• Etoiles montantes 01

     

    Un automne sanglant

    Stéphanie Fleury

     

    Ma nouvelle se passe dans la région où je suis née et où j'ai passé toute mon enfance. À gambader en sauvageonne, comme Manon des sources, entre les torrents et les alpages. Je l'ai quittée à contrecœur par obligation, mais c'est toujours avec beaucoup de tendresse et d'émotion que je me la rappelle. 

    Écrire cette nouvelle m'a permis d'évoquer avec vous, mes montagnes et ce village qui me manquent tant. Tout est prétexte à me rappeler cette région et j'espère juste, malgré la noirceur de ma nouvelle, vous donner envie d'aller faire un tour dans les Hautes-Alpes !!!

     * * *

    Cette année-là, l’automne est venu très tôt. Il s’est mis à pleuvoir dès le début du mois de septembre et les jours de grisaille succédaient aux jours de grisaille…

    Avant de vous relater les événements effroyables qui se sont déroulés, il me faut tout d’abord vous planter un peu le décor.

     Je vis dans un village de 800 âmes, au fin fond des Hautes-Alpes. Un bourg paisible, accroché depuis le moyen-âge à un éperon rocheux, qui domine un torrent impétueux, dont le nom est associé à la vallée qui l’entoure.

    Il y a une école primaire et un collège, une petite épicerie et une boulangerie qui fait encore son pain au feu de bois.  La rue principale, bordée d’arbres, traverse le village d’un bout à l’autre et sur la place de la fontaine, on trouve trois cafés avec chacun sa clientèle. Le café du commerce pour les touristes de passage, qui descendent de l’autocar effectuant la liaison Marseille/Briançon, le café des sports pour les vieux et le café des Pignes, qui accueille les jeunes. Inutile de vous dire que tout le monde se connaît ici. C’est bien cela qui a été terrible dans toute cette histoire… Le fait que tout le monde se connaisse et que parmi nous rôde le mal, pendant des semaines, sous les traits d’un visage familier et ami, répandant ainsi la peur et la méfiance parmi tous les habitants de notre vallée.

    Mais venons-en aux événements.

    Cette année-là donc, l’automne était à son apogée. Les mélèzes avaient pris une teinte sanglante qui se répandait dans toute la montagne environnante. Oserais-je dire que c’était magnifique, cette couleur pourpre, si violente, si présente autour de nous ? Cette couleur éclatante nous enveloppait, nous poursuivait, nous obsédait vraiment. Cela a-t-il donné envie à quelqu’un d’en répandre un peu plus dans les ruelles sombres de notre village ?

    Le fait est qu’un matin, la boulangère a réveillé toute la rue par ses hurlements hystériques. En allant récupérer la poubelle de la ville, déposée la veille dans la venelle contigüe à sa boutique, elle a découvert à côté, le cadavre d’une femme, portant des traces noirâtres autour du cou, prostré, recroquevillé et baignant dans son sang. Elle l’a identifiée sur-le-champ, grâce à ses longs cheveux roux.

    Il s’agissait de Marie Peuzin, une jeune femme de 23 ans, née au pays et qui travaillait comme coiffeuse dans la grande ville d’à côté.

    Les gendarmes sont arrivés très vite, mais nous étions déjà tous sur les lieux, encore sous le choc et ne pouvant pas vraiment associer ce corps lardé de coups de couteau, raidi et ensanglanté, à notre jolie Marie, si pétillante, si pleine de vie… Qui donc avait pu faire une chose pareille ? Un monstre de passage sûrement… Car l’idée ne nous serait pas venue que l’un d’entre nous puisse commettre un crime aussi abject et aussi éloigné de la petite vie paisible que nous menions tous, jusqu’alors.

    Aucun indice, aucune empreinte, ne furent retrouvés sur les lieux.

    Il faut dire aussi que nous avions tous pas mal piétiné les alentours, avant l’arrivée des gendarmes…
    L’enquête commença et tout doucement, la vie reprit son cours. On enterra la pauvre Marie et l’on essaya d’oublier. Dehors, les jours diminuaient et la nuit tombait de plus en plus tôt. Le crime était malgré tout, dans les pensées de chacun et les femmes se hâtaient de regagner leurs domiciles après le travail, en jetant des regards terrifiés sur les ténèbres qui les engloutissaient peu à peu.

