était un- avançait dans une espèce de brasse lente, disparaissant par moment sous des rouleaux de vagues. L’un de ses bras était visible pourtant, qu’il tenait en l’air inlassablement, un bras dont la main qu’on voyait très nettement à présent tenait obstinément quelque chose… comme un rectangle blanc.

     

    Alors, le capitaine de Pythagore commença à décrypter la lettre écrite par Guy du voilier Nautilus : " Arriverons à Mindelo dans la semaine du 16 au 21. Sommes enfin prêts pour le grand saut. Jojo a cassé son safran et il a fallu sortir " Il était une fois " de l’eau pour réparer. La tuile, quoi !............. " 

     

    Puis il continua en pensée, pour lui seul, et, l’esprit complètement emporté par sa lecture, planant à cent coudées de là, il en oublia notre présence et celle du " facteur " qui, toujours agrippé à la coque, attendait tranquillement, comme si l’exploit qu’il venait d’accomplir se fût agi de la chose la plus naturelle du monde.

    Quand Marc eut achevé son monologue intérieur, il revint sur terre. Enfin si on peut dire :

    - Nom de Dieu ! Mais qu’est-ce que tu fous encore dans l’eau, toi ! Monte ! Monte ! Vite les filles ! Aidez-moi à le hisser !

    - Ça sent bon chez toi ! fit l’homme en souriant, tandis qu’il s’affalait sur l’un des bancs du cockpit.

    Une bonne odeur de levain flottait dans l’air. On n’allait pas tarder à passer à table…

     

    *Ce singulier facteur - qui n’était en fait qu’un petit pêcheur qui traînait sur les quais dans la journée- avait été sollicité par un des employés des services maritimes de l’île de Sâo Vicente par lequel notre courrier transitait, pour nous remettre cette lettre, et était parti à notre recherche. Ayant réussi à nous localiser, il espérait, avec l’aide de ses amis pêcheurs, nous faire venir jusqu’au quai pour nous la remettre, en hurlant des " PYTHAGORE " à n’en plus finir. Voyant que personne ne se manifestait, il n’a pas calculé le risque qu’il encourait et s’est jeté à l’eau pour venir à nous. Et le vent étant vif ce jour-là, Marc s’est mépris sur le sens des gestes et des cris de ces hommes, qu’il a pris pour des appels au secours.

    * Safran  : partie immergée et pivotante du gouvernail qui oriente le bateau.

    *Quillard  : voilier possédant un lest placé très bas, au bout d’un plan de dérive appelé quille et permettant un couple de redressement assez important pour une bonne stabilité du bateau. L’opposé du quillard est le dériveur.

    * Grand saut : traversée de l’Atlantique


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  • Où l’on repart avec le capitaine Suzanne Alvarez pour un nouvel épisode de la vie à bord et aux abords du Pythagore…

     


    Le doudou de Maryse

     

    Il avait beau se défendre de vouloir la gifler à tour de bras à la suite de cette étrange révélation qu’elle venait de lui faire en riant comme une folle, le désir dansait à nouveau dans toutes ses veines et, en ce moment, il n’en menait pas large devant elle.

     

    Tenerife aux Canaries. Le ciel est gris et bas comme la mer. Neptune est en colère et siffle dans les haubans*. Silvio, dont le cœur est en berne parce que Maryse, son équipière depuis six ans, l’a lâché le matin même pour partir avec Paulo de " Plume au vent ", son meilleur ami, qu’il avait eu la bonne idée dernièrement de lui présenter, s’occupe à ranger " Tam Tam ", un ketch* en bois moulé, une petite merveille qu’il a construite entièrement de ses mains et qui fait sa fierté. Il a déjà rempli trois gros sacs poubelles avec des vieux catalogues d’accastillage, des bouteilles vides, des vieilles espadrilles à elle et des trucs à moitié déglingués qu’elle n’a pas pris la peine d’emporter. Puis il les a bien ficelés et les a déposés bien proprement au pied de la benne à ordures qui se trouve au bout du quai. Au retour, assez satisfait de son travail, il a fait sauter la capsule d’une Heineken et a tendu sa bouteille en direction du Teide*, l’un des plus hauts massifs volcaniques du monde :

    - A la tienne !

    C’est juste après qu’il a entendu une cavalcade sur le ponton en bois et qu’il l’a vue apparaître complètement échevelée et hagarde devant lui :

    - Oooh…tu es revenue ! a-t-il fait, plein d’espoir, en lui tendant la main pour l’aider à monter à bord.

    - J’ai oublié quelque chose ! a-t-elle dit, en le repoussant tout énervée pour se ruer dans la cabine avant du voilier.

    Il en est resté baba, scotché. Puis il l’a entendue qui fouillait en bas, pestant comme une malade pour ressurgir les yeux presque révulsés et hoquetant :

    - Qu’est-ce que t’as fait de mon " Doudou " ?

    - Poubelle… les trois sacs gris ! a-t-il indiqué du menton, toutes illusions envolées et effrayé par son visage. Ma parole, elle avait pris vingt ans d’un coup.

    Puis, elle est repartie à fond la caisse. Alors, il a pris ses mini-jumelles pour suivre la suite des opérations à travers le plexi du dogger*. De là, il pouvait voir sans être repéré, sauf que ses voisins de panne*, Pythagore et Zacharia, aux premières loges, n’en ont pas perdu une seule miette. Ensuite, Il l’a vue stopper sa recherche après avoir éventré le troisième sac, pour en ressortir cette vieille chose de couleur indéfinissable qu’il a été tenté cent fois de virer. Sauf qu’elle ne s’en séparait pratiquement jamais et qu’il n’aurait pas pu lui faire ça. Il l’aimait trop " sa Maryse ". Il aurait fait n’importe quoi pour elle…

    - Ma !...c’est pas possible ! C’est quand même pas pour cette saleté qu’elle est revenue ? a-t-il pesté dans un fort accent des Abruzzes*, en regardant pendant un moment la direction qu’elle avait prise à grandes enjambées pour ne plus jamais revenir, et l’objet serré contre son cœur.

