• Corde sensible (3)

    Une nouvelle de Patrick Essel en plusieurs épisodes

    Je n’aime pas le dernier client de ce soir. J’ai beau lui tourner autour et chercher un truc qui décoince, je ne m’y fais pas. Corps massif, visage plat, lèvres pincées et dents biseautées. Trois sucres dans son café. Vingt minutes pour le siroter. Sûr que c’est un fauché. Ses quelques coups d’œil furtifs sur mes jambes et une plongée régulière dans mon décolleté n’y font rien. Sa gorge reste fermée aux vibrations. Sa langue ne se délie pas. Pas le moindre éclair de sympathie dans ses yeux. Excitation zéro.

    - On baise et ensuite je te foutrai la paix, il a dit sans crier gare et avant même que je me décide à faire mon joli cœur et que j’entreprenne de m’arranger pour la circonstance.

    J’ai du mal avec les clients qui pérorent. J’ai rien répondu, juste vérifié la bonne tenue de mon chemisier.

    - Jt’ai toisé sur toutes les aires avec les seins à l’air et les tétons en fleurs ; putain, ça fait trop longtemps que jt’ai en tête et là tu vois c’soir, je crois bien que c’est tout bon pour moi.

    - Vous savez, j’ai quand même mes préférences, j’ai dit, prise de court.

    - A ct’heure-là, ça m’étonnerait plutôt.

    - Et puis, j’ai eu une journée épouvantable.

    - Pas plus et pas moins qu’hier. Et moi, j’te veux pas plus et pas moins que les autres.

    - Quand même, je fais pas ça avec tout le monde.

    Il a juste dit : probablement.

    C’est moi qui en ai rajouté :

    - Mais ça ne vous fait ni chaud ni froid, c’est ça hein ? 

    Je n’aurais pas dû le relancer. Je fais la coquette mais je sais que je n’y arriverais pas comme ça. Je suis capable d’agir sur un coup de tête et d’avoir ensuite les idées brouillées au point d’en perdre la raison. Des peurs d’enfant me viennent alors du fond du ventre. Avec des aigreurs et des serrements. Mes mains se crispent et ma voix devient bizarre, comme si un étranger cherchait à s’en emparer.

    L’homme a un petit sourire en coin. Il se berce d’illusions et attend tranquillement, mains dans les poches, que je me livre. Des poches boursouflées d’ambitions mais certainement pas avec plus de trois sous dedans.

    - T’as pas à réfléchir, laisse-moi faire, il a dit tout de même au bout d’un moment.

    Je me suis replongée dans les feuilles de comptes et fait comme si tout allait bien. J’ai tout recalculé. Les sandwichs, les tartes, les cafés. J’y ai rajouté les pourboires, et de mémoire, le contenu de mon porte-monnaie. Manquait encore près de la moitié. J’ai senti venir des larmes. Et des pensées désagréables, inquiétantes. Je me suis mordue la langue jusqu’à l’arrivée du sang. Jusqu’à ce que les traits de cet homme-là s’effacent et que ne subsistent que son envie pressante et l’odeur âcre de sa monnaie.

    - Alors, tu te décides ?

    - J’en sais rien, je n’aime pas bien quand ça se présente de travers.

     

    à suivre ...

     


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