• Histoires d'eau (19)


    Après quelques semaines passées à humer l’air du large, Suzanne Alvarez fait de nouveau escale au café avec un peu de musique pour accompagner cette nouvelle...



    Rhapsodie in blues

     

    Aujourd’hui, ne me restent que ces détails arrachés à ces moments terribles. Pourtant, même à huit mille kilomètres, et après toutes ces années, je ne peux m’empêcher d’être là-bas. Ma pensée y revient sans cesse, et ces images affreuses brûlent en moi, tel un charbon ardent.

     

     

    Dans les mains larges comme des battoirs du colosse à la force tranquille qui nous faisait face, le verre paraissait fragile. Cherchant une respiration exagérément calme, et oubliant qu’il se référait à un discours silencieux, Peter finit par articuler :

    - C’est mieux de partir… on ne peut plus rester ici …

    Puis il ajouta, tentant de se convaincre lui-même de ses propres paroles :

    -Il faut se secouer… ne pas se laisser aller… continuer à avancer !… Vous comprenez ?

    Et tandis qu’il disait cela, chacun se remémorait la scène de la veille, repassant en pensée l’effroyable film sans paroles.

    Tout s’était passé si vite que nous n’avions pas eu le temps de bien comprendre. La gamine en jupette rouge qui dansait presque chaque soir sur la terrasse du " Mambo ", pour distraire la clientèle, en échange de quelques malheureuses pièces, s’était écrasée sur l’un des quais de la Marina de Port-Saint-Charles, dix mètres plus bas, juste devant Rhapsodie, le sloop* de Peter.

    Cela faisait plusieurs semaines que nous étions ici et que nous n’arrivions pas à décoller, tant nous nous sentions bien à la Barbade*. Mais ce samedi-là, nous étions réunis pour la dernière fois autour d’un pot d’adieu, sur Sindbad, la goélette de Roger, le Canadien, et pleins du même malheur. Après, on reprendrait sa route en solo, pour tenter d’oublier l’inoubliable.

    A un moment donné, Roger avait dit :

    - Il n’y a presque plus de glaçons !

    - Des glaçons ? Peter avait répété lentement ce mot, essayant de le faire entrer dans sa tête, puis, il avait annoncé qu’il en avait tout une cargaison sur son bateau.

    -Bougez pas, je reviens de suite! avait-il fait presque joyeusement, en enjambant les filières de la goélette, passant sur le pont du ketch d’un couple, Allemands comme lui, pour s’engouffrer enfin à l’intérieur de son voilier.

     

    Le silence s’était à nouveau installé. Nous attendions son retour, la tête basse, les yeux rivés sur notre verre. Chacun tâtant son cœur. Cela faisait si mal. La nuit blanche que nous venions de passer nous avait éreintés…

    Puis on avait entendu comme le bruit d’une explosion. Non, une détonation, plutôt.

     

     

    Devant la descente du carré du voilier Rhapsodie, nous contemplions tous la scène, hallucinés, saisis et comme figés dans l’horreur, au point qu’aucune larme ne coulait de nos yeux.

    De sa poitrine ravagée par la balle du Vernet Caron*, du sang avait giclé, souillant une partie des boiseries et des coussins, maculant un livre de Francis Chichester*. Ses yeux clairs étaient grand ouverts, immenses, comme si sur le point de mourir, il avait voulu se remplir des visions que la vie ne pourrait plus jamais lui offrir.

     

    Cela faisait déjà cinq ans qu’il tenait avec ces images rouges dans la tête, qu’il faisait semblant d’être fort pendant le jour, qu’il pensait qu’il pouvait y avoir encore du bonheur dans ce monde, que le paradis était là, sous ses pieds, et que rien d’autre n’était vrai. Chaque nuit, pourtant, au plus profond de son sommeil, Hans, son meilleur ami, son équipier qui avait trouvé la mort en voulant le sauver, lui, Peter, de la noyade, lui rendait visite, s’invitait dans ses rêves, tandis que sa culpabilité de n’avoir pu rien faire pour le sauver à son tour et d’être vivant à sa place, le torturait d’un déchirement sans fin.

      

    *La Barbade ou Los Barbados : petite île corallienne de la Caraïbe au Sud-est de Sainte-Lucie. On y parle l’anglais et le dialecte Bajan, mais on entend aussi parler souvent le français.
    *Sloop : gréement de bateau à voile à quille avec un seul mât (central). *Vernet Caron : fusil de chasse
    *Sir Francis Chichester 
     : navigateur britannique qui, en solitaire, fit, en 1966, le tour du monde à la voile en 226 jours, à bord de son ketch " Gypsy Moth IV ". . 

     


  • Commentaires

    1
    Jeudi 17 Septembre 2009 à 14:27
    Magnifique. quelle énergie !
    2
    ANNA
    Samedi 23 Août 2014 à 18:28

    QUELLE TERRIBLE HISTOIRE !
    Encore BRAVO Capitaine ALVAREZ.