    Après son départ, le sol autour de la benne était jonché de détritus et complètement écœuré, il a dû refaire les trois sacs.

     

    Il la reverra pourtant, cinq années plus tard, aux puces nautiques du Marin* en Martinique. Elle traînait d’un stand à l’autre. Seule.

    - On va prendre un pot ! Il était tellement heureux de la revoir, oubliant le sale coup qu’elle lui avait fait. Vraiment, elle était encore plus désirable qu’avant. Deux Carib* plus tard, elle lui avait raconté ses dernières années, et son aventure avec Paulo, qui ne lui avait laissé qu’un bref souvenir nauséeux. Puis, complètement excitée par la boisson, sans doute, et parce qu’il lui avait quand même demandé des explications, elle lui avait avoué l’histoire des sacs poubelles, en se moquant de lui :

    - Oui, tu comprends… à chaque fois que tu me donnais de l’argent pour faire les courses, je mettais un petit billet de côté que je glissais à travers le rembourrage, dans mon doudou. Tu sais bien, ce vieux nounours que j’avais…cette affreuse peluche… !

    Un petit sourire empreint de cynisme lui a échappé et il a laissé s’écouler quelques secondes. Puis il a osé timidement :

    - Ma ! …alors, tu es libre… !

    - Et ton doudou, tu l’as toujours ... ? a-t-il rajouté, toute colère envolée et pour dissiper le malaise qui commençait à s’installer.

    - Oh ! Non... La fermeture éclair était complètement fichue … et il partait en lambeaux, tu sais ! a-t-elle fait en posant sa main sur la sienne tandis que son regard s’embuait.

     

    Le lendemain, sous les coups de six heures du soir, la moussaillonne de Pythagore qui revenait des douches de la marina, trouva Maryse, assise sur le quai, au milieu de tous ses sacs.

    - Dis-moi, ma petite Carole, tu peux me déposer sur Tam Tam…

    - Pas de problème, puisque nous sommes voisins ! a répondu celle-ci tout sourire et en l’aidant à charger ses bagages dans le canot à moteur.

     

     

    *haubans : éléments du gréement dormant d’un voilier, soutenant un mât latéralement et vers l’arrière.

    *ketch : voilier à deux mâts, dont le grand mât est situé à l’avant et le plus petit, appelé mât d’artimon est sur l’arrière.panne :

    ponton en bois, servant à s’amarrer dans un port.

    *Carib : marque de bière antillaise, tropicalisée.

    *Teide : prononcer Té i Dé, se dresse à 3718 mètres.

    * dogger : appelé aussi " cabane ou niche à chien ". Capote destinée à s’abriter pendant la navigation.

    * Abruzzes : région montagneuse du centre de l’Italie.

    * Le Marin : le port de plaisance du Marin est la plus grande base nautique de la Caraïbe. Il borde la ville " Le Marin " qui compte actuellement environ 6000 habitants.


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  • En ce début d’année, le Pythagore refait surface. Son capitaine, Suzanne Alvarez poursuit la narration des péripéties de l’équipage sur presque toutes les mers de la terre et de quelques illustres débarcadères pas forcément complaisants… Rappelons tout de même ici que les nouvelles du Pythagore ne nous parviennent pas en temps réel, que certaines s’attardent en route ou se dispersent au gré des vents et des rencontres avant de refaire surface comme bon leur semblent, quelquefois du côté d’un café nommé Calipso …



    Tous les mêmes !

     


    Suffoquée par la violence de cette interpellation, Anna qui guettait la scène, planquée derrière le rideau d’un hublot du carré, demeura un instant le souffle court puis, recouvrant ses esprits, se remit à son ouvrage comme si de rien n’était, avant qu’il ne déboule, et pour ne pas qu’il vît son visage de gêne et de commisération. L’aiguille de la machine à coudre allait et venait en un beau point de zigzag, à travers le tissu rêche. Une belle qualité de toile qu’ils avaient choisie ensemble à Port Of Spain* pour la confection d’un nouveau taud* de soleil et de pluie.



    - C’est encore elle qui trinque ! Cette fois-ci, je ne laisserai pas faire ça !

    - Oh ! ça… ne me fais pas croire que si la fille était moche, tu te précipiterais…

    - Mais ma parole, tu es jalouse !

    - Moi, jalouse ?...

    Il ne l’écoutait déjà plus. Il avait sauté dans le youyou pour couvrir, à la rame, les quelques mètres qui séparaient Pythagore de " Petit Loïc II ".

    - Tous les mêmes ! soupira-t-elle, en se replongeant dans sa couture, tandis que son imagination se fixait sur la petite blonde au visage meurtri qu’elle avait rencontrée quelques jours plus tôt, à la capitainerie du port de Chaguaramas* et qui, en ce moment, faisait encore les frais de l’autre brute.

    - C’est votre mari qui vous a fait ça ?

    - Oh !... Vous savez ! s’était-elle écriée dans un sanglot de souffrance. Puis, elle s’était ressaisie et était même intervenue pour prendre sa défense lorsque le fonctionnaire de la République bananière de Trinidad* avait voulu confisquer ses passeports et son carnet de francisation*, et tout ça, parce qu’elle avait eu l’honnêteté de déclarer Iris, la chatte de Pythagore, qu’il voulait mettre en quarantaine, malgré le carnet de vaccins en règle qu’elle lui avait fourré sous le nez.

