• Etoiles montantes 02

    Danielle Akakpo réside à Saint-Etienne, capitale du design et des Verts – qui ne sont en rien ses sources d’inspiration – ! Ne se considère pas comme un écrivain, terme qui implique pour elle une professionnalisation, mais comme un auteur qui souhaite faire partager des émotions.
    Pour faire mieux connaissance avec elle :
    Forum Maux d’Auteurs (dont elle est l’animatrice) : http://www.forum-mda.com
    Toi ma p’tite folie : son dernier recueil publié aux éditions Zonaires.

     

    Etoiles montantes 02

    P’tit frère
    Danielle Akakpo


    Les années ont passé, p’tit frère, mes cheveux grisonnent, les tiens et ta barbe aussi, et je m’aperçois que malgré moi je me mets à ressasser de vieux souvenirs. Toi aussi, peut-être ? Il en est un qui remonte à fin 1970 qui me revient ce soir à l’esprit, sans doute parce que les fêtes de Noël approchent, que la nuit s’installe doucement et que les seules lueurs dans la pièce émanent des boules rutilantes que j’ai accrochées au sapin dans l’après-midi. Devrais-je parler de souvenir, d’ailleurs, puisque cette histoire, je ne l’ai vécue que par personne interposée ? J’étais loin, notre mère me l’a racontée brièvement au téléphone. Par la suite, elle me l’a narrée à plusieurs reprises de vive voix, enrichie de détails et de commentaires si bien qu’il m’a souvent semblé que j’étais présente. Je me demande si toi aussi, il t’arrive d’y penser encore.
    Elle avait tant d’amour pour toi, maman. Pour toi le dernier-né, le bébé de la quarantaine, celui dont on se serait volontiers passé dans notre famille ouvrière où l‘on tirait le diable par la queue : trois enfants, c’était déjà beaucoup. Toi le petit frère que j’avais trouvé si rougeaud, si laid à sa naissance que j’avais menacé du haut de mes cinq ans de te jeter à la poubelle... Toi que nous avions tous couvé, chéri, tremblant d’angoisse à chacune de tes poussées de fièvre.
    Le nourrisson chétif pour qui la médecine se montrait si pessimiste était devenu en 1970 un beau gaillard de vingt et un ans bien charpenté, chevelu, barbu qui terminait ses études d’ingénieur à Lyon. Charles et Marie, les aînés, avaient quitté la maison pour fonder leur famille. Nous étions proches, tous les deux. Grâce aux grands, nous avions pu faire des études. Nous partagions les mêmes goûts en matière de cinéma, de musique. Puis l’Éducation nationale nous avait séparés, m’exilant aux cinq cents diables pour mon premier poste. Toi, tu te plaisais à Lyon avec ta bande de copains. Tu revenais à Saint-Etienne un week-end sur deux, quelquefois seulement pour la journée du dimanche, avec ton sac rempli de linge à laver. L’énorme tendresse qui vous unissait, maman et toi, avait du mal à s’exprimer. Vous ne parveniez à échanger que des banalités et tu étais du genre taiseux, ce qui n’arrangeait rien. Mais les liens profonds étaient bien présents, ancrés au fond de chacun de vous.
    Un dimanche, tu as débarqué sans crier gare accompagné d’une belle fille blonde au teint clair. « C’est Lotte » as-tu simplement dit à maman qui n’a su que bredouiller : « Bonjour, entrez, asseyez-vous ! » C’était une femme toute simple, maman. Elle n’avait pas eu d’autre horizon que ses quatre enfants à nourrir et habiller, un budget serré à gérer, ses travaux de couture sur sa Singer à pédale, ses soucis après la disparition de papa alors que tu n’avais que douze ans. Jamais beaucoup de temps pour penser à elle.
    Elle aurait aimé être prévenue, tout de même, qu’elle aurait une invitée et pas n’importe laquelle. Elle avait l’air de quoi avec son tablier à carreaux qu’elle s’est empressée de faire disparaître ! Heureusement que le dimanche, elle mettait toujours les petits plats dans les grands et passait chez le pâtissier. Lotte est revenue souvent à la maison avec toi. Maman la trouvait gentille, attentionnée ; elle aidait à mettre le couvert, à faire la vaisselle. Au fil des conversations, elle a compris que vous viviez ensemble à Lyon. Elle était heureuse de te voir heureux. Elle souriait avec attendrissement quand elle vous surprenait échangeant un regard tendre ou un baiser.
    Les mois ont passé. Tu as obtenu ton diplôme, Lotte le sien. Maman avait préparé un repas fin pour fêter votre succès. Le champagne lui a semblé bien amer et en dépit du soleil de juin, un voile de brume s’est abattu sur le salon lorsque vous lui avez annoncé que vous partiez vous installer à Stuttgart. Lotte se languissait de son pays. Vous n’auriez pas de difficultés à trouver du travail là-bas. Vous lui écririez, viendriez pour les vacances. Notre mère a refoulé son chagrin, s’est réjouie avec vous. C’était votre bonheur qui comptait. Vous avez donné des nouvelles, comme promis. C’était surtout Lotte qui écrivait, une dizaine de lignes sur de jolies cartes postales. Toi, p’tit frère, tu téléphonais, juste quelques minutes pour t’assurer qu’elle allait bien. C’est idiot, on s’aime tous très fort dans la famille mais on n’a jamais su vraiment se parler.
    Un an s’est écoulé, les courriers d’Allemagne sont devenus plus rares, plus laconiques. Et puis un soir de novembre, maman a entendu le bruit de la clé dans la serrure. Elle s’est précipitée dans l’entrée. La porte s’est ouverte sur toi, p’tit frère, le regard sombre, le dos voûté. Tu as laissé tomber ton sac de voyage sur le carrelage, tu as embrassé maman sans chaleur et murmuré :
