• Etoiles montantes 03

    Etoiles montantes 03

    Enseignant-chercheur, Jean Gualbert écrit quelques nouvelles et poèmes en amateur. Certains de ceux-ci ont été publiés en recueils (parus chez Dix de Plume, éditions Grrr...Art, éditions Aljon, les Dossiers d'Aquitaine, les Joueurs d'Astres, les Grilles d'Or...).

     

    Voyageur du néant

    Jean Gualbert

     

    Le corbeau s'était posé sur un rocher, en bordure de chemin. De son large bec anthracite, il lissait son plumage, taché de croûtes rougeâtres encore visqueuses, témoignages de son dernier repas. Au passage de l'homme, il se contenta de croasser, en sautillant maladroitement, pour manifester un net mécontentement. Le marcheur, bien trop vivant, ne l'intéressait pas encore.

    Ce n'est que quelques centaines de mètres plus loin que l'homme, soulevant une nuée de mouches, dépassa les restes dont s'était rassasié l’oiseau : un vieillard, dont ne subsistait que la maigre carcasse déchiquetée à coups de becs, de griffes et de dents par tout ce qui pouvait se repaître de viande.

     

    Fuir ! Cela faisait trois jours qu'il n'avait plus pour perspective que cette course désespérée vers l'inconnu. Quand les autorités de la petite ville où il exerçait la profession de photographe avaient convoqué tous les membres de sa communauté pour le lendemain à l'aube, leur enjoignant d'apporter leurs biens les plus précieux, il avait compris. On leur avait parlé de camps où ils pourraient travailler pour le bien de tous, mais seuls les naïfs y avaient cru. Les anciens, trop âgés pour se révolter, s'étaient résignés, pleurant le sort de leurs petits-enfants autant que le leur. Quelques jeunes hommes avaient déjà gagné les bois des alentours, tentant vainement d'y organiser la résistance. Mais la plupart restaient comme pétrifiés, incapables de prendre la moindre décision, prêts à se rendre sans broncher à leurs bourreaux dans l'espoir d'une improbable clémence.

     

    La seule issue possible était le Nord-Est, la direction de la Russie d'où pouvait venir l'unique secours envisageable. Il lui fallait pour y parvenir marcher de longues heures, contournant villages et hameaux, se nourrissant de ce qu'il pourrait glaner, évitant surtout les patrouilles qui ne manqueraient pas de sillonner la contrée. Puis il devrait franchir la ligne de front sous la menace tant des balles de ses concitoyens, devenus ennemis, que de celles d'étrangers pourtant plus susceptibles d'éprouver quelque forme de compassion. Mais il n'avait d'autre choix que d'abandonner son confort, ses amis, sa maison, la terre et les coutumes de ses ancêtres. Après avoir fouillé les ruines encore fumantes de la masure du vieil homme, dans l'espoir vain de découvrir de quoi repaître sa faim tenaillante, il reprit sa route.

     

    Il venait de dépasser la lisière d'une lande aux taillis clairsemés quand il déboucha sur ce carrefour dont le souvenir ne cesserait de hanter ses nuits. Une colonne de prisonniers y avait fait halte. Quelques-uns d'entre eux avaient-ils tenté de se révolter ou de prendre la fuite, profitant d'un moment de relâchement de leurs gardes ? Ceux-ci s'étaient-ils simplement trouvé las de conduire ce troupeau de morts en sursis ? Les pleurs d'un enfant, les plaintes d'un blessé les avaient-ils exaspérés ? Toujours est-il qu'ils s'étaient déchaînés, massacrant jusqu'au dernier les captifs qu'ils prétendaient escorter vers un avenir meilleur, abattant ceux qui espéraient trouver refuge dans les collines qui bordaient la route, achevant au couteau les blessés, égorgeant sans remords femmes, éclopés, nourrissons.

    Sur un talus, il trouva confirmation des rumeurs les plus horribles qui couraient le pays. Un amas sanglant de femmes éventrées et de fœtus réduits en charpie attestait que, pour se distraire, la soldatesque s'amusait à parier sur le sexe d'enfants à naître, avant de désigner le vainqueur en arrachant aux mères encore vivantes l'objet de leur prédiction. La volonté de purifier le pays, d'y garantir la sélection d'une population nettoyée de toute trace de différence, d'éliminer toute croyance qui divergerait de la religion du plus grand nombre avait atteint ses limites les plus abjectes.

     

    Les heures qui suivirent cette macabre découverte furent terribles. Il lui semblait que tout repère avait disparu, que toute valeur avait été réduite à néant sous l'œil cynique de dieux dénués de pitié. Hagard, il continuait à marcher sans que son esprit ne puisse se fixer sur quelque but, sur quelque espoir de réconfort. La faim, la soif, le sommeil l'avaient abandonné en même temps que tout sentiment d'appartenance à l'humanité. Après une nuit d'errance, il s'effondra à l'abri d'un rocher, dans une inconscience déchirée de visions apocalyptiques, de hurlements déments, de spectres hallucinés. Sans cesse ses pensées le ramenaient aux siens, aux cousins qu'il avait laissés à leurs atermoiements, à ses amis avec qui il plaisantait gaiement à peine quelques jours plus tôt. Sans doute, ne devait-il pas rester d'eux beaucoup plus que les cadavres sanglants croisés le matin même.  Il resta là, prostré, incapable de la moindre réaction, pendant une interminable journée. Au soir, rassemblant péniblement ses esprits, il reprit son cheminement de voyageur du néant.