    - N’empêche que si elle n’avait pas été là cette pauvre fille, ce sale British t’aurait fait enfermer hein " ma Pépette " ! reconnut-elle, en s’adressant à la chatte étalée de tout son long sur le tissu bleu.

    Le ton sur lequel elle lui avait dit : " Non, mais ! On vous a pas sonné ! Mêlez-vous de vos oignons ! " suivi d’un coup de pied dans la figure qu’elle lui avait balancé, à travers les filières du cata*, avait fait se dresser sur la tête de Marc, un épi comme la crête d’un oiseau irrité, en même temps que la marque d’un gnon au-dessous de l’œil. Quand il remonta sur Pythagore, Anna, à son air, eut comme l’intuition qu’il s’était mis tout à coup à haïr toutes les femmes. Il est vrai que jamais une telle aventure ne lui était arrivée.

    Néanmoins, il sut se dominer et joua la décontraction sous un sourire bravache :

    - Tu as bientôt terminé… Je sens que ce taud va être super…Elle est vraiment belle cette toile, tu ne trouves pas ! fit-il, palpant le tissu. Demain, je poserai les œillets* !

    Et, comme elle ne répondait pas, il alluma une cigarette en même temps que la station de radio anglaise pour faire diversion, et afin de ne pas fournir à sa femme l’occasion d’une remarque.

    La voix de Mike Jagger mourait, divine, sur ces derniers accents : " Angie, Angie, they can’t say we never tried "*.

    Alors, elle se sentit tout à coup, peut-être à cause de cette voix et de cette musique dont ils étaient dingues tous les deux, envahie de douceur et de mansuétude :

    - Et si tu m’aidais à le replier ce taud sublime ! lança-t-elle en relevant un peu la tête mais n’osant encore le regarder vraiment en face.

    Un soulagement presque palpable se répandit autour de la table, où la lumière de la lampe Coleman faisait ressortir l’acajou du bois. Pendant qu’ils tenaient chacun une extrémité de la toile d’un bout à l’autre du carré, tirant par petites secousses chacun de leur côté, ils s’étudièrent l’un et l’autre avec une ombre de complicité dans le regard et se mirent à pouffer de rire.


    *Trinidad
      : île des Antilles au large du Venezuela, qui forme, avec l’île de Tobago toute proche, un Etat membre du Commonwealth.

    * Port Of Spain : capitale de Trinidad.

    * Chaguaramas  : haut lieu du bricolage nautique. On s’y arrête pour caréner, exécuter de gros travaux…

    *francisation  : reconnaître à un navire le droit de porter pavillon français en l’inscrivant au registre de francisation.

    * taud  : abri en toile imperméable tendu au-dessus de la bôme, pour protéger de la pluie et du soleil (quand on est au mouillage).

    *œillet  : bague métallique destinée à passer les cordages, pour tendre fermement le taud.

    *cata  : catamaran, voilier fait de deux coques accouplées.

     *Mike Jagger : chanteur britannique du célèbre groupe de rock des années 60, les Rolling Stones. * Angie, Angie, ils ne peuvent pas dire que l’on n’a jamais essayé.

     


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  • On vous l’avait dit : pas de panique ! Au café, nous étions confiants, les nouvelles n’allaient pas tarder. Le Pythagore était tout simplement en rade au large du Venezuela. Au repos forcé, le capitaine Suzanne Alvarez en a profité pour nous conter une de ses singulières aventures…

     


    Pour une poignée de Bolos *

     
    Ils ont remercié encore et ils les ont regardés partir à la nage qui regagnaient leur bateau de pêche. Puis elle a entendu fuser des rires brefs, comme des hoquets, tandis que l’un d’eux pivotait un doigt contre sa tempe. C’est là qu’Anna a compris qu’elle avait fait une énorme boulette. Heureusement, absorbé par le réglage des voiles, Marc n’avait rien vu, rien entendu.

    Après plusieurs semaines passées entre Porlamar et Pampatar, ils quittaient à regret la plus grande île du Venezuela, Margarita, " la perle des Caraïbes ". Il était temps de lever l’ancre et rejoindre rapidement Porto La Cruz*, s’abriter le restant de la saison cyclonique.

    Galvanisée par ce séjour enchanteur, où ils avaient vécu des moments intenses, elle s’était mise à la barre, heureuse, pendant que Marc, en bas, assis à la table à cartes, faisait tranquillement le point, quand il lâcha son compas et apparut comme un diable sortant d’une boîte :

    - Qu’est-ce tu fous, t’es devenue complètement barge, ma parole ! Mais abats*, bordel ! Il y a une bande sablonneuse tout le long !

    " La barge " qu’elle était n’objecta rien pour ne pas envenimer la situation et barra à fond à tribord*, tout en pensant qu’il aurait pu consulter les cartes avant l’appareillage. En même temps, toute la vaillance qu’elle avait ressentie au début de cette lumineuse journée s’était éclipsée comme si la nuit était soudainement tombée.

    Moins d’un mille plus loin, pourtant, et bien qu’elle se fût largement déportée, le voilier s’immobilisa net.

    A présent Pythagore repose sur un lit de sable. Il s’est échoué et reprendra la flottaison à la prochaine marée…

    Marc tapota sa montre de l’ongle de l’index :

    - Encore six heures à attendre avant la renverse* ! Et maintenant, qu’est-ce que tu comptes faire ? lui demanda-t-il pour montrer qu’il s’excluait de toute responsabilité.

