• Histoires d'eau (23)

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    En mer comme à terre, bon nombre d’hommes n’échappent pas à la tentation de se construire de petits paradis individuels qui les libéreraient des contraintes du collectif. Réfugiés dans des îlots de plus en plus étriqués ces hommes-là sont la plupart du temps pris par la crainte que quelque chose ou quelqu’un puisse leur faire du tort. Leurs relations sont empoisonnées par le ressentiment et l’impossibilité d’entendre quelque chose de l’autre. Le paradis devient en quelque sorte le lieu du vide.

    On peut aisément imaginer que vivre à bord d’un bateau soit difficile mais comme la plupart des navires ne partent pas à la dérive on se dit que les occupants se prémunissent certainement de cette idée qu’ils seraient à la fois dans un lieu enchanté et en route vers des rivages enchanteurs…

    Ceci étant, voici venu le vingt troisième épisode des Histoires d’eau du Capitaine Alvarez

     

    Porte-Poisse * 

     

    Les piques envoyées par la capitaine de l’Epsilon ne comptaient pas, parce qu’elles ne se comptaient plus. Une fois de plus, Lucette adressa un regard suppliant à sa mère pour l’inviter à se taire, mais en vain. Celle-ci continuait de plus belle…

     

    Au Guyana. Dans un mouillage non loin de Georgetown.

    Lucette resta un long moment immobile, paralysée et meurtrie par ce qu’elle venait d’entendre et, sur l’instant, songea même à mourir. Il y eut d’autres mots, suivis d’un silence. Puis dans le lointain, elle entendit se perdre les échos d’un rire. Quand Lucette comprit qu’on récitait mot pour mot les propos si souvent tenus par sa mère, la flamme du souvenir qu’elle avait crue un temps apaisée, lui revint en une lueur d’incendie. Et ce fameux jour ressurgit avec la brutalité d’une injection intraveineuse. Chaque parole la blessait comme une gifle. Et l’affront était d’autant plus cuisant que celle qui les prononçait était Justine, sa meilleure amie :

    - Moi, ma fille, vous comprenez, c’est pas comme la vôtre… elle… elle sait déjà ce qu’elle veut faire plus tard… elle a la vocation…

      

    S’occuper des animaux, leur donner la pâtée, les dorloter, les soigner et même les vacciner, c’était son domaine réservé, son jardin secret, sa vocation. Et ce n’était pas sans une douce émotion que Lucette pensait au jour où elle serait vétérinaire. Comme l’oncle Fred. Mais il y avait encore beaucoup de chemin à faire, car elle n’avait que quinze ans.

    - Ça va aller mon pépère ! Là, c’est bientôt fini ! fit avec douceur Justine qui maintenait fermement Riri tout en caressant ses longues oreilles pendant que Lucette, après avoir posé une attelle, enveloppait le membre fracturé à l’aide d’un gros bandage pour l’immobiliser tout à fait.

    - Te voilà au repos forcé mon pauvre Riri ! lui murmura tendrement Lucette en le déposant dans sa panière.

     

    Elle se tenait la tête entre les mains, pareille à une gamine victime de la catastrophe qu’elle venait de déclencher, quand, le cœur en morceau, trois semaines plus tard, après avoir enlevé les pansements de son petit compagnon, elle le vit s’acheminer lentement de son pas boiteux. On ne sut jamais comment elle fit son compte, toujours est-il que la pauvre bête se retrouva avec la patte pratiquement soudée à l’envers, n’empêchant toutefois pas Riri de se déplacer. Pendant longtemps, Lucette se tint à l’écart des autres, parla peu, évita les regards, et refusa les invitations sur les autres bateaux. Mais surtout, elle perdit sa meilleure amie.

