• Dernier supplice

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    C'est de refus, de résistance, d'insoumission dont il est question aujourd'hui avec cette nouvelle inédite d'Yvonne Oter. Mais que les belles âmes ne s'offusquent pas, la répression y est à l'oeuvre...

     

    Le ruban.

     

     

    Jacote est assise près du feu qui crépite dans l’âtre. Loin, dans le coin le plus retiré, elle laisse enfin libre cours au chagrin qu’elle a dû occulter pendant la journée. Jacote est réputée pour être une femme forte, solide, rude à la peine. Elle n’a pas voulu se montrer autre devant les regards sournois des villageois l’observant par en dessous. Aujourd’hui, le malheur est pour elle, il n’est pas question qu’elle accepte de le partager avec les commères et les cancaniers.

    Certaines familles n’ont pas eu la même retenue. Les uns pleuraient, d’autres gémissaient, allant même jusqu’à pousser des imprécations envers les bourreaux ou les condamnés qui avaient eu la malchance de se faire prendre. Et pendre.

    Sept malheureux ont fini au gibet ce matin. Sept complices de ce que l’on appelait « la bande à Riquet ». Riquet, c’était son homme. Un brave homme, malgré ses agissements répréhensibles aux yeux de la loi. Le métier de détrousseur des grands chemins, il ne l’avait pas choisi, il lui avait été imposé par les circonstances. Quatre hivers consécutifs éprouvants, avec neige, gel, intempéries rigoureuses, qui avaient directement cédé la place à autant d’étés secs et brûlants, sans printemps régénérateurs pour adoucir le climat et préparer la terre à recevoir la semence. On a beau être courageux, ne pas se montrer avare de sa peine, dans de telles circonstances,  le sol reste improductif. Les ventres grondent, crient famine, et on en vient à manger le peu de graines que l’on avait gardées en réserve pour une meilleure année.

    Riquet s’était sauvé quand les soldats étaient arrivés pour réclamer l’impôt dû au Roi. Il n’avait plus rien à donner et la honte autant que la révolte l’avaient chassé de chez lui. Alors, Jacote était retournée travailler à l’auberge du village.

    C’est là qu’ils s’étaient connus. Employée comme souillon et gâte-sauce, mal payée, elle y bénéficiait de repas certes frugaux, mais réguliers. Elle jouissait de la chaleur de la salle commune, elle profitait de la musique d’un ménestrel ambulant, elle partageait un peu de la gaieté ambiante. Elle entendait des nouvelles des alentours, propagées par les voyageurs peu discrets, et se sentait vivre au travers des aventures de ces gens qui connaissaient d’autres contrées. Elle n’était seule que le soir, bien tard, quand elle regagnait son logis miteux.

    Elle vivait seule, Jacote, sans parents, morts depuis longtemps, ni famille, ni mari. Elle avait pris conscience très jeune de son physique ingrat. Pas vraiment laide, mais pas très jolie non plus. Pas du genre en tout cas à attirer les garçons, à se faire épouser même si on n’a pas le sou. Elle ne se plaignait pas car la nature l’avait dotée de deux bras vigoureux qui ne demandaient qu’à s’employer. Aussi, lorsque Riquet, nouvellement arrivé au pays, lui manifesta de l’intérêt, elle se montra d’abord méfiante. Qu’est-ce qu’il lui voulait, celui-là ? Puis le garçon sut se montrer convaincant et ils se mirent en ménage. Ils finirent par officialiser la chose en passant devant le curé. Riquet travailla dans les fermes de la région et Jacote abandonna son ouvrage à l’auberge pour cultiver un petit carré de jardin et élever quelques volailles. Jusqu’aux mauvaises années qui affamèrent le village.

    Riquet rencontra quelques autres jeunes aussi mal lotis que lui, ils formèrent une bande et se mirent à détrousser les voyageurs qui avaient le malheur de croiser leur chemin. Ils exerçaient leur métier proprement. Ainsi, ils ne volaient que les riches, repérables au faste dont leur équipage faisait montre. Ils ne tuaient jamais, évitant autant que possible toute violence. Seuls quelques coups de poings étaient parfois assénés pour dissuader ceux qui ne semblaient pas impressionnés par leur nombre et leur détermination. Sans plus, sans jamais faire couler d’autre sang que celui de quelque nez cabossé dans l’échauffourée de l’assaut. Au fond, ils ne faisaient grand mal à personne. Sauf aux escarcelles.