    Le temps s’y est mis lui aussi. Dès la tombée de la nuit, la lune était voilée par les nuages et il faisait si sombre que les portes des maisons se fermaient à double tour et que l’on tremblait à l’intérieur, malgré la chaleur apportée par les poêles rougeoyants.

    Une dizaine de jours s’était écoulée, quand un matin, Garcin, le facteur qui se rendait quotidiennement à la poste très tôt pour faire son tri, aperçut dans la lueur de ses phares une masse informe qui gisait sur la route, à l’entrée du village. Stoppant son véhicule en croyant qu’il s’agissait d’un simple animal renversé par une voiture, il découvrit avec horreur le cadavre d’une femme.

    Cette fois, c’était Lison Cayolle, la fille des habitants des Roussières. Une belle plante de 18 ans, qui aidait ses parents à la ferme et qui n’avait que des amis. Elle gisait là, gorge ouverte d’une oreille à l’autre, la plaie formant, comme un épouvantable sourire rouge sur son pauvre visage mutilé.

    Le malheureux Garcin en fut tellement choqué, qu’on dût l’arrêter pour 8 jours !  
    Choqué comme nous tous, d’ailleurs. Car à présent, ce n’était plus le crime isolé d’un rôdeur de passage… L’assassin avait encore frappé. Lison était une fille méfiante et de nature plutôt timorée, qui n’aurait certainement jamais suivi un inconnu. Je crois que ce jour-là, sa mort a mis le village devant une vérité crue : la bête immonde vivait peut-être parmi nous !

    Les gens ont commencé à se regarder de travers. On n’avait plus confiance en personne. Chacun épiait l’autre derrière ses volets. On avait peur de tout et de rien. L’on sursautait au moindre bruit et l’on se disait juste que « Monsieur tout le monde » pouvait bien être cette bête…

    Quand l’hiver est arrivé en plongeant dans les ténèbres impénétrables, toute la vallée,
    la série macabre a continué…

    Il y a eu Sophie, la fille de la mercière, retrouvée sur la place du village, le corps lardé de coups de couteau, puis Isabelle des Ginestes, une brave fille, dont le cadavre gisait près de l’ancienne usine de brique et découverte par un chasseur, au hasard de sa balade. Et encore Rosine, la fille Pinero, du bureau de tabac, si douce, si aimable derrière son comptoir, abandonnée toute mutilée au pied du pont de pierre qui enjambe le torrent au cœur du village. Cinq pauvres vies arrachées avec une brutalité inouïe. Cinq jeunes femmes attachantes dont la disparition prématurée nous a si cruellement marqués…

    Pendant tout ce temps-là, l’enquête piétinait… Les gendarmes avaient beau faire, le mystère restait entier. La recherche de l’ADN n’existait pas encore à cette époque et les indices laissés près des corps, étaient inexistants. Ces femmes moururent les unes après les autres et c’était comme une fatalité contre laquelle, on ne pouvait rien faire…

    À la fin de l’hiver, Pierre le boulanger nous a quittés lui aussi. Il était en pleine dépression et s’est pendu dans l’appentis, juste derrière la boulangerie. Estelle, sa femme a continué vaille que vaille à faire tourner la boutique avec son fils Gabriel, qui a fait le pain comme son père, puisqu’il avait passé toute son enfance à le regarder travailler les fougasses, au feu de bois.
    Au printemps de cette année terrible, les meurtres se sont arrêtés. Les jours ont rallongé et le soleil est revenu, éloignant les heures sombres de notre vallée et réchauffant les âmes transies.
    Je suis vieille à présent et si toute cette histoire m’est revenue avec une telle précision aujourd’hui, c’est parce qu’Estelle, la boulangère est morte cette semaine. Son fils Gabriel, en fouillant dans la boite à souvenirs de sa mère, a découvert une lettre de plusieurs pages, écrite par Pierre, son mari, juste avant son suicide.