    « Lotte et moi, c’est fini ». Tu es resté debout, chancelant, les bras ballants. Sans un mot, elle t’a pris par la main et t‘a conduit dans ta chambre. Tes pantoufles étaient à leur place au pied du lit, elle a sorti un pyjama d’un des tiroirs de la commode et t’a dit : « Repose-toi, mon grand ! » espérant qu’une bonne nuit de sommeil te ferait du bien et qu’il serait bien assez tôt le lendemain pour les explications, si toutefois tu le souhaitais. Le lendemain, tu n’es pas sorti de ta chambre avant une heure de l’après-midi, tu t’es installé à table en face d’elle l’œil noir, le teint blême, tu as mangé comme un automate et tu es retourné t’enfermer dans ton antre. Pendant près de quinze jours, tu as vécu comme un zombie, allongé sur ton lit, les yeux rivés au plafond ou au mur, ne quittant ton refuge que pour grignoter sans appétit, l’esprit ailleurs. Elle ne te posait pas de questions. Elle espérait, guettait à chacune de tes apparitions un signe d’apaisement. Elle comptait sur ta collection de livres, de BD restés sur leurs rayons et qu’en ton absence elle avait continué à épousseter chaque matin. Elle avait conservé tes disques, ton vieil électrophone, ton poste de radio. Elle glissait discrètement Libération, ton journal favori, sur la table de chevet. Il demeurait soigneusement plié, comme à sa sortie de chez le marchand. Elle a fini par bouillir de colère, maman. Trop, c’était trop ! L’indignation lui empourprait les joues lorsqu’elle pensait à Lotte. Une fille sans cœur qui avait bien caché son jeu, une intrigante qui avait séduit son petit, l’avait éloigné de son pays pour le jeter ensuite comme un mouchoir sale. Ah, si elle l’avait eue sous la main, l’Allemande qui avait fait de toi une ombre, une ruine, une, elle lui aurait dit son fait, elle aurait même été capable de l’étrangler !
    Elle a déployé des trésors d’autorité dont elle ne se serait pas crue capable pour tenir Charles et Marie à l’écart. Elle leur a tout simplement interdit la porte de la maison. « Le petit a besoin de repos, laissez-le en paix, je vous ferai signe quand il ira mieux, ça ne saurait tarder. »
    Mais l’angoisse la gagnait. Elle avait fait ses emplettes de Noël, les cadeaux pour ses petits -enfants surtout. Elle aimait cette fête qui nous réunissait tous autour de la grande table familiale dans la salle à manger décorée par ses soins de guirlandes multicolores, de Pères Noël musicaux dont les gamins raffolaient. Aux anges, elle trônait au milieu de sa nichée, dans sa robe de fête. Une petite robe noire toute simple, qu’elle avait confectionnée elle-même. Il y avait belle lurette que le noir, le gris et le mauve n’étaient plus les couleurs du deuil. Elle l’agrémentait d’un lainage blanc. Elle avait bien été tentée par une veste de couleur vive, pour changer, mais aurait-ce été bien raisonnable à son âge, n’allait-on pas l’accuser de vouloir jouer à la jeunette ? Toi, p’tit frère, tu continuais de te noyer dans tes pensées lugubres, à dépérir et elle, elle commençait à se persuader qu’il n’y aurait pas de fête de Noël à la maison cette année-là, parce qu’elle ne pourrait pas t’imposer cette corvée. Et son cœur saignait à la pensée de la déception des petits, de l’incompréhension et des reproches des grands.
    Et puis, il y a eu cet après-midi de mi-décembre où maman se tenait tristement derrière la fenêtre de la cuisine, observant le ciel d’un gris moutonneux, peut-être annonciateur de neige. Son attention a été attirée par une grosse dame qui peinait à ouvrir la portière avant de sa voiture tant elle était encombrée de paquets enrubannés de toutes les tailles. Ensuite, elle a chargé dans le coffre un affreux arbre de Noël synthétique couleur rose fuchsia. Une voix a retenti soudain près de ton oreille : « Elle a dévalisé combien de magasins, celle-là ? » Maman a sursauté : tu étais là, à ses côtés, p’tit frère, enfin sorti de ton refuge, de ton silence. Elle a fait comme si de rien n’était. Ensemble, vous avez regardé la brave dame tentant d’extirper à grand-peine son véhicule de sa place de parking, jusqu’à ce que tu t’exclames, faussement en colère : « Ma parole, elle a eu son permis dans une pochette surprise, c’est qu’elle va me l’emboutir, ma Dyane ! » Vous avez échangé un sourire, le premier depuis bien longtemps. Tu as mis ton bras autour de ses épaules et tu as déclaré d’un ton bien décidé : « Allez, maman, prends ton manteau, il faut qu’on aille acheter le sapin. »
    Il ne lui a pas fallu cinq minutes pour s’habiller et se chausser. Il paraît même que vous avez plaisanté dans la voiture. :
    Elle a toussé, s’est fait prier, la Dyane, mais elle a bien voulu se mettre en route et vous conduire jusqu’au marché aux sapins près de l’avenue Victor Hugo, comme pour manifester son plaisir d’avoir enfin retrouvé son conducteur.
    Les jours qui ont suivi, maman n’a pas eu une minute à elle. Elle a briqué la maison, passé des coups de fil à Charles, à Marie. Elle n’en revenait pas de te voir revivre. Tu piochais dans ta bibliothèque et relisais tes vieilles bandes dessinées, tu mangeais de meilleur appétit, reprenais des couleurs, tu t’attardais à ses côtés le soir devant la télévision.
    Le jour de Noël, ils étaient tous là, Charles et sa femme Julie, Marie et son mari Frédéric et les cinq gamins, heureux, réunis autour du sapin qui brillait de mille feux. Maman, rayonnante au milieu de sa couvée – je n’avais pas pu faire le voyage mais j’avais téléphoné, dit un mot à chacun de vous – avait revêtu sa robe noire, celle des grandes occasions, osé une petite veste carmin et ourlé ses lèvres d’un soupçon de rouge. Toi, caché dans les plis du grand manteau de Père Noël, la tête encapuchonnée, d’une grosse voix, tu demandais aux enfants, les petits un peu effrayés, les plus grands gloussant de rire, s’ils avaient été bien sages toute l’année. Pendant que Charles commençait à déboucher la bouteille de côtes du Rhône, maman essuyait discrètement une larme derrière ses lunettes. Toi, je jurerais que tu en as laissé couler une jusqu’à ta grosse barbe de coton hydrophile dissimulant ta barbiche brune. Tu t’en souviens de ce moment-là, dis, p’tit frère ?