    Elle a simplement haussé les épaules sans le regarder, puis le silence s’était installé entre eux, lourd et gris comme un mur de béton. Franchement, elle commençait à en avoir plein les bottes. Depuis que la moussaillonne était retournée en Métropole poursuivre des études sportives, les quarts en navigation étaient de plus en plus rapprochés ; quant aux corvées, dès qu’ils jetaient l’ancre, ce n’était même pas la peine d’en parler…

    Quelques minutes venaient de s’écouler quand ils virent arriver à la nage, un groupe d’une dizaine d’hommes. Un misérable petit chalutier venait de stopper ses machines à quelques mètres d’eux. Anna retrouva une respiration normale.

    Les pêcheurs hélèrent et poussèrent le voilier plus au large. Après une demi-heure d’efforts, Pythagore retrouvait sa position initiale.

    - Donne-leur donc de quoi boire un bon coup. Les pauvres bougres, ils l’ont bien mérité ! fit Marc redevenu soudain de très bonne humeur.

    Enhardie par ce nouveau signe de chance, Anna s’empressa d’obtempérer et puisa dans la caisse de bord planquée sous une des banquettes du carré. Elle prit quelques billets, hésita un court instant et en rajouta deux autres, car l’évocation de ces pêcheurs en guenilles et leurs sourires craintifs, qui s’étaient portés sans hésiter à leur secours, lui fit paraître sa vie à elle, comme une vision de paix et d’abondance ; remonta sur le pont et tendit de bon cœur les bolivares à l’un des hommes qui attendaient agrippés aux filières de Pythagore.

    - Tu leur as donné assez, j’espère ! s’inquiéta son mari.

    Pour une " pro " de la comptabilité, c’était risible, et bien qu’elle n’eût pas trouvé la plaisanterie risible sur le coup. Et elle qui traitait tout le temps Marc de " panier percé ". Dans sa hâte à vouloir récompenser leurs sauveurs, elle s’était emmêlé les pinceaux avec les zéros, leur filant la plus grosse partie de leur réserve.

    - Avec ça, ils vont pouvoir se payer un sacré gueuleton ! songea-t-elle, pestant contre elle-même, en évoquant leurs rires et le geste de l’un d’eux qui disait qu’elle avait perdu la raison.

    Mais elle se reprit aussitôt car ce qu’il lui restait de bon sens lui chuchotait que tout ça n’était que passager et que demain, serait un autre jour. A la prochaine escale, elle irait au distributeur automatique pour recharger sans rien dire la caisse du bord. Puisque c’était elle qui tenait les comptes. Ils avaient encore de quoi, avant d’arriver en Guadeloupe où un travail les attendait. Soudain redevenue calme, et relativisant les choses comme à son habitude, elle éprouva l’infinie liberté du néant, où rien n’a de valeur, de gravité ni de sens.

    Seule, Carole, la moussaillonne qui était venue les rejoindre quelques mois plus tard, pendant ses vacances universitaires, bénéficia du déluge des confidences que lui fit sa mère, et elles prirent le parti d’en rire. Son père, bien sûr, n’en sut jamais rien, et c’était tout aussi bien ainsi.


    *abattre
      : éloigner l’axe du bateau du lit du vent.

    * tribord : côté droit du bateau dans le sens de sa marche.

    * renverse : prochaine marée, montante cette fois.

    *bolo : langage populaire signifiant bolivar, mais utilisé couramment par les Vénézuéliens (un bolivar, des bolivares). Monnaie du Venezuela, dont le nom vient de Simon Bolivar, et qui, à l’époque des faits, équivalait à presque 500Bs pour 1 F, soit 3225Bs pour 1 €. L’actuel président Hugo Chavez, a changé la monnaie (1er janvier 2008) qui s’appelle le bolivar fort, en supprimant trois zéros. Ainsi 1000 bolivares font donc 1 bolivar fort, rendant ainsi le change et la conversion plus aisés.

    * Porto la Cruz  : Port du Venezuela réputé pour sa dangerosité et son esprit mafieux (nous le constaterons, hélas ! qu’une fois sur place).


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  •  

    L’étape maritime de ce soir est en Guyane. Avant de débarquer en costume, Suzanne Alvarez vous recommande de ne revêtir le Touloulou qu'après avoir lu cette histoire…

     

                                                          Touloulou a soif

     

    Quand la moussaillonne de Pythagore, qui bidonnait à la fontaine du carbet*, surprit cette conversation, elle se hâta de remplir ses Jerrican, les déposa dans l’annexe, mit le moteur en route, fila sans demander son reste et coupa les gaz devant " Mouette Rieuse ", leur plus proche voisin et sur lequel Anna, sa mère, était en grande conversation avec Lili, la propriétaire du voilier.

    " Chez Kalinana  " à Matoury*, la fête battait son plein ce samedi soir, au rythme de l’orchestre des  Mécènes, et l’ambiance s’annonçait chaude. Le Touloulou*, cette vieille coutume qui date de l’esclavage, tirait à sa fin. Bientôt, on brûlerait Vaval sur la Place des Palmistes à Cayenne.

    Le touloulou au masque carmin qui s’était avancé prestement sur la piste où s’étaient agglutinés tous les hommes, invita Marius à ouvrir le bal. Un sourire niais s’étendit sur le faciès de l’heureux élu.

    Dès qu’il voyait arriver une femme, Marius devenait à cet instant, rose, frais, bêta et son cœur s’emballa aussitôt pour cette reine de carnaval qui l’avait choisi d’emblée. Mais il devait assurer car son honneur de danseur et sa virilité étaient en jeu.

    Déguisée de la tête aux pieds, le touloulou en question, portait ce soir-là, en plus de sa longue robe, des lentilles de contact colorées, une cagoule, un masque, des faux-seins semblables à des obus, une perruque, des gants, des bas, et un faux-cul. Impossible donc de savoir qui était cette grande poupée aux couleurs chatoyantes sous le costume hermétiquement clos, ni si elle était noire, blanche ou jaune, d’autant plus que les touloulous présents dans la salle se comptaient au nombre de cinquante deux..