    3
    Yvonne Oter
    Samedi 23 Août 2014 à 18:28
    Houlala! ma Suzanne! Qu'elle est triste, ton histoire! Elle d'autant plus poignante que, telle que tu nous la racontes, avec plein de petits détails et une mise en scène très réaliste, nous participons malgré nous à l'action. Tu m'as fait frissonner, Cap'taine...
    4
    ZOE
    Samedi 23 Août 2014 à 18:28
    MERCI PATRICK POUR LE MORCEAU DE JAZZ....
    5
    Jean-Pierre
    Samedi 23 Août 2014 à 18:28
    Tu nous as habitué, Suzanne à des textes plus gais, mais, ce récit, comme la vie, ne comporte pas toujours de bons moments. Avec celui-ci, on ne peut que constater cette réalité.
    Tu surprends avec ce nouveau genre que tu maîtrises fort bien, pour nous rappeller que tu as beaucoup de talent
    Félicitations! J'espère qu'il sera apprécié à sa juste valeur.
    6
    José
    Samedi 23 Août 2014 à 18:28
    De l'aventure, du rire et des larmes étaient dans le sillage du Pythagore.Suzanne, aujourd'hui, nous relate un drame humain. La vie n'est pas toujours rose et ce récit nous touche en nous montrant la fragilité humaine.
    7
    jack
    Samedi 23 Août 2014 à 18:28
    Un mélodrame digne d'une tragédie antique qui prend aux tripes, accompagné d'un air de jazz pour notre plus grand plaisir.  Emouvant.
    8
    celia
    Samedi 23 Août 2014 à 18:28

    Tragiques destins et mal de vivre. Terrible histoire.

    9
    Christiane
    Samedi 23 Août 2014 à 18:28
    L'on pourrait penser que dans ces décors enchanteurs, tout est au mieux dans le meilleur des mondes. Il nen est rien!quand on traîne un boulet, si petit soit-il. C'est sans doute la raison pour laquelle, certains partent au bout du monde pour tenter d'exorciser leur mal.Si l'être est fragile, le bleu du ciel et de la mer ne sont pas la panacée. D'autres, y trouvent leur compte. Ce sont ceux-là qui nous relatent leur traversée, comme le fait le Capitaine Alvarez .
    10
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:28
    Ah ! Merci ! mes amis pour vos délicieux commentaires et Merci ! également à Patrick pour les merveilleux instants de "Blues" passés avec Bessie Smith.
    Mais j'aimerais, pour les amoureux de géographie surtout, apporter quelques précisions supplémentaires à propos de La Barbade : cette petite île de la Caraïbe est située à 200 km environ de la Martinique et à presque 180 km de Sainte-Lucie. Son relief composé plutôt de collines recouvertes d'une superbe végétation, est bordé de plages de rêve au sable incroyablement blanc. Si les îles voisines de la Barbade sont volcaniques, cette dernière est corallienne. La monnaie est le dollar barbadien.
    La légende raconte que la Barbade ou Los Barbados (les barbus) avait été nommée ainsi par sa population -extrêmement sympathique d'ailleurs- parce que celle-ci considérait que la peau rugueuse des figues trouvées dans les arbres, ressemblait à une barbe d'homme.
    11
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:28

    Et à propos de "Blues", on ne peut parler de la Barbade sans évoquer Nina Simone, immense chanteuse, à l'instar de Bessie Smith. Figurez-vous que cette diva à la voix sublime aurait séjourné, après être partie des Etats-Unis (qu'elle exécrait plus que tout), à la Barbade, pour finir sa vie en France, non loin de Marseille, à Carry-le-Rouet, plus précisément.
    Mais je ne peux résister à vous faire entendre mon morceau préféré : "Don't let me be misunderstood". Mettez le son très fort, fermez les yeux et écoutez... Vous verrez, vous allez pleurer de tendresse.
    http://www.youtube.com/watch?v=klyea0oYYrE

    12
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:28
    Sublime n'est-ce pas ? Chut !!! ne dites rien ! Je sais que vous avez adoré !

    Nina Simone s'accompagnait souvent au piano dont elle était une vraie virtuose.
    Et bien entendu, toute sa vie, elle combattit le RACISME.
    13
    Martial
    Samedi 23 Août 2014 à 18:28
    Elle a aussi interprété "Ne me quitte pas"de Jacques Brel. Sublime!
    C'était le temps des 45 tours.
    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    14
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:28
    45 tours dites-vous ? De Nina Simone ne me reste qu'un 33 tours... Quant à "Ne me quitte pas", je préfère entendre "Nina" chanter en anglais. Pour moi, il n'y a bien que Jacques Brel pour chanter cette merveille de chanson. Mais je suis bien d'accord avec vous, Martial, la voix de cette pianiste-chanteuse noire procure tant d'émotions que la qualifier de "sublime" est le moindre des mots.
    15
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:28

    Et "ça", pour vous mettre en forme.... ça vous dit ?

    http://www.youtube.com/watch?v=H6_BWNzThJY

    16
    ANNA
    Samedi 23 Août 2014 à 18:28

    Alalalala capt-aine Alvarez, j'ai beau cliquer sur "don't let me be misunderstood" le chef d'oeuvre dont tu parles. Je viens seulement de voir le commentaire du 15/09, mais impossible d'écouter.

    17
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:28
    Ah ! Bon ? Mais qu'est-ce qu'ils nous font en Régie ?

    Et comme ça, c'est-y pas encore mieux ?

    http://www.youtube.com/watch?v=5T3FXFnoTzE
    18
    ANNA
    Samedi 23 Août 2014 à 18:28
    Merveilleux ! Et merci Suzanne pour la vidéo.
    19
    Martine
    Samedi 23 Août 2014 à 18:28
    Di vin jusqu'à l'ivresse Divine Nina.
    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :