• Fêtes de la fin (2)

    Avec la nouvelle année, une nouvelle de Patrick Essel en deux épisodes (2/2)

     

    œ

    Quelqu’un.

    Ce n’était pas Sylvie.

    Ni Simon.

    A vingt ans, c’est vrai qu’il y avait eu du mieux.

    Du mieux à vingt ans. Il a ri. Un rire forcé.

    Les formules, j’aime pas, ça finit toujours par déraper, a-t-il maugréé.

    Et il arrive que cela fasse saigner, il a ajouté, très bas.

    Sylvain aime bien maugréer. Il a en tête tellement et tellement d’années dont il n’a jamais su dire si elles avaient été seulement bonnes.

    Meilleure année, c’est bien ce que Sylvie avait dit aussi l’an passé. Alors bien sûr, venant d’elle, il pourrait croire. Il le voudrait par-dessus tout même. Sauf que là, après le départ de Simon, quand elle a dit que l’année serait meilleure, elle s’est tout bonnement mise à examiner ses doigts de pied. Ouais ! Ses doigts de pied ! Ses yeux n’ont célébré que les ongles déjà copieusement vernis de ses doigts de pied.

    Ses doigts de pied !

    Non, elle s’est aussi passée le bout de la langue sur la lèvre supérieure et elle s’est frottée les cuisses.

    Les cuisses. Et sa langue sur sa lèvre.

    Il imagine une force supérieure qui le réconcilierait entre sa lèvre et ses cuisses. Il se figure ça sans penser à mal Sylvain. L’an passé, quand Simon les avait quittés en disant simplement comme à son habitude "Bon, à tout à l’heure, vous deux ! " Elle n’avait pas attendu qu’il ferme la porte, elle s'était précipitée à son cou et l'avait embrassé bruyamment sur les deux joues avant de le prendre en pleine bouche.

    Elle avait toujours soif, avant.

    Cette année, avec le mieux, il n’y a que le rien. Un coup d’œil pincé et une promesse du plus petit des agréments.

    Voilà.

    Il aimerait bien s'enthousiasmer, magnifier les lendemains, y aller de bravos, de vivats et de hourras. Oui, ça serait bien, bien meilleur.

    Tout ça.

    Mais il n’est pas dans d’assez bonnes dispositions pour ce genre d'extravagances.

    Il n’est pas capable de tout.

    Sylvie sourit en coin. Ses yeux louchent maintenant vers un point imperceptible entre lui et ses doigts de pied à elle.

    Sylvain pense à Simon.

    Le salaud.

    Il est rentré dormir.

    Mais il ne pourra pas. Il va réfléchir. Il va se dire qu’il n’a pas dit que ce qu’il fallait. Ou qu’il en trop dit. Puis, il va se dire l’inverse. Non, il ne se dira rien. Simon est capable du plus infini des silences. De penser sans s’encombrer d’un seul mot. De penser en apesanteur. Simon dit qu’il sait ce qui l’attend. Cela lui suffit.

    On ne peut jamais rien savoir de conséquent avec Simon.

    Rien !

    Se pourrait-il qu’il mente ?

    Ça lui est venu comme ça à Sylvain l’idée du mensonge.

    Et si le savoir de Simon n'était qu'un leurre ?

    Comment peut-il être si sûr ? Si convaincu des temps qui s’annoncent ? Des mains qui vont se croiser ? Des mots qui vont se dire ?

    S’il avait … seulement peur ?

    Une peur qu’il retiendrait en lui depuis toujours.

    Démesurée, insensée, obsédante. Qui le laisserait sans grandeur si elle venait à être connue.

    Sylvie l’a compris. Elle, n’a jamais été dupe. Comment a-t-il pu supposer qu’elle ne savait pas ?

    Sylvain regarde Sylvie sans la voir, étourdi par toutes ces idées qui le traversent. Il lui demande.

    Elle dit ne rien savoir des peurs de Simon. Elle dit que le temps passe, c’est tout, qu’elle n’a rien remarqué d’autre. Rien. Sa bouche reste entrouverte sur ce rien.

    Il dit qu’elle invente cette ignorance.

    Elle sourit à ses ongles et dit qu’il se trompe ; elle répète qu’elle ne sait rien d’autre que ça, des choses très banales.

    Il insiste.

    Elle dit être lasse. Elle ne sait pas pourquoi. L’engourdissement de la nuit, peut-être. Ou bien l’odeur des fêtes aux environs. L’odeur y est tellement vive, dit-elle, si bouillonnante, si immodérée, si accaparante. Elle hausse les épaules et rit encore en direction de ses doigts de pied. Et puis à la fin, elle dit que s’il le faut, elle dira ce qu’il veut.

    Sylvain dit que cela ne fait rien, qu’il ne sait pas ce qu’il lui a pris. Il ne dit pas qu’une espèce de peur l’a pris. Une frayeur qui lui vient d’un homme qu’il tient pour être son ami. Un homme qui a cette détestable propension à s’éclipser avec un petit air rieur, sans attendre de ses amis un seul petit mot de sympathie.

    Alors, il dit à Sylvie qu’il croit que cet homme est touché d’une inquiétante étrangeté. Il dit qu’elle a dû s’en rendre compte elle aussi puisqu’elle évite de lui parler. Il dit aussi avoir vu qu’elle ne le regarde plus que de loin. Et qu’elle ne bouge presque pas en sa présence. Qu’elle ne lui demande même pas de la laisser tranquille quand il la questionne sur ses vernis à ongles.

    Il voudrait savoir pourquoi elle ne dit rien de tout cela.

    Elle proteste et dit que Simon …

    Quoi, Simon ? s’écrie Sylvain.

    Elle dit qu'il ne dit que des choses très ordinaires. Des considérations tout à fait prudentes sur l’existence. Rien d’indiscutable.

    Rien …

    C’est ce qu’elle croit, Sylvie.

    Elle a une peur égale à celle de Simon.

    Elle ne sait pas à quel point ils se ressemblent, à quel point ils reproduisent les mêmes douleurs lancinantes.

    A quel point ils sont affreux à regarder.

    Elle et lui.

    Tout à l’heure, sur le coup de midi, quand Simon viendra les saluer avec deux ou trois bons mots dans la poche et une promesse de bonheur sur le bout des lèvres, c’est lui Sylvain qui rira, qui laissera la porte fermée et qui dira derrière la porte verrouillée qu’il ne veut plus rien entendre de lui.

    Il ne dira rien de plus. Rien. Même s’il entend crier.

    Et là, il en est sûr, un insupportable frisson saisira son ami.

    C’est nouvel an après tout.

     


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