    Pourtant, dès le premier regard, le danseur lui balaya les reins, la caressa, la dévêtit…

    Il les lui fallait toutes ! Il avait pourtant une petite femme adorable…et à qui il avait interdit de participer à la fête, comme certains " machos " du mouillage avaient interdit à leurs compagnes de voyage de se rendre Chez Kalinana …car Touloulou avait une réputation sulfureuse. Et il estimait que seuls, les mâles de son espèce, avaient leur place dans cette boîte de nuit.

    Elle avait une grâce provocante. Comme elle tremblait légèrement des épaules au rythme de la danse, il sembla même à Marius qu’elle était parcourue par un frisson amoureux, et à cet instant, il sentit qu’il la possédait, par un mystérieux pouvoir, à travers les épaisseurs de tissu de son costume, superposées comme des couches géologiques. Tour à tour, mazurka et biguine* s’enchaînèrent et cette fascinante belle de nuit d’une rare beauté, se fit enjôleuse, câline, espiègle, coquine, ensorceleuse et emporta son danseur dans le vertige de la nuit du carnaval qui se solda par un torride piké*, le laissant pantelant :

    - Touloulou soif ! dit-elle d’une voix qu’elle s’efforça à rendre rauque le plus possible. Ce fut ses seuls mots de la soirée.

    - Touloulou soif ? fit-il haletant, en plissant les yeux comme s’il plongeait dans sa mémoire. C’était son truc pour séduire les femmes. Il arbora un air émoustillé en l’entraînant au bar et lui offrit un verre qu’elle but à l’aide d’une paille à travers le masque de soie écarlate.

    Savoir que son mari était tombé en pâmoison devant un makoumé*, en l’occurrence ce jour-là, Marc, le mari de sa voisine de mouillage, en s’imaginant avoir affaire à une créature de rêve, Lili accueillit cette nouvelle avec sa placidité habituelle et elle voulut savourer à nouveau les paroles entendues et rapportées par la jeune fille.

    - Et il a dit quoi exactement à ton père, ma Carole ?

    - Il a dit : je la sentais toute chaude à travers son costume. Je ne sais pas… mais cette voix… cette voix… même déformée… c’est drôle, ça me rappelle quelqu’un… mais je ne sais pas… ça finira bien par me revenir. En tout cas… on ne doit pas s’ennuyer avec ce genre de nana ! fit la conteuse, une main posée sur le cœur.

    - En tout cas, nous, on l’a bien eu ! s’esclaffèrent les trois comploteuses.

    Quand Marius le Capitaine de " Mouette Rieuse " rentra chez lui ce soir-là, Lili le regarda avec juste un peu d’ironie.

     

     

    *Touloulou : costume traditionnel du carnaval guyanais

    *Carbet : grande case pouvant accueillir plusieurs familles et faite de pieux et de feuillages.

    *Matoury : ville guyanaise située non loin de Cayenne (capitale de la Guyane).

    *Mazurka, biguine et piké : danses créoles.

    *Makoumé : homme travesti en femme. .

    Avec le Carnaval qui est l’événement majeur sur le calendrier, après la fusée Ariane, la Guyane française vit au ralenti pendant presque trois mois. Il représente la plus colorée et la plus attendue des fêtes qui appartient presque exclusivement à la culture créole guyanaise, et bien que les communautés métropolitaines, brésiliennes et chinoises y prennent part également. Il est à noter par ailleurs, que seuls les touloulous sont déguisés, et non les danseurs invités.


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  • Vous êtes de nouveau à bord du Pythagore en compagnie de Suzanne Alvarez, mais prenez garde car c’est par-dessus bord qu’elle va vous entraîner ce soir…

    Sous le signe du poisson

     

     

    Après deux longues escales à Madère et aux Canaries, nous voguons en direction des Iles du Cap-Vert. Une armada de dauphins nous accompagne tout au long du voyage.

    Dans la nuit, le vent a forci. Pendant mon quart*, j’ai embarqué une déferlante* qui a réveillé Marc. Nous laissons la moussaillonne dormir et nous écopons* à peu près deux cents litres d’eau dans le cockpit. Et c’est sous tourmentin* que nous aborderons les îles, vers dix heures, ce jeudi matin. Le moral de l’équipage est descendu au fur et à mesure de l’ascension du vent sur l’échelle de Beaufort*. Nous affalons et jetons l’ancre qui n’arrive pas à accrocher, malgré de multiples tentatives.

    - Bon Dieu ! On dérape ! Si ça continue, on va se retrouver sur la plage ! Et avec nos 1m80 de tirant d’eau*… Allez ! On remonte tout, faut sortir de là… y’a danger ! crie Marc, aux commandes.

    J’ai un mal fou à actionner le guindeau manuel*. Carole vient à ma rescousse et nous galèrons pendant un sacré moment. L’ancre charrue apparaît enfin, mais une des deux dents qui la composent est complètement tordue. Ça paraît incroyable.

    - Il y a une petite crique là-bas en face. On va aller s’abriter ! décide le capitaine.

    Nos corps agacés par tous les efforts, le manque de sommeil et le stress, réclament du repos. Cet abri complètement désert, qui jouit d’un micro climat, est un vrai petit coin de paradis. Après quelques grignotages, chacun se détend. Les mains en coussinet sous la nuque, nous sommes allongées côte à côte, ma fille et moi, au pied du mât, quand :

    - PLOUFFF !

    - C’est toi, Papa, qui te baigne ?

    - Non, c’est Kiki Caron* ! répond l’intéressé en pratiquant une vigoureuse nage crawlée.