      

    On profita d’une escale au Venezuela pour faire opérer Riri à qui on posa une nouvelle attelle. Quand un peu plus tard il fut complètement requinqué, Lucette fut si contente qu’elle en oublia pour toujours ses griefs envers son amie Justine. Et nous vîmes ces deux-là comploter à nouveau, se faire des confidences et les achever par des cascades de rires comme la jeunesse sait rire de pareilles mésaventures. Quant à la mère à Lucette, elle changea du jour au lendemain, tutoya tout le monde, lança régulièrement des invitations à bord de son Trismus 27*. Et chacun fut si ému par cette soudaine petite familiarité si inhabituelle chez elle et cette métamorphose, qu’elle en fut tout à fait pardonnée.

     

    * Le Guyana : C’est le seul pays d’Amérique latine dont la langue officielle est l’Anglais. Il fait partie également des plus pauvres. Sa population est issue d’immigration noire et indo-pakistanaise. Sa capitale est Georgetown..

    * Porte-poisse : Le mot lapin est un mot maudit qu’il ne faut jamais prononcer sur un voilier, un mot qui porte malheur. On dit, pour " le " nommer : la bête aux grandes oreilles ou le cousin du lièvre.*Le * Trismus 27 : est un dériveur lesté, de 37 pieds, en bois moulé ou en polyester (comme dans l’histoire).


  • Commentaires

    1
    Jeudi 27 Mai 2010 à 16:53

    Pas beaucoup de temps pour lire en ce moment. Juste un mot pour saluer les belles couleurs de printemps du café Calipso!

    2
    Yvonne Oter
    Samedi 23 Août 2014 à 18:23

    L'histoire se passe en des lieux exotiques, et c'est comme si c'était à côté de chez nous. Parce que les rêves et les aspirations des jeunes restent identiques partout dans le monde. Même sur le plancher mouvant d'un bateau.

    Bien vu, Cap'taine Suzanne, et surtout, bien rendu!

    3
    Florent
    Samedi 23 Août 2014 à 18:23

    Quand la simplicité reprend ses doigts, les relations suivent.J'espère quand même que Lucette a fait des progrès depuis.

    4
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:23

    Merci tendre Yvonne. C'est vrai, les jeunes, qu'ils soient sur terre ou sur mer, se projettent dans l'avenir et rêvent tout pareillement. Heureusement, d'ailleurs ! Merci également à notre barman ; comme elle sont vraies et profondes ces quelques lignes qui présentent mon modeste texte... Pour vous situer la mère de cette pauvre Lucette, c'était l'archétype de la parfaite misanthrope, à l'esprit étriqué et petit-bourgeois, enfermée dans ses convictions. Elle ne consentait à sortir de sa tour d'ivoire que pour blesser ou humilier. Mais oui, ça se passe aussi comme ça sur l'eau. On rencontre de tout. Autour d'elle gravitaient toujours des souffre-douleurs (consentants parfois) qu'elle se plaisait à ridiculiser sans vergogne devant tout le monde....Comme si les enfants pouvaient oublier le mal qu'on leur (a) fait...

    5
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:23

    Oula ! Florent ! Jeux de mots....

    Je ne sais pas ce qu'il est advenu de cette pauvre Lucette. Nous avons croisé son chemin pendant trois mois seulement. Qu'est-ce que trois mois dans une vie ?  Je songe à elle, parfois, et je souhaite qu'elle ait réalisé son rêve et sa passion.

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    6
    Hélène
    Samedi 23 Août 2014 à 18:23

    Parle-nous un peu de ton arrivée dans cette région,Suzanne. Est-ce ici que s'est manifestée la secte d'un nommé Jones avec un génocide à l'appui, si mes souvenirs sont bons. Merci de nous signaler ces petits travers de l'être humain qui sont les mêmes que sur terre.

    7
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:23

    "Hélène, je m'appelle Hélène, je suis une fille comme les autres...". Mais un peu de sérieux, voyons ! 

    Pour satisfaire ta curiosité, belle Hélène, le Guyana n'est pas un pays où l'on a envie de traîner longtemps. Certes, les gens sont chaleureux, comme dans tous les pays pauvres (et on se demande bien pourquoi). Et c'est vrai que peu de plaisanciers s'y arrêtent. En fait, ce pays est surtout connu pour l'affaire du "Temple du Peuple" et à laquelle tu fais allusion. Tout le monde -ou presque- a entendu parler de son grand gourou Jim Jones et du suicide collectif de ses membres (dans les 8 ou 900, mais on n'est pas à 100 près, n'est-ce pas ?).