    Riquet, un peu plus dégourdi que ses compagnons, s’était vite retrouvé à leur tête. Même s’il n’habitait plus avec Jacote, il venait souvent la retrouver lorsque la nuit était bien noire. Et elle pouvait souvent lui fournir des renseignements précieux sur les voyageurs qui faisaient étape à l’auberge. Elle continuait à y travailler malgré l’argent que son homme lui ramenait discrètement. Un peu pour donner le change, mais surtout par précaution. Dieu seul savait combien de temps la période des vaches grasses allait durer. Jacote avait trop souffert de la pauvreté pour risquer de se retrouver dans une situation de dénuement.

    Elle n’osait pas non plus exhiber les quelques cadeaux que Riquet lui ramenait parfois de ses rapines, un colifichet, un bout de dentelle, un bijou léger. Une fille de salle se doit d’être discrète, modestement vêtue et attifée sans ostentation. Sauf un ruban jaune délicatement brodé de bleuets qu’elle n’avait pu résister à utiliser pour nouer ses longs cheveux encore bien noirs. C’était sa seule coquetterie.

    Bien sûr, personne n’était dupe au village. Tous les compagnons de Riquet en étaient issus et les familles se taisaient, certes, mais n’en pensaient pas moins. Il faut croire que cette situation en dérangeait certains, car ce fut par dénonciation, par traîtrise, que les gens d’arme les arrêtèrent un matin dans leur repaire perdu au milieu des bois.

    On les jugea bien vite, sachant les parentés et les sympathies des villageois pour ces enfants du pays. Et on les exécuta aussi prestement. Tous les sept. Six hommes et une femme, car leur bande comptait une femme parmi ces rudes gaillards.

    Mais quelle femme ! Une sorte d’amazone des temps présents, de toutes les attaques, de tous les coups durs, une virago aguerrie au maniement des armes rustiques des brigands, ignorant toute pitié ou sensiblerie. Ce n’était certes pas elle qui serait restée au camp à mitonner la popote pendant que les hommes partaient en expédition. Non, elle participait aux assauts avec une froideur et un courage qui en impressionnaient plus d’un. Ce n’était pas pour rien que Riquet l’avait prise pour second : il savait que s’il lui arrivait malheur, Gervaise saurait le remplacer efficacement à la tête de la bande. Mais voilà, le sort en avait décidé autrement puisqu’ils s’étaient fait cueillir tous ensemble.

    Jacote se lève pour attiser machinalement le feu qui décline dans l’âtre et ajoute une bûche pour le ranimer. Elle sait que la nuit sera longue, qu’elle ne pourra pas dormir. Devant ses yeux, les sept corps qui doivent se balancer à la potence, car le vent s’est levé à l’approche du soir et prend de la force au fil des heures, laissant présager la tempête qui balayera demain le plateau. Devant ses yeux, le corps de son homme, démuni, désarmé, tellement familier et déjà étranger. Le dernier regard qu’il lui a jeté avant que la corde ne se tende. Le regret qu’elle y a lu, la tendresse, l’impuissance. L’adieu.

    A sa droite, Gervaise, dont l’agonie fut longue et pénible. Ses multiples soubresauts avant de trépasser faisaient voler en tous sens ses longs cheveux blonds, retenus par un ruban bien serré. Jaune, le ruban, délicatement brodé de bleuets, tel celui que triture machinalement Jacote entre ses doigts nerveux. Cela, plus que tout le reste, lui noue la gorge sur un long gémissement étranglé.

     


  • Commentaires

    1
    Mardi 26 Juillet 2011 à 15:29

    @ Klaire : T'as oublié : "et relisez Céline". Il faut vraiment tout te dire.

    2
    Mardi 26 Juillet 2011 à 15:32

    Belle écriture, chouette texte. mais je le verrais plutôt faire partie d'une longue nouvelle à chapitres, ou d'un roman.