    Nous n’en revenons pas. Il faut dire que Marc est né sous le signe du poisson, est un fou de navigation, mais il a cette particularité étrange de ne pas aimer l’eau… Remarquez, il y a bien des grands navigateurs qui ne savent pas nager…alors… Depuis notre départ, il a dû se baigner deux fois, alors que nous, les filles, passons la moitié de nos journées dans l’eau, dès que nous sommes au mouillage.

    Nous nous apprêtons à le rejoindre quand des appels nous parviennent de la plage, mais avec le vent, nous ne comprenons rien à ce qu’il se dit. De toute manière, notre portugais capverdien étant assez limité, ça ne changerait pas grand-chose. A présent, des bras s’agitent dans notre direction.

    - Tu vois, comme ils sont accueillants ! Ils nous souhaitent la bienvenue. C’est pas souvent qu’ils doivent voir arriver un voilier dans le coin, les pauvres… C’est dommage, parce que c’est drôlement chouette ici !

    - Oui, Maman, " Ils " le disent dans la documentation… qu’ils font partie des gens les plus chaleureux du Monde.

    Nous leur rendons leur salut et plongeons à notre tour. Des cris se font encore entendre pendant un bon moment, mais nous n’y prenons plus garde car l’eau est un vrai délice.

    - Ça va Papa ? Elle est bonne, hein ?…. Allez ! Dis-le qu’elle est bonne !

    Je n’ai pas besoin d’entendre sa réponse, je vois, au contentement qui se lit sur son visage qu’il nage en plein bonheur. Ça faisait longtemps que je ne l’avais pas vu comme ça.

    Je suis la première à remonter sur Pythagore, inquiète de savoir l’heure, car ça fait pas mal de temps que nous nous baignons. Nous devons lever l’ancre. D’ici peu, il fera nuit et il nous faut gagner l’île de Sal, étape obligatoire des voiliers pour faire notre entrée dans l’archipel du Cap-Vert, composé de sept îles. Carole me rejoint quelques minutes après.

    - Tu viens Papa ? Maman dit qu’il se fait tard !

    - Minute… Y’a pas l’feu !

    On le voit remonter à contre-cœur. C’est vrai, ça, pour un coup qu’il était vraiment bien.

    A peine une heure après notre départ de ce lieu magique, le vent frôle les trente nœuds*. Nous sommes étroitement serrés les uns contre les autres autour de la barre. J’ai une peur bleue que l’un de nous ne passe par-dessus bord.

    Nous arrivons sous les coups de vingt deux heures sur l’île de Sal. Plusieurs feux clignotent dans la nuit et nous peinons à repérer lequel est celui du phare…

    Après avoir jeté l’ancre et avalé un plat de spaghetti, nous nous couchons, abrutis de fatigue. Il n’est pas loin de minuit et nous sommes seuls. Pas un voilier en vue.

    Carole s’est réveillée la première et a pensé à hisser les couleurs. C’est le premier drapeau que j’ai confectionné et j’en suis très fière. En son milieu, il y a deux pinces de crabe.

    Nous avons à peine achevé notre petit-déjeuner, face à un décor lunaire, que nous avons la visite de cinq militaires plutôt rébarbatifs armés jusqu’aux dents et qui parlent le français aussi bien que vous et moi. Leur chef nous ordonne en hurlant (mais nous commençons à en prendre l’habitude) de retirer en vitesse notre pavillon de courtoisie. On nous donne la matinée pour le remplacer : le régime politique du pays a changé depuis six mois. Nous n’étions pas au courant. Puis il a ajouté sur un ton sentencieux :

    - Dites-donc ! c’était pas vous… le voilier qui était dans la crique à quelques milles d’ici……hier.

    Marc a opiné de la tête.

    - C’était mes hommes sur la plage...qui vous faisaient des signes … L’endroit où vous vous êtes baignés est infesté de requins… C’est pas pour rien qu’on l’a surnommé La Baie Aux Requins… un catamaran et tout l’équipage, le père, la mère et leur gamine se sont fait attaqués dernièrement… Vous, alors, on peut dire…

    Il n’a pas terminé sa phrase, a confisqué passeports et cartes d’identité que nous mettrons une semaine à récupérer, et il est reparti avec ses sbires comme il était venu.

     

    * quart : chacune des périodes de quatre heures consécutives pendant lesquelles les hommes sont tour à tour de service ou de repos sur un navire.

    * écoper : vider l’eau du fond d’un bateau avec une écope (petite pelle).

    * déferlante  : vagues qui se brisent avec violence.

    * tourmentin  : petite voile pour le mauvais temps.

    * guindeau : treuil servant à virer ou à héler les ancres.

    * échelle de Beaufort : graduation de 0 à 12 utilisée pour mesurer la force du vent.

    * tirant d’eau : hauteur de la partie immergée du bateau qui varie en fonction de la charge transportée.

    * nœud : unité de vitesse utilisée en navigation maritime.

    * kiki Caron  : Christine Caron, née en 1948, fut 29 fois championne de France de natation.


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  • Aujourd’hui, Suzanne Alvarez jette l’ancre dans les eaux africaines  Salam Aleikum !

     


    Tanger
    . Nous voici donc sur le continent africain. Le dépaysement est total. Dès notre arrivée, on aperçoit des minarets, des clochers, des collines. Des hauts parleurs psalmodient des versets du Coran. Des petites barques toutes proches, des pêcheurs ont étalé de minuscules tapis et, tournés vers la Mecque, ils se prosternent. C’est le moment de la prière, un rituel qui a lieu cinq fois par jour. Ici, pas de marina, pas d’électricité au quai, pas d’eau non plus car les robinets sont cadenassés. L’été a été très sec et les Tangerois sont ravitaillés par camion citerne venant d’El Jadida, une ville de la côte océane.