    Bon, la suite plus tard, j'envoie en vitesse ce commentaire avant qu'il ne disparaisse. Orange me fait des tours depuis hier soir. Satanas !

    8
    Arnaud
    Samedi 23 Août 2014 à 18:23

    Il en est de la con..., comme pour l'alcool, ce sont toujours les enfants qui trinquent. Heureusement, tout s'est bien arrangé pour Lucette avec le revirement de sa mère.Joli récit, Suzanne.

    9
    ANNA
    Samedi 23 Août 2014 à 18:23

    Je n'avais jamais bien compris pourquoi certains s'acharnent en y prenant beaucoup de plaisir à vouloir toujours pourrir la vie des autres. J'ai moi-même des voisins de cet acabit. Quand c'est pas le mari, c'est la femme qui prend la relève. Mais heureusement Patrick nous en a donné l'explication au tout début et dans cette histoire le dénouement est plutôt heureux.

    10
    Jean-Pierre
    Samedi 23 Août 2014 à 18:23

    Si ces gens, Anna, cherchent à pourrir la vie des autres, c'est qu'ils sont d'évidence mal dans leur peau. Peut-être dès leur enfance. Ils unissent leur solitude par la suite pour combler les lacunes et cela ne va pas mieux. Trop de problèmes dans leur tête.La fuite semble la meilleure solution. Et puis un petit rien avec un peu de réflexion et les voilà libérés, comme il a été avec la mère de Lucette. Je pense qu'avec de la patience, si chacun veut y mettre du sien, on peut sortir ces gens de la misère morale dans laquelle ils se cantonnent. Encore faut-il leur tendre la main!

     

     

    11
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:23

    Merci Arnaud et Merci Anna.

    Bon, je disais donc que passer des vacances au Guyana, c'était pas vraiment ça. Mais ça vaut quand même le détour. C'est un pays de misère comme presque toutes les îles anglaises. Sauf que certaines sont quand même plus belles (ex. Ste Lucie dans les Grenadines). Les 3/4 des gens crèvent et une minorité se partage tout... comme d'habitude. Et puis l'infrastructure des routes, bonjour. Il faut savoir que lorsque les Anglais sont chassés de leurs colonies, ils cassent tout ce qu'ils ont fait pendant leur séjour :  C'est comme ça ! Remarquez bien que les Français dans certaines îles ont été pas mal non plus. Haïti, par exemple (mais chuttt ! y paraît qu'il ne faut pas remuer les cendres..). Le Guyana est un pays à la fois très boisé (pas comme en Haïti), montagneux et constitué également de plateaux. Il y a de grandes rivières pas très navigables et d'impressionnantes chutes d'eau. Il est bordé par l'Océan Atlantique, est entouré par le Surinam, le Brésil et le Venezuela. En fait, si on regarde bien, les trois "Guyanes" sont côte à côte : la Guyane Française qui est la plus riche (là où a lieu le lancement de la fusée Ariane et le célèbre carnaval (cf. histoire d'eau : Touloulou a soif), la Guyane Hollandaise, où l'on ne roule pas sur l'or (cf. histoire d'eau :  "Perdu de vue") et la Guyane Anglaise où c'est la misère noire. Climat tropical, bien sûr. Avec un peu moins d'un million d'habitants pour presque 215 000 km2 de superficie, la majorité de la population est constituée d'Indiens d'origine asiatique. Et puis, il y a des Africains, des métisses, des Amérindiens, quelques Européens et des Chinois. On cultive surtout la canne à sucre, le riz, le café. Le sous-sol renferme de la bauxite, du manganèse, de l'or et des diamants. Mais malgré tout, les gens vivent chichement.

