• En pleine terre (2/3)

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    Note de l'auteur. Les faits évoqués ici sont inspirés d'un fait divers qui a eu lieu à OKA (Canada), de mars à la fin de l'été 1990. Les Indiens Mohawk ont dressé une barricade pour protester contre l'agrandissement d'un golf sur des terrains dont ils revendiquaient la propriété. Le 11 juillet l'assaut fut donné par la sûreté. Un policier a été tué. Pour les besoins de l'histoire, l'action est déplacée à coté de Manhattan où se trouve une forte population d'Iroquois voltigeurs travaillant sur les gratte-ciel. La prise d'Alcatraz par deux cent indiens est également un fait réel entraînant l'émergence du "Red Power" dans les années 70.

     

    Le 19ème Trou

    par  Jordy Grosborne 

     

    Je remis le casque, pris la masse et tapai sans réfléchir.

    Après trois heures de martelage, le soleil était haut dans le ciel et nous mangions un morceau au seul endroit à peu près calme de Manhattan… A cent vingt-cinq mètres au-dessus du sol, une fesse et les jambes dans le vide. Mon portable sonna et Enrique manqua de faire du trapèze entre les sangles. Il continuait de râler pendant que je répondais. Un flot de paroles m'assourdit. C'était mon frère.

    - Faut que tu viennes à la réserve ! Nos chers voisins blancs veulent encore nous voler nos terres ! Fumiers, va ! Tu comprends ? Nous arracher un petit bout du jardinet qu'ils nous ont royalement laissé ! Ah ! Mais c'est fini, ça ! On ne les laissera plus toucher à nos racines, crois moi…

    Je n'avais pas eu le temps d'en placer une qu'il avait déjà raccroché. Je contemplai le téléphone, incrédule. Mon frère ne brillait pas par son sens de la mesure, mais quand même ! Je laissai le Mexicain à son sandwich et repris le travail pour prendre de l'avance. Il se passait quelque chose de grave et je devais voir les miens ce soir. Les mots de mon frère me hantèrent toute la journée. " "Les blancs veulent encore nous voler nos terres"

    Des blancs, j'en avais pleins à mes pieds, et en dix ans parmi eux, j'avais appris à les connaître… Mieux qu'ils n'aient cherché à nous connaître en un siècle ! Mais après tout, un bourreau lit-il la biographie d'un condamné avant de l'exécuter ? Je savais qu'il leur en fallait toujours plus. Avoir et non plus être ! Certains d'entre eux étaient des amis, et surtout, ma femme Helena était blanche elle aussi.

    Elle travaillait au Bureau des Affaires Indiennes et on s'était rencontré dans la réserve. Toute à sa jeunesse, fraîchement sortie de l'Université, elle voulait changer les mœurs "arranger les querelles de voisinage" comme elle disait. Des voisins bien gourmands, avalant nos terres et nous en recrachant les reliefs. C'est elle qui avait fait éclater le scandale. Certaines de ses amitiés dans la presse se firent une joie de faire écho à l'affaire. Acte gratuit d'humanité ou avidité au vu des tirages énormes que cela entraînait… Après tout peu importe. Les quotidiens affichaient les photos des collègues d'Helena déposant des caisses "d'eau de feu" dans les réserves, ce qui entraîna une vague de pseudos-démissions au Bureau. Malgré l'interdiction, s'il y a bien quelque chose qu'on trouve chez nous, c'est l'alcool… Et pourtant on n'en fabrique pas ! Les blancs se faisaient du fric, les Indiens, fragilisés par leurs conditions de vie déplorables s'échappaient de la boue par l'ivresse et certains devenaient violents, justifiant ainsi qu'on les parque loin des villes. Bien sur, Helena n'a pas tout changé et la corruption existe toujours, mais ce n'est plus aussi simple qu'avant. Et elle a au moins changé le destin d'un indien… Le reflet de mon peuple dans son iris m'avait conquis et je l'avais suivie à New York.

    Mon frère n'a jamais accepté ce départ…Et moins encore mon mariage ! Mon frère s'appelle Bison Blessé, car un bison blessé fonce sans réfléchir, n'écoutant que sa douleur et sa haine. Oh ! Vu nos âges, seuls les livres nous ont permis de savoir à quoi ressemblaient ces animaux mythiques. Mais il portait bien son nom. Il a toujours considéré mes actes comme une trahison envers mon âme de Mowhak, pour le confort, par mépris des miens aussi. Combien de fois ai-je entrepris de lui faire réaliser qu'il fallait s'intégrer pour être entendu ? Lui a toujours préféré faire le coup de poing dans les bars, refuser le compromis conseillé parfois par les blancs. Comment revendiquer la tolérance si on ne tolère pas soi même !

    Je passai la journée à broyer du noir. Le soleil déclina enfin, jusqu'à s'empaler, comme au matin, sur l'Empire State Building. J'aime ce moment où les toits des gratte-ciel, barrières de bétons, veulent empêcher le soleil de disparaître et d'éclairer d'autres cieux que les nôtres.

    Je saluai Enrique qui terminait sa journée six poutrelles en dessous. Il m'avoua tout sourire que, ce soir, il allait à la réunion des anciens du Vietnam. Hum ! Enrique Mendez n'avait bien sûr jamais fait le Vietnam ! Tout comme il n'était pas alcoolique hier et n'aurait pas le cancer demain ! Mais les membres de sa famille, du moins ceux encore en vie, étaient restés coincés au Mexique, victimes de passeurs peu scrupuleux. Alors il trompait sa solitude dans les groupes de discussions… Et il n'en manquait pas ! La solitude est une femme jalouse prenant bien soin de ses innombrables amants !