    3
    Lorenzo
    Samedi 23 Août 2014 à 18:16

    Extraordinairement juste et profondément bouleversant, glaçant et un peu dérangeant aussi car sur un thème rarement abordé, mais écrit avec tant de finesse et de soin que la beauté du style de ce récit l'emporte sur l'horreur et le morbide. Une belle réussite !

    4
    Marcelin
    Samedi 23 Août 2014 à 18:16

    Parce que confrontée à l'inconcevable, la douleur de la trahison prédomine étrangement sur l'épouvantable sauvagerie du moment. L'horreur et la mélancolie se mêlent pour coudre cette fable réaliste et d'une grande noirceur écrite avec le talent d'Yvonne.

    5
    Klaire
    Samedi 23 Août 2014 à 18:16

    Ah c'est l'horreur, la mélancolie,  l'inconcevable, la bouleversitude extraordinairement juste ! On n'a jamais vu ça !! Et puis tant de finesse !!

    6
    Laurent
    Samedi 23 Août 2014 à 18:16

    Noir mais magistral ! BRAVO !

    7
    Nicole
    Samedi 23 Août 2014 à 18:16

    Bien d'accord avec toi Castor Tillon une suite s'impose pour ce récit au climat étrange et que l'on suivrait avec un réel intérêt. Félicitations à Yvonne Oter.

    8
    Yvonne Oter
    Samedi 23 Août 2014 à 18:16

    Vos commentaires élogieux me touchent énormément. S'il est vrai qu'on écrit d'abord pour soi, le regard du lecteur apporte une autre perspective et permet toujours d'essayer de faire mieux.

    Actuellement, je ne sais pas pourquoi, je fais beaucoup dans les pendus. Il est donc vraisemblable qu'il s'en retrouvera quelques-uns sur calipso. Si je continue dans cette veine-là. Et si le barman m'y autorise, évidemment. Et si la corde n'est pas trop courte...

    Tiens, savez-vous que Simenon avec son "Pendu de Saint Pholien" est un compatriote, liégeois comme moi ? Mais je n'aurai pas l'outrecuidance de me comparer au Grand Georges à la célèbre pipe, qui était un maître dans son domaine.

    Merci donc à tous. Je vous embrasse.

     

    9
    Sylvestre
    Samedi 23 Août 2014 à 18:16

    Sombre et puissant. Vite ! Une suite sans plus attendre.

    10
    Lza
    Samedi 23 Août 2014 à 18:16

    Entre St-Brieux et Guingamp, dans le Bois de Malaunay, il y a eu une bande de brigands, les Courqueux, dont l'histoire ressemble fort à celle-ci. Il y avait aussi une femme, Jeanne la Boîteuse, aussi intrépide que ses compagnons. Cette histoire,qui date du XVII siècle, a laissé des traces dans l'inconscient collectif, et les différentes versions diffèrent énormément: tantçot c'est Robin des bois, tantôt c'est Landru.

    11
    romashov claude
    Samedi 23 Août 2014 à 18:16

    Encore une nouvelle toute en finesse psychologique. Yvonne vous êtes une conteuse hors pair. 

    12
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:16

    Un récit... décoiffant... Félicitations !

    13
    jean luc
    Samedi 23 Août 2014 à 18:16

    Décoiffant certes...mais c'est Gervinator...la plus décoiffée !

    14
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:16

    Et voici en hommage à l'excellent "Ruban" d'Yvonne, notre petite Belge du Lot ; le célèbre poème (en version moderne) de François Villon (1431-1463) :

    LA BALLADE DES PENDUS

    Frères humains, qui après nous vivez,
    N'ayez les coeurs contre nous endurcis,
    Car, si pitié de nous pauvres avez,
    Dieu en aura plus tôt de vous mercis.
    Vous nous voyez ci attachés, cinq, six :
    Quant à la chair, que trop avons nourrie,
    Elle est piéça dévorée et pourrie,
    Et nous, les os, devenons cendre et poudre.
    De notre mal personne ne s'en rie ;
    Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

    Se frères vous clamons, pas n'en devez
    Avoir dédain, quoique fûmes occis
    Par justice. Toutefois, vous savez
    Que tous hommes n'ont pas bon sens rassis.
    Excusez-nous, puisque sommes transis,
    Envers le fils de la Vierge Marie,
    Que sa grâce ne soit pour nous tarie,
    Nous préservant de l'infernale foudre.
    Nous sommes morts, âme ne nous harie,
    Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