    - Eh ben ! Heureusement qu’on a fait le plein d’eau à Gibraltar ! Grogne le capitaine de Pythagore, à Eric du voilier " Nuage " qui, ne doutant de rien, a déjà sorti de la soute de son bateau un tuyau d’arrosage pour laver son pont en teck, pourri par la traversée du Détroit..

    Après m’être acquittée des lourdes formalités administratives, j’ai pris, accompagnée de ma fille, la direction du Grand Soko* pour un ravitaillement de légumes et de fruits frais. La Médina* est à deux pas. Une chance !

    La population est chaleureuse et cache, par des sourires, la misère qui erre partout dans la vieille ville. Mais ce qui frappe surtout, c’est la forêt d’antennes paraboliques, au-dessus des terrasses, et partout, le portrait d’Hassan II grandeur nature, dans la rue et derrière les vitrines des commerçants.

    Les regards tristes et profonds qui se sont levés de concert du fond de leur trou qui, l’espace d’un fugitif instant ont croisé les nôtres, nous hantent :

    - Pauvres gens ! se désole, Carole. A l’heure où tout le monde chez nous se gave. Et par cette chaleur !... eux, bricolent dans cet égout, comme des rats, les mains dans des fils électriques.

    - Une ville du Tiers-Monde, ma pauvre chérie… on n’a pas fini d’en voir de la misère… et ce n’est que le début… quand je pense que nous on se plaint pour un rien… alors qu’eux, en travaillant, n’ont même pas de quoi se payer un casse-croûte… ! Tiens, veux-tu que je te dise, j’en ai l’appétit coupé !

    - Moi, c’est pareil, je ne me ferai jamais à toute cette injustice !

    Nous venons juste d’atteindre le trottoir d’en face, quand :

    - Attends, Maman… Je voudrais vérifier quelque chose… retraversons, s’il te plaît !

    - Mais nous n’avons pas trop de temps. Il faut faire fissa, on a notre marché à faire ! Et ton père va encore s’impatienter !

    Nous avons fait le chemin en sens inverse et elle m’a attirée jusqu’au bord de l’orifice où se trouvaient les ouvriers, des électriciens probablement. Nous baissons la tête et scrutons la fosse.

    - Mais ! dit ma fille, tout haut, et tout en me bourrant les côtes de coups de poings.

    J’ai beau écarquiller mes yeux de myope, je ne vois rien d’anormal, seulement deux hommes serrés l’un contre l’autre, en train de griffonner quelque chose.

    - Tu parles qu’ils travaillent !... Mets tes lunettes…Ils font des mots croisés !

    Deux boules de papier froissé d’où émergent des reliefs de repas gisent à leurs pieds.

    Les têtes se relèvent. Les lèvres des hommes s’étirent en un petit sourire moqueur et ils nous saluent gaiement :

    - Salam Aleikum !

     


    * Soko  : souk couvert où l’on trouve tout ce dont on a besoin.

    * Médina  : vieille ville.

     

    NB. Depuis l’époque des faits, et la mort d’Hassan II, bien des choses ont changé, de manière positive à Tanger et au Maroc en général, tant sur le plan économique que social et politique.

     


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  • A la demande générale et des moussaillons en particulier Suzanne Alvarez nous offre un nouvel épisode de ses " Histoires d’eau " Préparez-vous à chavirer avec :

     

    Sale macaque !

     

    Dans la coulée d’or du couchant, la mer se prélassait et reflétait le ciel embrasé. Le capitaine et ses deux équipières prirent la décision de tirer sur Gibraltar. De toute manière, il fallait bien emprunter ce détroit pour se rendre au Maroc.

    Ils naviguèrent toute la nuit. .

    Au petit matin, le Rocher mythique, bien plus célèbre que celui de Monaco, et théâtre de bien d’épopées maritimes à travers les siècles, surgissait devant eux, les propulsant d’un coup en Angleterre.

    - Attention, ça rigole pas ici…c’est probablement l’endroit le plus surveillé du monde… vu l’intensité du trafic… et c’est un des ports les plus courus de la Méditerranée ! les renseigna la moussaillonne sans relever la tête de sa documentation…

    Ils n’avaient pas encore accosté, qu’ils furent reçus par un comité d’accueil qui les hélait et leur ordonnait de s’amarrer au quai de la douane. Un individu mal embouché, sûr de son pouvoir, s’était avancé lentement, les naseaux pleins de feux et de mépris et leur aboya dessus dans la langue de Shakespeare : le drapeau espagnol était encore en bonne place dans les barres de flèches* de Pythagore. Le Capitaine coula un regard de connivence à sa fille, la jeune préposée au hissage des couleurs. Moins d’une minute après, le pavillon de courtoisie britannique de Gibraltar * avait remplacé l’intrus.

    - Trois jours… pas un de plus ! marmonna Marc, douché par l’accueil.

    Puis il ajouta plus haut et après que le British se fut un peu éloigné :

    - Moi, je vous préviens, les filles, on change le sondeur, on fait le plein d’eau…le gas-oil… la bouffe et après… Tanger ! Pour la lessive, y’a rien qui urge ! fit-il exaspéré.

     Les filles se jetèrent un coup d’œil d’intelligence, mais s’abstinrent de répondre. Tant pis si à bord, il n’y avait plus rien de propre à se mettre et si elles comptaient sur cette halte pour s’occuper du linge. Ce n’était pas le moment de se la ramener.

    Après les formalités d’usage, ils gagnèrent " Marina Bay " encombrée, où, après des manœuvres compliquées, Pythagore réussit à se coincer entre " Nuage " et " Amen ", deux voiliers français qu’ils avaient rencontrés sur la Costa Blanca près de Benidorm et avec qui ils feront, plus tard, la traversée pour le Maroc.