    Un quart d'heure plus tard, je posai le pied sur l'asphalte et fus agressé par la chaleur, le bruit et les regards accrochés sur mon dos. Je passai rapidement un coup de fil à ma femme pour lui demander si elle avait eu vent de quelque chose. Après plusieurs minutes à consulter ses dossiers, elle trouva enfin la mèche reliée tout droit au tonneau de poudre. Une industrie de l'armement, voisine de notre réserve, exigeait la construction d'un golf privé pour "l'épanouissement de ses cadres". Seul petit problème, le 18ème trou était sur nos terres et ils ne se contenteraient pas de 17 !

    Je raccrochai, abasourdi. Tout ça pour un ridicule petit trou où viendra mourir une ridicule petite balle blanche !

    Je récupérai la voiture et plongeai dans les bouchons avec une boule au ventre. Une heure après j'étais sorti de New-York. Le décor changeait et mes phares n'éclairaient plus qu'un ruban d'asphalte vide. J'allumai une clope en repensant aux histoires racontées par Grand-Père, notre mémoire, lors des veillées. Il nous contait les massacres, les tromperies… La fuite incessante pour trouver de nouveaux territoires qui se réduisaient comme peau de chagrin. Et aujourd'hui encore… Ce golf ! Mais où sont les barbares ? J'étais écœuré. Je jetai le mégot par la fenêtre ouverte et observai les étincelles se perdre dans le rétroviseur. Après deux heures à gamberger, j'arrivai enfin en vue de la réserve. Je ne mis pas longtemps à comprendre l'ampleur du désastre ! La route était bloquée. D'un coté des dizaines de voitures de la police fédérale… De l'autre, des barricades dressées à hauteur d'homme avec les moyens du bord. Au milieu, trois cent mètres d'incertitude et d'histoire striée de lumières rouges et bleues ! J'ai dû faire un détour qui a fait mal à l'accélérateur. "L'enfer" du décor surgit dans les phares. La voiture grinçait sur la route défoncée, mais je ne levai pas le pied. Je longeai les meubles brisés, les matelas jonchant le sol, les chaises empilées, à sa recherche…

    Et je l'aperçus enfin! Bison Blessé, plus à vif que jamais. Mon frère, debout sur un tonneau, nuque offerte au bras armé du peuple blanc, haranguait nos guerriers devant lui. Son visage et son torse étaient peints de vieux souvenirs et il brandissait un fusil au-dessus de sa tête. Je stoppai net la voiture et bondis dans la lumière des phares.

    - Bordel, mais c'est quoi ce cirque ? gueulai-je les bras tendus devant moi.

    Les guerriers s'écartèrent en silence, nous laissant face à face. Derrière j'entendais le souffle court des familles qui accouraient. Mon frère me toisa d'un regard méprisant.

    - Je défends nos terres, Grande Cime ! hurla-t-il. Je défends l'âme de nos ancêtres… Et des tiens ! A moins que l'argent des blancs n'ait scalpé ta mémoire !

    - Arrête avec ça, dis-je en secouant la tête, abattu, ça n'a rien à voir avec…

    - Ils veulent faire un golf, petit frère ! coupa-t-il en se baissant. Tu entends ? Un golf ! Sur nos terres ! Détourner notre rivière !

    Il se leva brusquement face aux flics et tira en l'air en hurlant.

    - Ce sont NOS TERRES ! Toutes vos sales villes sont sur NOTRE territoire ! Vous n'aurez pas celle- là ! Vous n'aviez rien en arrivant ! Vous avez tout grignoté, croqué, avalé… Mais c'est FINIII…

    - ARRETTEEUH ! braillai-je en posant mes mains sur le tonneau, à ses pieds.

    Il s'accroupit sur son trône de fortune et me tapota le torse avec le canon du fusil.

    - Qu'est-ce que tu veux ! souffla-t-il. Dis-moi ce qu'un citoyen américain vendant son travail à nos bourreaux et vivant avec leur fille peut comprendre à tout ça ! Tu n'es plus indien… Et à voir la couleur de ta peau, tu n'es pas blanc non plus… Tu n'es plus rien !

    Je plongeai les yeux dans les siens en écartant le fusil du revers de la main.

    - Dois-je rappeler que c'est leur argent, gagné par mes mains, qui vous nourrit toi et ta famille? Quel exemple es-tu pour les enfants ? Tu veux leur offrir un monde de violence et de sang ? Tu ne gagneras pas ! Les blancs nous ont presque éradiqués au siècle dernier, ils peuvent finir le travail aujourd'hui. Je suis indien autant que toi et je connais notre histoire ! La cime où je travaille leur appartient, certes, mais mes racines sont toujours dans nos terres. Toi, on te regarde gesticuler, un peu gêné ! Tu n'es qu'un pauvre pantin ridicule, comme ceux que montrait Buffalo Bill dans son Wild West Show. Moi, on m'écoute. Qu'espères-tu avec tes peintures, tes barricades…Qu'Hollywood te filme et te vende en dollars ? demandai-je en embrassant la scène de désolation autour de nous d'un ample geste du bras. Tu crois être mieux entendu dans le crépitement des flammes ? Penses-tu vraiment rendre service à notre peuple en le faisant passer pour une bande de sauvages peinturlurés ? Tu te feras tuer… terminai-je doucement, la voix brisée.

    à suivre…

     


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