  • Commentaires

    1
    danielle
    Mardi 24 Mai 2016 à 10:17

    Merci au barman pour l'illustration.  Je n'aurais pu souhaiter mieux.

    2
    Lza
    Mardi 24 Mai 2016 à 11:07

    Pas de récit sulfureux, comme on aurait pu croire, mais un joli événement familial. Sortir de sa déprime pour Noël, c'est un beau cadeau pour la famille!

    3
    Joël H
    Mercredi 25 Mai 2016 à 08:22

    Une histoire simple qu'une écriture limpide rend belle et universelle puisqu'elle nous renvoie à nos propre souvenirs émouvants.

    4
    Mercredi 25 Mai 2016 à 14:13

    J'ai craint le pire et puis... non! Ouf! Soupir de soulagement!


    Merci Danièle!!! Quel merveilleux conte de Noël!!!

    5
    Liliane
    Mercredi 25 Mai 2016 à 22:50
    Tout simple, discret comme les personnages, doux comme un Noël sans heurt.... Merci !
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    6
    dominique guérin
    Vendredi 27 Mai 2016 à 21:30

    Tout l'art de Danielle... à petites touches la tension monte pour devenir souvenir apaisé, pas anecdotique, non, universel : car propre à toutes les familles sous cette forme ou une autre...et soudain voici le Rouge et le Noir, ailleurs si violents, nous souhaitant Bon Noël. Un petit bijou d’humanité.

    7
    Dimanche 29 Mai 2016 à 08:43

    Humanité et style...

    8
    danielle
    Dimanche 29 Mai 2016 à 09:12

    Merci à tous. Dans la même style, je viens de proposer à un magazine "Petite soeur", intrigue complètement différente (les secrets de famille). Espérons qu'elle plaira aussi.

    9
    Lundi 30 Mai 2016 à 19:17

    Un bonne nouvelle joliment menée avec un chute libératrice qui nous remplit d'aise. Du grand art ! Bravo Danielle ! (J'ai failli écrire je vote, me croyant encore sur Short édition !). En tout cas, j'espère que l'idée de jeter les bébés dans les poubelles vous a passé... 

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