     

    Deux longues journées d'errance le conduisirent en bordure d'une maison isolée. Quelques poules picoraient à l'abri d'un maigre grillage. C'était l'aube, personne encore n'était passé pour prélever les œufs fraîchement pondus. La faim, qui le tenaillait plus encore que la soif, étanchée au hasard de maigres ruisselets, le décida à prendre le risque de se faire repérer. Il allait s'éclipser, après avoir gobé goulument son butin, lorsqu'une voix fluette le fit sursauter :

    – Bonjour, que fais-tu dans mon poulailler ?

    C'était une toute petite fille, âgée de peut-être six ans. Ses vêtements indiquaient clairement qu'elle n'appartenait pas à sa communauté.

    Il rougit violemment, contraint d'avouer son larcin.

    – Maman m'a envoyée chercher les œufs du matin. À présent, je ne pourrai plus rien lui rapporter. Que vais-je lui dire ?

    – Peut-être que tu n'en as pas trouvés ? Ce ne serait pas mentir, puisque je les ai mangés.

    – C'est vrai, mais pourquoi viens-tu les prendre chez nous ? Tu n'as donc pas de poules ?

    – Non, comme toi j'en avais, mais je les ai perdues. J'avais très faim, je n'ai plus mangé depuis deux jours.

    – Tu sembles fort fatigué aussi ! Viens te reposer chez nous, mon père te donnera l'hospitalité, maman te préparera un repas.

    – Tu es très gentille, mais je ne crois pas que je serais le bienvenu...

    – Pourquoi donc ? Tu es méchant ?

    – Non, je ne pense pas. C'est une histoire d'adultes, le nom que je donne à Dieu n'est pas le même que celui que tes parents et toi utilisez.

    – Tu crois que cela lui pose un problème, à Dieu ? Ma maman et mon papa me donnent des petits noms différents, et les gens du village encore un autre. J'aime beaucoup cela, j'ai l'impression que chacun m'aime un peu différemment, mais tout autant que les autres.

    – Sans doute, mais toi tu es une charmante petite fille, pas un dieu sévère...

    Le bruit de la conversation, le retard de la fillette avaient attiré les parents à l'extérieur. À la vue de cet étranger ils eurent tout d'abord un mouvement de crainte, rappelant à eux leur enfant. Lui se crut perdu. C'était un temps où les différences ethniques ne pardonnaient pas. Toutefois, l'air enjoué de la petite fille, son absence complète de peur, le récit qu'elle fit à ses parents agirent comme un charme bénéfique. L'homme et la femme invitèrent le voyageur à se restaurer et à prendre quelque repos. Devant tant de bonté, celui-ci éclata en sanglots.

    Le père de famille lui dit alors, comme pour s’excuser :

    – Comment pourrions-nous être moins généreux que notre enfant, une fillette si petite, si frêle qu'elle devrait pourtant redouter tout passant inconnu ? Ne nous montre-t-elle pas l'exemple en t'invitant à partager notre demeure ? Je sais que tu appartiens à cette race que nos dirigeants disent impure, qu'ils nous ordonnent de pourchasser pour assainir le pays. Je n'ai que faire de ce régime qui se prétend nouveau, qui se croit destiné à durer toujours, mais qui attise les haines anciennes et détruit son propre peuple. Chez nous, tu ne crains rien. Repose-toi, prends des forces et repars quand tu t'en sentiras capable. Nous prierons pour que ton chemin te mène à la paix.

     

    Quelques jours plus tard, ragaillardi par l'espoir que lui avait insufflé la rencontre de cette famille accueillante, il parvint à la ligne de démarcation entre les deux armées. Il décida de tenter le passage à l'aube, quand les sentinelles s'assoupissent. Une légère brume semblait devoir favoriser son entreprise. Lentement, il se glissa hors de l'ombre protectrice de fourrés épais pour s'aventurer en terrain découvert, évitant les postes de garde, attentif à la présence de la moindre silhouette. Mesurant ses gestes, il avançait courbé, presque à quatre pattes, sans mouvements brusques, n'hésitant pas à s'arrêter dans sa progression ou à ramper quand quelque bruit lui faisait redouter d'être découvert. Il ne lui restait plus que quelques dizaines de mètres à franchir avant d'atteindre les premières lignes russes quand les nuées se déchirèrent pour laisser place à la lueur d'une aube naissante. Presque aussitôt, une détonation retentit. Une vive brûlure lui déchira la poitrine, et il tomba, face contre terre. Avant de perdre conscience, il put admirer une dernière fois le soleil illuminant les collines de son pays, de son Arménie chérie.

    Le corbeau se posa lourdement, inclina la tête pour s'assurer de l'absence de tout danger, puis s'approcha en sautillant. Cette fois, l'homme l'intéressait. Ce n'était plus qu'une de ces innombrables charognes parsemant le pays depuis quelques semaines. Il pouvait entamer un nouveau repas sans crainte.


  • Commentaires

    1
    fanbouh
    Mardi 31 Mai 2016 à 19:03

    Affreux, mais si bien écrit!

     

    2
    Lza
    Mardi 31 Mai 2016 à 21:28

    Affreux, oui, mais malheureusement plausible!

    3
    dominique guérin
    Samedi 4 Juin 2016 à 17:10

    Confrontation avec un monde en totale déliquescence, dépourvu de valeurs et de repères, sans longitude ni latitude, où un manichéisme poussé à l’extrême nous donne une effroyable leçon de barbarie... Quant au corbeau qui trifouille du bec, à la frontière de la mort et de la vie, quelle image !!!

     

    4
    Lza
    Dimanche 5 Juin 2016 à 17:13

    On pense à Giono:Le hussard sur le toit!

    5
    Jean
    Lundi 13 Juin 2016 à 10:16

    Merci pour vos aimables commentaires

    6
    Vendredi 1er Juillet 2016 à 22:30

    Un texte fort sur le massacre du peuple arménien, précurseur de celui du peuple juif. Merci, Jean, de nous l'avoir donné à lire !

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