     

    - Vous avez de la chance. C’est le dernier… sinon, vous étiez bons pour le commander en Angleterre… et pour les délais, je vous dis pas… dix à quinze jours avant que ça arrive jusqu’ici… et encore ! leur annonça triomphant le gars sympa du ship*, dans son jargon.

    - Quel bol on a eu ! Mais quel bol on a eu ! On va arroser ça et après, on s’occupe du ravitaillement ! On va pas moisir ici …c’est moi qui vous le dis ! fit le capitaine en sortant du magasin d’accastillage, flanqué de ses deux équipières, et subitement ragaillardi par ce coup de chance inespéré…

    La ville est affreuse. Il y a des grues et du béton partout. C’est sale et la pollution est à son comble. Les boutiques sont tenues par des Pakistanais qui ont un sens du commerce tout particulier.

    - Avec eux, on a intérêt à payer en Livres Sterling, sinon bonjour l’arnaque ! constata Anna qui était une spécialiste du change.

    Partout des British habillés comme au temps des colonies, et des vestiges de canons dans tous les coins. Il y a peu d’Anglais de souche. Seuls les pubs, les bus rouges à étage et les cabines téléphoniques rappellent le Royaume de la Reine Mère.

    - La Guiness est un délice… au moins ça ! gourmanda Marc en rappelant le garçon pour une deuxième tournée.

    - Pas pour moi… c’est costaud ce truc-là ! déclara Anna.

    - Et le coca un vrai bonheur ! renchérit Carole qui sirotait tranquillement son verre.

     

    - Nom de Dieu ! Je le crois pas, mais je le crois pas … cette saloperie m’a piqué mon sac….C’est pas possible, je venais juste de le poser pour faire une photo. Je suis maudit ! se lamentait Marc, écoeuré de ne pouvoir rien faire.

    Du haut du roc qu’il avait escaladé en vitesse, le voleur hors d’atteinte, s’était arrêté et leur faisait face, toutes babines retroussées et, hilare, il les narguait, un sac à dos vert à bout de bras.

    - Sale Macaque* ! hurlèrent-ils tous les trois en chœur, un poing levé dans sa direction.

    Alors, ils retournèrent au ship pour passer commande d’un nouveau sondeur et, pour se consoler, s’offrirent même un Autohelm car le pilote automatique Plastimo commençait lui aussi à donner des signes de fatigue. Pendant qu’on y était !

    - C’est souvent que ça arrive vous savez ce genre d’histoire. Y’a pas plus hargneux et voleurs qu’eux … un moment d’inattention et pfffttt ! dit le gars du ship qui avait l’habitude, en se retenant de rire, face à la mine décomposée du marin.

    De retour sur Pythagore, ils quittèrent la marina, ils firent le plein de gas-oil et l’eau et mouillèrent sur ancre face à la piste de l’aéroport dans la grande baie de La Linéa*. Au moins là, c’était gratuit et on n’était pas les uns sur les autres. Sans compter qu’avec le voisinage des Boeing et des fusées anti-mouettes, on n’avait pas besoin de réveil matin…

     

    Mais le paquet tant espéré en provenance d’Angleterre se fit attendre. Quand ils le reçurent enfin, ce fut la météo qui n’était pas au rendez-vous. Alors, ils en profitèrent pour faire la visite du célèbre musée qui les enchanta, signèrent le livre d’or à la mairie, contenant des signatures allant de Winston Churchill à Johnny Hallyday, et traversèrent presque chaque jour la piste de l’aérodrome dont le flot ininterrompu de piétons, vélos et voitures était stoppé seulement quand un avion décollait ou atterrissait, pour se rendre à La Linéa, afin d’y faire des provisions deux fois moins chères du côté espagnol que du côté anglais, pour remplir les coffres de leur bateau. Ils s’amusèrent du spectacle permanent sur le vaste plan d’eau des policiers anglais coursant les trafiquants de cigarettes espagnols munis de vedettes, surnommées également cigarettes et cent fois plus puissantes que celles des British. Ils firent de nouvelles connaissances, s’éclatèrent à l’Anglaise, et ne s’ennuyèrent pas un seul instant. Bref, ils en oublièrent complètement l’incident du sac et, ma foi, trouvèrent ce séjour à vivre dans l’enclave britannique bien agréable.

     

    La brume s’était dissipée et dans la journée, ils purent entrevoir l’Afrique. C’est ainsi que peu avant minuit, et un bon mois après leur arrivée à Gibraltar, ils remontèrent l’ancre et appareillèrent, suivis des deux autres voiliers français amis. Ils se sentaient libres, grands et heureux. L’avenir était comme cette nuit étoilée : immense.



    *Barres de flèche 
    : gréement dont le rôle est de contrôler le cintre latéral du mât.

    *Ship  : ou shipchandler. Magasin d’accastillage marin.

    * La Linéa  : Andalousie. Centre commercial espagnol à la frontière du territoire de Gibraltar.

    * Macaque  : Il faut savoir que sur le Rocher de Gibraltar vivent des singes en liberté, seule attraction du coin. A l’époque des faits, on n’en dénombrait plus que deux cent quarante. D’après les archives historiques, ils seraient arrivés à Gibraltar bien avant l’occupation britannique. Selon la légende, les macaques auraient sauvé l’enclave d’une invasion espagnole au 18ème siècle, lorsqu’ils avaient donné l’alerte aux soldats britanniques. Vénérés comme des dieux, ces singes sont recensés et nourris deux fois par jour par les autorités britanniques. Les Britanniques tiennent à eux comme à la prunelle de leurs yeux et ont déclaré qu’ils quitteraient le Rocher quand il ne resterait plus un seul singe.

     


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