    Une confession terrible, relatant soigneusement les meurtres de Marie, Lison, Sophie, Isabelle et Rosine. Écrite de la main d’un homme désespéré, dont la folie l’avait conduit à faire des choses épouvantables. Lui, l’homme ordinaire, le boulanger jovial, le partenaire idéal à la belote ou à la pétanque, l’ami fidèle au cœur généreux, qui vous dépannait dès qu’il le pouvait, le mari aimant et le père attentionné. Lui, que l’on croisait chaque jour au café du commerce où il avait ses petites habitudes, et qui vous saluait avec un grand sourire, avait sombré un soir d’octobre, devant la beauté d’une jeune fille, dont la jeunesse lui rappelait si fort que le temps passe trop vite. Il l’avait attrapée dans la venelle, cette jeunesse et il lui avait tordu le cou une bonne fois, avant de la larder de coups de couteau. Et il avait ressenti un plaisir immense, en sentant la vie fuir entre ses doigts. Un plaisir si vif, si violent, que cela lui avait donné envie de recommencer encore et encore. C’était devenu une véritable obsession, un besoin qui lui rongeait l’âme et l’empêchait de penser à autre chose. Il avait épié, suivi chacune de ces filles, avec l’excitation du prédateur sur les traces de ses futures victimes. Il avait soigneusement préparé chacun de ses crimes et dans un éclair de lucidité, par peur du scandale peut-être, ou pour préserver sa famille, qui sait, il avait simplement mis fin à ses jours pour arrêter la bête immonde qui grossissait en lui et qu’il ne pouvait plus contrôler désormais. Estelle, la boulangère avait découvert ce journal à la mort de Pierre. Honteuse ou se sentant coupable de n’avoir pas pu empêcher ces horreurs, ou tout simplement de n’avoir pas su voir le vrai visage de celui qui partageait son lit depuis plus de 30 ans, elle avait préféré garder pour elle le terrible secret et enfoui simplement le journal dans sa boite à souvenirs, comme pour emprisonner le passé.

    Puis elle avait continué à vivre avec ça, vendant son pain chaque jour, en souriant de manière mécanique, voulant à tout prix protéger du scandale son Gabriel chéri.

    Aujourd’hui c’est l’automne, et les mélèzes ont pris leur teinte sanglante. Depuis plusieurs jours déjà, une partie de la montagne est presque pourpre… Et même si les vieilles, comme moi, ressassent encore cette histoire, la jeunesse insouciante, elle, mène sa barque. La place de la fontaine grouille de monde, car c’est jour de marché, et les éclats de rire s’envolent dans le ciel pur et montent jusqu’à ma fenêtre. L’automne sanglant est définitivement derrière nous.


  • Commentaires

    1
    Lza
    Mardi 17 Mai 2016 à 12:01

    Affreux fait divers, relaté avec sensibilité et sobriété. Malheureusement pas invraisemblable.

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    2
    danielle
    Samedi 21 Mai 2016 à 11:45

    A la fois conte des vieux jours et histoire policière narrée avec délicatesse et un brin de poésie. Belle écriture.

    3
    dominique guérin
    Samedi 21 Mai 2016 à 19:52

    Autrefois, jadis, naguère...seule différence avec hier : aujourd'hui, l'ADN aurait fait œuvre justicière en 2 temps, 3 mouvements ! Ça ne rassure pas pour autant sur l'évolution de la nature humaine. Je suis entrée dans l'histoire et j'ai applaudi à ces Rouge et Noir qui nous sont ici narrés. Plaisant moment de lecture (tout petit bémol : j'ai buté sur quelques virgules mais quand on connait mon écriture, je ferais aussi bien de garder mes réflexions pour moi sarcastic). Bravo donc.

     

    4
    Lundi 30 Mai 2016 à 18:12

    Bravo, Stéphanie, pour cette nouvelle policière, bien rouge et bien noire, menée tambour battant.

    Un petit détail cependant car je suis auteur de romans policiers et tatillon, si Marie a été étranglée puis lardée de coups de couteau, elle ne pouvait pas baigner dans son sang...

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