    La pluie nous a débués et lavés,
    Et le soleil desséchés et noircis.
    Pies, corbeaux nous ont les yeux cavés,
    Et arraché la barbe et les sourcils.
    Jamais nul temps nous ne sommes assis
    Puis çà, puis là, comme le vent varie,
    A son plaisir sans cesser nous charrie,
    Plus becquetés d'oiseaux que dés à coudre.
    Ne soyez donc de notre confrérie ;
    Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

    Prince Jésus, qui sur tous a maistrie,
    Garde qu'Enfer n'ait de nous seigneurie :
    A lui n'ayons que faire ne que soudre.
    Hommes, ici n'a point de moquerie ;
    Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

     

     

    15
    Yvonne Oter
    Samedi 23 Août 2014 à 18:16

    Houlàlà ! Que de gentillesses ! Merci à tous et à toutes. Je devrai donc envisager de pendre quelqu'un d'autre pour vous faire plaisir...

    Claude, vous m'avez fait le plus beau compliment possible en me qualifiant de "conteuse". C'est ce que j'aspire à devenir, car personnellement, j'adore les contes.

    Suzanne, ma Cocotte, merci d'avoir pris la peine de nous retranscrire le sublime poème de François Villon. Le plus formidable conteur que je connaisse !

    16
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:16

    Ah ! Comme je m'esbaudis quand tu m'appelles "ma cocotte", douce Yvonne... Mais trêve de billevesées... une suite, palsambleu ! Une suite !

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    17
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:16

    Et pour faire patienter le public, en attendant la suite, voici, tendre Yvonne, de l'ami Arthur :

    LE BAL DES PENDUS

    Au gibet noir, manchot aimable,
    Dansent, dansent les paladins,
    Les maigres paladins du diable,
    Les squelettes de Saladins.

    Messire Belzébuth tire par la cravate
    Ses petits pantins noirs grimaçant sur le ciel,
    Et, leur claquant au front un revers de savate,
    Les fait danser, danser aux sons d’un vieux Noël !

    Et les pantins choqués enlacent leurs bras grêles :
    Comme des orgues noirs, les poitrines à jour
    Que serraient autrefois les gentes damoiselles,
    Se heurtent longuement dans un hideux amour.

    Hurrah ! les gais danseurs, qui n’avez plus de panse !
    On peut cabrioler, les tréteaux sont si longs !
    Hop ! qu’on ne sache plus si c’est bataille ou danse !
    Belzébuth enragé racle ses violons !

    Ô durs talons, jamais on n’use sa sandale !
    Presque tous ont quitté la chemise de peau :
    Le reste est peu gênant et se voit sans scandale.
    Sur les crânes, la neige applique un blanc chapeau :

    Le corbeau fait panache à ces têtes fêlées,
    Un morceau de chair tremble à leur maigre menton :
    On dirait, tournoyant dans les sombres mêlées,
    Des preux, raides, heurtant armures de carton.

    Hurrah ! la bise siffle au grand bal des squelettes !
    Le gibet noir mugit comme un orgue de fer !
    Les loups vont répondant des forêts violettes :
    À l’horizon, le ciel est d’un rouge d’enfer...

    Holà, secouez-moi ces capitans funèbres
    Qui défilent, sournois, de leurs gros doigts cassés
    Un chapelet d’amour sur leurs pâles vertèbres :
    Ce n’est pas un moustier ici, les trépassés !

    Oh ! voilà qu’au milieu de la danse macabre
    Bondit dans le ciel rouge un grand squelette fou
    Emporté par l’élan, comme un cheval se cabre :
    Et, se sentant encor la corde raide au cou,

    Crispe ses petits doigts sur son fémur qui craque
    Avec des cris pareils à des ricanements,
    Et, comme un baladin rentre dans la baraque,
    Rebondit dans le bal au chant des ossements.

    Au gibet noir, manchot aimable,
    Dansent, dansent les paladins,
    Les maigres paladins du diable,
    Les squelettes de Saladins.
     

    Arthur Rimbaud

     

     

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