    12
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:23

    Bien d'accord avec toi Jean-Pierre. Ne jugeons pas trop vite. Mais tu sais, parfois, on se trouve pris dans un contexte et pan ! on ne cherche pas à trouver d'excuses à l'autre. Je pense comme toi qu'il ne faut pas se sentir bien dans sa peau pour s'acharner sur les autres au point de ne pas pouvoir supporter leur bonheur. Mais le malheur de ces gens-là, c'est qu'ils rendent malheureux leurs enfants, et leur conjoint qui, à leur tour, risquent de devenir comme eux par la suite...

    13
    Jean-Pierre
    Samedi 23 Août 2014 à 18:23

    Excuse-moi, Suzanne, mais j'étais très pris avec Anna. Ce récit est agréable avec cette nouvelle page de ton parcours aventureux où l'on prend connaissance des petits problèmes qui habitent certains d'entre nous sur la route de la vie.Félicitations! tu as toujours quelque chose à nous apprendre de cette riche existence.

     

    14
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:23

    Eh ! Bien,, mes amis, je profite de ce treizième commentaire, au chiffre porte-bonheur... ou pas, pour vous parler du mot "lapin", qui lui, est censé porter malheur s'il est prononcé sur un bateau. Il faut savoir qu'au temps du Capitaine Cook, les marins embarquaient des lapins avec eux pour les manger afin de lutter contre le scorbut. De temps en temps, ces bêtes aux grandes oreilles qui avaient envie elles aussi de respirer l'air du grand large, trompaient la vigilance de leurs gardiens et en profitaient pour s'évader de leurs clapiers. Leur friandise favorite étant le chanvre des cordages qui arrimaient la cargaison à fond de cale, celui-ci, une fois rongé, les liens cédaient et les caisses de marchandises se baladaient un peu de partout, provoquant des naufrages. C'est ainsi que depuis, les marins devenus très superstitieux (pas tous, mais presque tous), interdisent à quiconque de prononcer ce mot maudit de "lapin", l'attribuant à tous les coups de vent et avaries que peut subir un navire. Alors, vous pensez bien que cette pauvre Lucette, qui avait déjà bravé tous les interdits en jetant son dévolu sur un tel compagnon de voyage... quelle poisse. Par contre, il semblerait que les rats (on en trouve de temps en temps dans les cales des bateaux, surtout si ceux-ci sont en bois ou en acier) ; les rats disais-je ne s'attaquent jamais aux cordages. Mais malheur aux sacs contenant des graines ou autres, mal protégés ! C'est pour cette raison qu'un chat est toujours la bienvenue sur un bateau, pour courser les rats. Un navire avec chats = un navire sans rats.

    15
    ANNA
    Samedi 23 Août 2014 à 18:23

    C'est très intéressant ce que vous dites là Jean Pierre, mais nous avons tenté à plusieurs reprises, des gens de mon immeuble et moi de chercher à comprendre le comportement nuisible de ces gens, de les raisonner, de les aider, mais peine perdue. Ils ne veulent rien entendre, par contre nous on continue à les entendre. Quelle misère !

    16
    MARTINA
    Samedi 23 Août 2014 à 18:23

    Coucou, Suzy ! Je suis de retour. BRAVO ! pour cette nouvelle histoire d'eau. Je vais m'empresser de relire toutes celles que j'ai manquées pendant ma longue absence.
    MARTINA

    17
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:23

    Pour mes amis de la Marine et ceux de la Calispo... Babord Amures, c'est la 10 et c'est beau... Si le coeur vous en dit :

    http://www.deezer.com/fr/music/various/autour-de-la-mer-integrale-75521#music/autour-de-la-mer/autour-de-la-mer-integrale-75521

    18
    Jean-Pierre
    Samedi 23 Août 2014 à 18:23

    Pas sympa ton commentaire, Danielle. J'espère que quand tu mets un texte, les gens montrent plus de bienséance à son endroit. Il est vrai, que nous vivons au siècle de la vitesse, toi, c'est à celle de la lumière...Je dois l'avouer, cette façon un peu cavalière de porter un regard sur la qualité d'écriture des autres me choque beaucoup. J'ai hâte de faire connaissance de ta plume qui doit être de qualité supérieure... 

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